Le GRHED (Groupe de Recherche en Histoire et Esthétique du Cinéma Documentaire) vous invite à la projection du film Paris/Téhéran, sur la route d'Abbas Kiarostami de la réalisatrice Sussan shams, ce lundi 30 mars à la Bnf. La rencontre sera suivie d'un débat en compagnie de la réalisatrice.
Le GRHEDa été fondé en janvier 2010 par Johanna Cappi (Université Sorbonne Nouvelle Paris 3) avec le soutient du CERHEC (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne). Elle dirige l'ensemble des programmations mensuelles. Cette année, Michel Tabet (EHESS) et moi-même avons collaboré à l'organisation et à la programmation des séances. Vous pouvez retrouver l'article sur le blog d'Hypothèses http://grhed.hypotheses.org/641

Sussan Shams sur le tournage de Paris/Téhéran, sur les routes d'Abbas Kiarostami (2014)
Ces dernières décennies, le cinéma iranien s’est imposé sur le devant de la scène internationale, comme un cinéma riche et fécond avec des réalisateurs toujours plus exigeants. Grâce à une palette de films aux tons variés et l’émergence depuis quelques années de femmes réalisatrices, le cinéma persan ne cesse de surprendre de part ses thématiques audacieuses, en dépit de la censure et des soubresauts politiques. Tout au long de l’histoire du cinéma du pays — né au tout début du siècle dernier sous la souveraineté de la dynastie Kadjar et qui aujourd’hui continu sous le joug des mollahs — les cinéastes doivent composer avec des gouvernements soucieux de leur image et de la portée du message des oeuvres nationales. Face à ces contingences religieuses et politiques, le cinéma iranien n’a cessé de se réinventer et d’apporter des solutions enjouées et éclairantes. À la croisée de la modernité occidentale et de l’art séculaire oriental, l’Iran, a contrario d’autres pays limitrophes, a donné une place majeure à son cinéma, sous la condition sine qua non de son islamisation symbolique. Ainsi, si son système de représentation est autorisé, il est particulièrement surveillé par les instances religieuses qui veillent au respect de l’idéologie islamique, à la propagation de ses fondements et de sa morale. C’est dans ce cadre défini, et souvent en contradiction avec les mœurs de la société iranienne, que les réalisateurs vont tenter de s’émanciper et d’apporter leur vision du monde avec des sujets issus de la culture persane pour lesquels on retrouve une certaine universalité.
Avant la révolution de 1979 où la dynastie Pahlavi est renversée, le cinéma iranien connait une période riche de films avant-gardistes, influencé par le Néolibéralisme italien et La Nouvelle Vague française. Quelques films majeurs ouvrent la voie à ce qui deviendra La Nouvelle Vague du cinéma iranien. Cette énergie créatrice est partagée par les intellectuels (la poétesse Forough Farrokhzad et l’écrivain Ebrahim Golestan) mais aussi par la jeune génération de réalisateurs, dont la figure majeure Farrokh Ghaffari considéré comme le père de ce Cinéma Moderne et Sohrab Shahid Saless, précurseur du Nouveau Cinéma iranien.
Après un flottement politique post-révolutionnaire — alors que les cinémas, considérés comme des symboles de la dépravation occidentale (en particulier américaine) avaient été brûlés l’année précédant le renversement du Shah — l’Ayatollah Khomeini va surprendre en créant presque dix ans après des structures publiques d’aides au développement du cinéma national. À la condition que ce cinéma réponde aux normes de l’Islam et véhicule l’image positive d’une société islamique en devenir.[1] C’est dans ce cadre strict et surveillé que le cinéma iranien va devoir composer, avec des difficultés les premières années puis un souffle retrouvé grâce à l’élaboration de films souvent censurés dans le pays mais plébiscités à l’étranger. Au-delà d’une actualité tumultueuse entre incidents diplomatiques, révoltes internes et embargo aux conséquences souvent catastrophiques sur la population, le cinéma devient aux yeux du monde une formidable lucarne pour la prise de conscience de la culture iranienne. Aujourd’hui, largement reconnu et récompensé, le cinéma iranien continue de passionner bien au-delà de ses frontières et chaque année de nouveaux visages se font connaître.

Ten (2001) Abbas Kiarostami
Plusieurs noms sont évoqués quand on parle de cinéma iranien et celui qui fait le lien entre l’ancienne et la nouvelle génération et dont l’empreinte reste la plus significative est Abbas Kiarostami. Son œuvre compte une quarantaine de films, dont des courts-métrages, des fictions et des documentaires. Pratiquement tous ses films sont tournés en Iran, malgré la censure qui pèse sur son œuvre. Mais à partir des années 2000, il réalise son premier documentaire en dehors du pays avec ABC Africa (2001) et renouvelle l’expérience en s’exilant cinématographiquement avec Copie Conforme (2010) tourné en Italie, Like someone in love (2012) tourné au Japon et un prochain film en cours de réalisation en Chine. Avant de tourner exclusivement à l’étranger, Kiarostami signe ses plus grandes œuvres avec sa trilogie de Koker[2] (Où est la maison de mon ami ?, Et la vie continue…, Au travers des oliviers), Le goût de la cerise primé au festival de Cannes, Le vent nous emportera, Close up, Ten et Shirin. Entre sujets complexes (comme l’évocation du suicide) et intrigues métaphysiques (les questionnements sur le cheminement spirituel), Abbas Kiarostami réalise un cinéma qui doit s’accorder aux règles de l’État islamique, mais il n’en reste pas moins éloquent, oscillant sans cesse entre la philosophie et la poésie persanes. Pour la théoricienne et réalisatrice Sussan Shams, Kiarostami est à la recherche d’une identité islamo-persane qu’il trouve dans l’univers de l’Islam spirituel, désigné comme irfan :
” Depuis des siècles, l’islam mystique s’est installé au cœur de la poésie persane pour constituer la sensibilité du peuple iranien. Comme ces poètes qui, ne pouvant exprimer librement leur pensée, ont opté pour un langage herméneutique, dans son œuvre, Kiarostami adopte un langage métaphorique. “[3]
Profondément ancré dans son cinéma, le documentaire de Sussan Shams Paris/Téhéran, sur la route d’Abbas Kiarostami (2014) va s’inspirer librement de ses propres mécanismes de réalisation en intronisant la voiture comme élément emblématique de la mise en scène. Comme pour Le goût de la cerise et Ten, ce dernier se déroulant exclusivement dans une voiture, Kiarostami/Shams transforment cet habitacle moderne en un espace de réflexion sur la pensée en train de s’élaborer.
Sussan Shams est docteur en études cinématographiques et audiovisuelles de l’université Paris I panthéon-Sorbonne où elle a soutenu sa thèse sur L’esthétique du voile dans l’œuvre d’Abbas Kiarostami : un voyage vers l’orient mystique sous la direction de Daniel Serceau. À ce projet théorique pouvait se rajouter des projets filmiques, dont la pratique était fortement encouragée par le directeur de recherche. Également réalisatrice, Sussan Shams a entrepris de mettre en parallèle son court-métrage Le collier (2004) en lien direct avec le voile et la question du voyeurisme et son documentaire La terre oubliée (2003) qui est un voyage poétique dans l’orient mystique. Dans sa thèse qui se scinde en deux parties, le documentaire de Sussan — implicitement lié à la première — retrace les sources culturelles persanes qui ont inspiré Kiarostami, alors que dans la seconde, l’œuvre du cinéaste est approchée sous l’angle de l’esthétique du voile comme objet subjectif de questionnement au monde.

De ce travail théorique est né un livre Le cinéma d’Abbas Kiarostami : un voyage vers l’orient mystique (en 2011 chez L’Harmattan), et afin de donner une autre envergure à sa recherche, la concrétisation en images de ce projet s’est imposé. Pour ce projet filmique, un voyage initiatique au cœur de l’œuvre du cinéaste, Sussan Shams sollicite des critiques, journalistes et universitaires spécialistes d’Abbas Kiarostami. La réalisatrice choisit la forme hybride à mi-chemin entre le documentaire et la fiction, incrustant des extraits de films et des vues d’ensemble sur le paysage iranien. Comme nous l’avons indiqué précédemment, la voiture, lieu unique de tournage et habitacle protecteur qui se déplace dans le temps et l’espace sans interférer sur les paysages, est souvent privilégiée dans les films Kiarostamiens. Kiarostami introduit de façon inédite la figure de la voiture. Même si ce lieu a souvent été privilégié dans le cinéma classique, identifié comme un objet de liberté et d’adrénaline (La fureur de vivre, Two-lane blacktop, Vanishing point…) en passant par les films contemporains où la voiture incarne un huis-clos inquiétant qui sépare les personnages du monde réel (Cosmopolis, Holly motors…). Jafar Panahi — réalisateur qui a commencé aux côtés de Kiarostami — met également en scène la figure de la voiture pour son dernier film Taxi Téhéran (2015) à travers son propre personnage du chauffeur. Grâce à ce moyen détourné, Jafar Panahi au même titre que Kiarostami fait de cet objet mobile un réceptacle à la fois intime où la parole peut se libérer le temps d’une course, et ouvert sur le monde extérieur qui lui aussi vient se heurter au récit. Du coup, dans le cinéma iranien, le dispositif caméra/voiture devient un processus de mise en scène à part entière, faisant le lien entre le privé et le public, devenant presque un concept qui nous dévoile une radiographie de l’intériorité de ses personnages[4] et par extension de la société iranienne.

Paris/Téhéran, sur les routes de Kiarostami (2014) de Sussan Shams
Spécialiste du cinéma d’Abbas Kiarostami et grande connaisseuse du cinéma iranien, Sussan Shams n’hésite pas à reprendre cette mise en scène de « la voiture/caméra ». Cette mise en abyme, exploite la dialectique exhibitionnisme/voyeurisme et la relation inversée des acteurs/spectateurs, tout en jouant sur le mélange des genres, entre simulation, improvisation et historicité. Grâce au subterfuge de l’absence/présence du réalisateur (supputé à l’écran par son double fictif, Farhad Kheradmand) et le jeu complice des critiques, le documentaire engage une démarche réflexive initialement instaurée par Kiarostami dans son cinéma. L’objectif de Sussan Shams étant de retracer l’itinéraire de ce cinéaste, tant par l’exploitation de la forme que l’approfondissement de la connaissance de son œuvre. Pour cela, la réalisatrice met à l’honneur des spécialistes d’Abbas Kiarostami qui contribuent au déchiffrement de l’univers cinématographique. Au nombre de dix[5], comme dans le film Ten (2002), de spectateurs attentifs les critiques accèdent au statut d’acteurs et se retrouvent au cœur même du processus filmique. Tout comme les personnages de Kiarostami, les critiques prennent pour un temps la fonction de passager. Dans ce champ/contre-champ, ils improvisent la rencontre, le temps de leur itinérance à travers la filmographie du cinéaste. Le choix d’un montage en parallèle, entrecoupé de scènes de films qui viennent corroborer la pensée de critiques tout au long de la durée diégétique du documentaire, expérimente l’intelligibilité du monde sensible du cinéaste. Entre de nombreuses analogies et un subtil jeu de croisement des formes et des idées, des faits de ressemblances et d’introspections, le documentaire est un bel exercice de mise en scène fidèle à la marque de fabrique de son créateur. Avec en bonus, le voile levé sur le mystère de son essence filmique.
[1] Agnès Devictor, Une politique publique du cinéma. Le cas de la République islamique d’Iran, in : Politix, Volume 16-n°61, pp. 151-178, p.152
[2] Du nom de la région où les films sont tournés.
[3] Sussan Shams, « Deux cinéastes iraniens en quête d’une identité perdue… », in Les Cahiers de l’Orient, n°106, été 2012, p.41
[4] Susan Shams, Le cinéma d’Abbas Kiarostami, un voyage vers l’orient mystique, Paris, Éditions L’Harmattan, 2011, p.177
[5] Charles TESSON, Agnès DEVICTOR, Frédéric SABOURAUD, Jean-Michel FRODON, Jean-Luc NANCY, Alain BERGALA, Abdelwahab MADDEB, Sylvie ROLLET, Omid ROHANI, Hossein TORABI.
▪ La séance du GRHED se tiendra le 30 mars 2015 de 17h à 20h en salle A (audiovisuel Haut-de-jardin) de la Bibliothèque nationale de France – BnF/Paris. Elle sera animée par Joanna Espinosa (Docteur de l’université de Paris 1 – GRHED) en présence de la cinéaste Sussan Shams.
▪ Le GRHED est organisé avec le soutien de l’Équipe d’accueil EA4100 – Histoire Culturelle et Sociale de l’art (HiCSA) et le Centre d’étude et de recherche en histoire et esthétique du cinéma (CERHEC) Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Contact : grhed@hotmail.fr