2042, '42 - Prologue

2042

Le sol est froid et dur, c'est du béton avec des pierres détachées. Je les sens s'enfoncer dans ma tête, mon épaule, ma hanche et mon genou. Mes mains sont attachées à mes pieds et je ne peux même pas me retourner. Lorsque j'ai commencé à sentir du sang chaud couler le long de mes poignets, j'ai pensé que cela me permettrait de m'échapper des menottes en plastique, mais elles sont trop serrées. Le sang commence à coaguler, mais à chaque petit mouvement que je fais, la plaie s'ouvre et la douleur se répète. Il m'est difficile de savoir si mes yeux sont ouverts ou fermés, sauf lorsqu'une fente de lumière entre par le dessous de la porte, que je peux voir à travers les fils de la cagoule qui me couvre la tête. Cette petite fente de lumière est la seule chose qui me permette de distinguer le jour de la nuit. Je ne sais pas combien de jours se sont écoulés, personne ne me parle. J'ai complètement perdu la notion du temps. Un homme vient, toujours quand il fait nuit, soulève ma capuche jusqu'à ma bouche, met une pilule à l'intérieur et me donne de l'eau. Le premier jour, je l'ai mordu et il m'a repoussé d'un coup de pied, laissant mes lèvres et ma langue palpiter tandis que je savourais le goût de fer de mon propre sang. J'ai crié jusqu'à en perdre la voix. Personne ne m'a répondu. C'est la fin de mon aventure. Ce qui a commencé comme une recherche inoffensive sur mon passé se termine par une histoire de tromperie et de trahison. Je suis tombé dans la même toile que celle qui a attrapé ma mère. En plus de l'obscurité totale, la température baisse beaucoup la nuit. Mes doigts et mes orteils sont de plus en plus insensibles. Ou alors, je rêve. Je tousse, je tousse, je tousse jusqu'à ce que je vomisse. Cela en valait-il la peine ? Au moins, je n'ai pas passé toute ma vie dans l'ignorance, j'ai vu les gloires du Grand Changement, j'ai vu le monde qui existe aujourd'hui, le bon qui a triomphé malgré le Mur, malgré le crime organisé, les trafiquants d'êtres humains et tant d'autres menaces. J'ai rencontré certaines des personnes qui ont changé l'histoire et je connais enfin le rôle que ma mère a joué. Dommage que cela me coûte la vie. Il est dommage qu'António grandisse sans père, comme j'ai grandi sans mère. Mais qui peut dire aujourd'hui qu'il a voyagé comme je l'ai fait ? Très peu de gens. Malgré la douleur, le froid et le sentiment que ma fin n'est plus qu'une question d'heures, je pense qu'il y a de l'espoir. Lia contribuera à faire de notre fils une personne plus engagée que je ne l'ai été pendant la majeure partie de ma vie. Elle pourra lui raconter ce qui est arrivé à sa grand-mère et ce qui est arrivé au monde. Il apprendra à connaître les héros méconnus de la transformation qui a empêché l'effondrement de l'humanité. Tout cela n'a pas été vain. Je ne sais pas si je rêve ou si je me souviens, mais je reviens aux jours paisibles qui ont précédé tout cela.

Lisbonne

Alexandre pose sa tête sur les genoux de sa compagne Lia. Ils sont chez eux, à la Rua da Cruz de Santa Apolónia, sur les rives du Tage. Lia est enceinte de sept mois.

- Antonio, si c'est un garçon. - dit Alex, dont le père, décédé il y a deux ans, portait le même nom. 

- Et Marta, si c'est une fille ?

- Non. Pas Marta.

- Pourquoi ? C'était le nom de ta mère. - répond Lia, étonnée. Ses parents sont toujours en vie, mais Alex a perdu les siens au cours de la dernière décennie. Lia sait que les parents d'Alex étaient des militants depuis le début des mouvements du Grand Changement, mais Alex n'a pas l'habitude d'en parler.

- Si c'est une fille, nous pourrions l'appeler Carolina. Ou Catarina.

- J'aime beaucoup le prénom Marta. De plus, ce serait un hommage à ta grand-mère. 

- Un hommage ? À qui rendons-nous hommage ?

- N'était-elle pas une révolutionnaire du mouvement ? Une organisatrice qui a contribué au grand changement ?

- Peut-être. Je ne sais pas vraiment. Je sais ce que mon père a fait ici, mais il ne m'a jamais dit ce qu'elle a fait après son départ. Je me rappelle nous avoir quittés quand j'avais quinze ans et ne l'avoir revue qu'une seule fois. Pendant dix ans, il n'y a pas eu d'appels téléphoniques, pas de vidéos, pas de lettres. Pas de maman. Rien jusqu'à ce qu'on m'annonce sa mort et ses funérailles, remplies de gens que je ne connaissais pas.

- Vous ne voulez pas en savoir plus ?

- Non. J'ai d'autres choses à penser. Elle a fait ses choix et je n'en faisais pas partie. Heureusement, mon père est resté. Il est resté pour moi. Et il a joué un rôle très important dans ce qui s'est passé ici, même s'il n'a jamais voulu qu'on lui rende hommage. - Une larme coule sur la joue d'Alex. - Son départ l'avait aussi détruit et aigri, surtout à la fin de sa vie.

- OK, mon amour. J'aime bien Carolina aussi. Ou Antonia ? - Lia lui baise la main et il sourit avec une grimace. - Mais je pense que tu dois savoir ce qui s'est passé.

- J'ai essayé pendant des années, mais mon père ne m'a jamais aidée.

- Le bébé mérite de connaître l'histoire de sa famille.

- C'est toi qui veux savoir, n'est-ce pas, cunt ? - s'esclaffe-t-il.

Lia a tapoté l'épaule de son partenaire.

- Oui, moi aussi je veux savoir. S'il s'agissait de ma famille, je suis sûr que je ne m'arrêterais pas avant d'avoir tout découvert.

- J'y réfléchirai. Peut-être après la naissance de l'enfant. 

- Pensez-y. J'aimerais vraiment ça. 

En mai 2042, António est né.

En 2041, la température moyenne de la planète était de 15,2 °C, en hausse après trois années consécutives de baisse. C'est 1,4 °C de plus qu'à l'époque préindustrielle. En 2042, la température est plus élevée que l'année dernière. 

Au cours des dernières décennies, nous avons déjà atteint 15,6 °C, la température la plus élevée enregistrée sur la planète au cours des 120 000 dernières années, et probablement la plus élevée depuis 3 millions d'années.

Selon le WCS (World Climate Service), qui compile et publie des statistiques météorologiques, atmosphériques et climatiques du monde entier, les émissions de gaz à effet de serre en 2041 s'élevaient à 24,4 Gt d'équivalent dioxyde de carbone, retrouvant ainsi les niveaux d'émissions mondiales de 1970. L'objectif du Traité Mondial sur le Climat est de réduire ces émissions de moitié d'ici à 2050. 

La concentration de dioxyde de carbone dans l'atmosphère est de 430 parties par million et a diminué lentement au cours de la dernière décennie.

La planète compte 7,5 milliards d'habitants.