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Billet de blog 13 mars 2014

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Commémoration et banalisation : éviter le syndrome de la Shoah

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 Le centenaire de la Grande Guerre s'annonce comme un des plus grands battages médiatiques du genre. Pourtant, on est en droit de s'interroger sur l'impact réel de l'événement. Notamment sur les jeunes générations.

 Si les poilus pensaient en Août 2014 être revenus pour les vendanges, personne ne doute un siècle plus tard que nous allons en prendre pour 4 ans. Après l'annonce par François Hollande en novembre de l'agenda très chargé des commémorations, les services de l'Etat sont largement mis à contribution. Notamment l'éducation nationale, comme le montre les consignes adressées aux recteurs d'académies afin de transmettre aux générations futures la mémoire de nos glorieux ancêtres (voir sur le site du ministère). A cette préparation plus minutieuse que celle du conflit lui-même, s'ajoutera l'inévitable récupération médiatique. France 2 se positionne déjà en « partenaire » des commémorations de la Grande Guerre, tout un programme...

 Rendre l'horreur familière

Fruit d'une génération « élevée » à la mémoire de la Shoah, je reste sceptique quand à l'effet d'une médiatisation outrancière sur l'empathie et la mémoire. Ayant grandi avec les images des rescapés décharnés d'Auschwitz à la libération, j'ai très tôt vu les reportages sur la déportation et les chambres à gaz ; participé aux travaux pédagogiques notamment pour le cinquantenaire de l'armistice de 45. L'intention était louable, l'engagement indéniable. Mais le bilan de cette surexposition a été malheureusement de rendre l'horreur familière. Ne laissant aucune place à l'interprétation personnelle, les faits étaient livrés aux jeunes avec l'analyse moralisatrice et les leçons à en tirer. Pour contrer le totalitarisme, on nous servait donc un discours totalisant. Il a donc fallu accepter l'inacceptable; avec pour corollaire une méfiance accrue vis à vis des grandes entreprises humaines, et une part d'explication au repli individualiste d'une génération.

 La nécessité du cheminement personnel.

 En termes narratifs, Umberto Eco parlait d'un bon récit comme un récit ouvert. Un récit avec des interlignes qui place le lecteur « in fabula », en clair qui lui permet d'exister, c'est à dire de se l'approprier. L'opposé donc du discours totalisant, qui ne laisse aucune chance. On peut inculquer des faits. Mais savoir n'est pas comprendre et la compassion ne s'enseigne pas. Elle est pourtant indispensable au devoir de mémoire. Se faire expliquer que les déportés étaient parqués comme du bétail dans des wagons à bestiaux est une chose. Se rendre dans une bibliothèque, à un moment de sa vie où on le choisit et lire « Le grand voyage » de Jorge Semprun en est une autre. La mémoire est avant tout un cheminement personnel. On doit en choisir le moment et la forme, l'art pouvant être un vecteur bien plus puissant, mais qui s'impose difficilement.

 La commémoration crée les mythes

 Ainsi, la commémoration, en tant que démarche collective balisée peut avoir des conséquences perverses, en étouffant la quête individuelle de chacun. En effet, dans la commémoration, le souvenir n'est plus une fin en soi; on ne se souvient plus des victimes pour elles-mêmes. On les instrumentalise à des fins collectives. Dans le meilleur des cas, le but est politique (cimenter une unité nationale mise à mal) ; et dans le pire, les grandes commémorations peuvent verser dans la récupération commerciale. C'est alors la fonction pédagogique même de la commémoration qui est mise à mal. Pour prouver ce que l'on recherche, on ne rapporte plus des faits. On construit des mythes.

Il s'agira de rappeler aux jeunes générations qu'il n' y pas de héros dans la Grande Guerre. Certainement pas un commandement indigne dont les noms surplombent nos boulevards depuis près d'un siècle. Mais pas non plus les poilus, victimes sacrifiées en masse. Qui sera là pour expliquer qu'au moment de sortir de la tranchée vers une mort certaine au cri de « vive la France », beaucoup pleuraient, se faisaient dessus , tout comme les allemands en face ? C'était n'importe qui, c'était vous, c'était moi. Commémorer, c'est parfois risquer de donner fallacieusement un sens à l'absurde.

L'art est plus fort pour transmettre une émotion, partager un ressenti. Refuser le grand cirque médiatique et relire « Voyage au bout de la nuit » de Céline sera d'un plus grand secours pour qui veut se souvenir : « Et puis il y a les boyaux ( …) Eh bien, un homme, moi je vous le dis, c’est tout comme, en plus gros et mobile, et vorace, et puis dedans, un rêve.» ». La puissance narrative transcende les statistiques...même si on peut se souvenir que dans la seule journée du 22 Août 1914, côté français, 27000 rêves ont été impitoyablement broyés... sans raison.

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