Une apocalypse floydienne
Mes proches l’affirment : depuis quelque temps, je vois des apocalypses partout. Est-ce ma faute pourtant, si pour consulter mes messages sur le répondeur de Free, je dois composer le 666 ? Est-ce ma faute si, dans l’exercice de mes fonctions syndicales, j’accompagne une collègue à la Dsden (direction des services départementaux de l’éducation nationale) d’Annecy, au 6e étage, dans la salle de réunion 666 ? Est-ce ma faute enfin, si je ne peux m’empêcher de faire du calcul mental lors de la réunion plénière du lycée et que je m’aperçois que le total horaire des 37 pactes de remplacement courte durée d’un volume de 18 heures aboutit à 666 heures ?? Le sort s’acharne, je n’en peux mais, et je trouve des 666 partout...
Pour me changer les idées, j’ai décidé d’éviter soigneusement The Number of the Beast, d’Iron Maiden, et de me replonger dans mes amours de jeunesse : j’ai toujours voué un culte extraordinaire à Pink Floyd et à son ex-leader Roger Waters. The Wall est une de mes références majeures et ce, depuis l’adolescence. A dix-sept ans, je connaissais tout l’album par cœur et je passais mon temps à le chantonner, avec un air sans doute aussi inspiré que niais, ou à en graver des extraits sur les tables de mon lycée. J’étais tellement fasciné par Waters que lorsque je dus me résoudre à changer mon écriture manuscrite, en raison des cris d’épouvante de mes professeurs, je me suis inspiré de celle de mon idole. Aujourd’hui, je l’admire toujours autant, et, mes élèves le confirmeront, j’ai toujours une écriture de psychopathe.
Je connais in extenso la discographie du Pink Floyd, mais aussi celle de Roger Waters en solo (celle de David Gilmour aussi, normalement, mais je ne m’en souviens plus vraiment). Je ne pouvais donc pas passer à côté de Dark side of the moon redux, qu’il a publié il y a quelques mois. Il n’est pas rare qu’un grand artiste, parvenu au seuil de la vieillesse, cherche à réinterpréter ou à élaborer différemment des œuvres de jeunesse : il suffit pour s’en convaincre de se souvenir de Claude Monet et des nymphéas qui occupèrent les dernières décennies de sa vie ou de Romain Gary, qui réécrivit Education européenne, son premier roman et le transforma en Les cerfs-volants, un chef d’œuvre que je ne me lasse jamais de relire. Waters semble s’inscrire dans cette perspective, avec un succès mitigé. Breathe, enregistré avec des chants d’oiseaux, est relaxant mais anecdotique. J’ai toujours adoré Time mais la version redux, dépouillée des guitares électriques, n’égale pas l’original. Il en va de même pour Money, présentée ici dans une version quasiment sépulcrale. Brain damage et Eclipse déçoivent : les deux chansons qui terminent habituellement l’album sont beaucoup trop ralenties. Seul Us and Them tire son épingle du jeu et la version redux est potentiellement supérieure à l’original. De manière générale, la volonté de Waters de réarranger tout Dark side of the Moon en supprimant les sons rock et les guitares électriques est intéressante mais pas forcément concluante.
On ne peut pourtant pas parler d’échec, loin de là. Le projet de Waters n’était visiblement pas de concurrencer l’original mais d’en « réimaginer » une nouvelle version, plus actuelle et plus conforme à son grand âge (il vient d’avoir quatre-vingts ans). Dans cette perspective, les nouveaux arrangements prennent tout leur sens et surtout les monologues ajoutés par le chanteur permettent d’approfondir des thèmes déjà présents. Ainsi, le monologue d’ouverture insiste sur la vieillesse : « The memories of a man in his old age are the deeds of a man in his prime ». On a là un écho annonciateur de Time. De même, la satire de la société de consommation et de la finance, telle qu’on la connait dans Money, change de nature et devient une critique des excès du néo-libéralisme effréné. Les paroles rajoutées par l’auteur sont significatives : « Welcome to Hell - I’m sorry, I’ll read that again - Welcome to Rooftops - I’m sorry, I’ll read that again - Welcome to The Starlight Room - I’m sorry, I’ll read that again - Welcome to The Underworld ». Le luxe débridé des rooftops et des starlight rooms (ces chambres d’hôtel de super luxe en haut des montagnes) est associé à l’enfer et au monde d’en-dessous. Waters condamne un monde de riches fait pour les riches, dont la décrépitude morale est associée à la mort. L’image fait mouche et entre en résonance avec un des titres du dernier album solo, Is this the life we really want, quand l’auteur évoque « <the> caviar in fancy bars, subprimes owners and broken homes ».
Au fond, pour autant que je me souvienne, tout allait bien jusqu’à ce que je me penche sur les paroles de la nouvelle version d’On the run. C’est à ce moment précis que le drame s’est joué. Car cette version contient bel et bien une thématique totalement nouvelle dans l’œuvre originale : une véritable apocalypse ! quand on lit la notice du cd, on trouve une page qui s’intitule added lyrics. Concernant On the run, on y apprend que le texte a été écrit le 21/07/2021, après un rêve et que l’auteur se félicite des paroles, notamment que ce soit la voix d’Atticus Finch qui vienne clore, de manière autoritaire, la séquence.
De toute évidence, Waters cherche à nous égarer en dissimulant la structure de son texte sous des références éclectiques. Il ne trompe cependant pas la vigilance aigue du spécialiste d’apocalypse. La séquence s’ouvre sur un rêve qui est une révélation, soit le terme anglais pour apocalypse. Cette révélation est presque « patmosienne », explique-t-il, ajoutant « whatever it means ». Waters sait cependant très bien ce que cela signifie : c’est une référence manifeste à l’Apocalypse de Jean, dont l’auteur affirme qu’il se trouvait dans l’île grecque de Patmos, quand il fut « ravi en esprit ». Le récit du rêve progresse à travers l’évocation d’une traditionnelle bataille à la con contre le Mal (a standard bullshit fight against evil). Le texte semble volontairement crypté puisque l’auteur parle au pluriel sans préciser qui est le « nous » (We fled -yes ‘we’-I was not alone). Il évoque alors toute une série de circonstances qui paraissent absurdes, du train en retard à l’accident de voiture, en passant par le meurtre d’une serveuse. Ces images violentes et difficilement interprétables sont récurrentes dans les apocalypses : leur obscurité ouvre consciencieusement la voie à toutes les interprétations. Arrive ensuite un spectre, avec lequel un combat s’engage à mains nues. Dans un cadre apocalyptique de combat entre le bien et le mal, il n’est guère difficile de reconnaitre l’Antichrist dans ce personnage masqué et finalement défait. Immédiatement après la victoire, alors que les vainqueurs se congratulent (triumphant, smiling at one another), le ciel s’obscurcit et des hordes s’avancent. Le groupe du narrateur (band of brothers) évoque alors le fameux camp des saints du chapitre 20 de l’Apocalypse. Ces hordes sont celles de Gog et Magog, les peuples impurs qui doivent participer au grand combat eschatologique juste avant la fin du monde. Une voix, qui ressemble donc à celle d’Atticus Finch, le héros imaginaire de Too kill a mocking bird (peut-être celle de Gregory Peck dans le film éponyme) s’élève alors et les hordes sont dissoutes. Il s’agit vraisemblablement d’une réinterprétation du feu céleste qui, dans le texte johannique, s’abat sur Gog et Magog. La fin du texte évoque la présence de « la voix de la raison »,c’est à dire la voix de Dieu, « cachée dans les pierres et les rivières », « cachée au vu et au su de tous ».
J’ai beau chercher dans ma culture floydienne, je n’y trouve quasiment aucune référence religieuse. Dans l’œuvre solo de Waters, les propos sur Dieu frisent souvent l’hérésie : dans What god wants, sur l’album Amused to Death, Waters présente un Dieu qui désire absolument tout, le bien comme le mal. Dans son récent album solo, Waters écrit une chanson intitulée Déjà vu, dans laquelle il affirme qu’ « il aurait fait meilleur boulot, s’il avait été Dieu » (If I had been God, I believe I could have done a better job). Dans ces conditions, on a du mal à comprendre l’insertion de cette apocalypse dans Dark Side of the Moon redux. Il est vrai que cela ajoute à l’album une touche de mysticisme, mais ce n’était sans doute pas nécessaire. Waters est-il en train de se convertir au christianisme évangélique ? c’est peu probable. Faut-il y voir une expression de la peur de la fin, selon le parallélisme proposé par le grand byzantiniste Agostino Pertusi : fin d’un monde, fin du monde ? Peut-être s’agit-il simplement d’un témoignage sur l’air du temps, qui montre à quel point le bassiste des Floyd est capable de ressentir les tendances de son époque… A l’heure actuelle, je n’ai pas d’explication et je travaille du chapeau. Toujours est-il que, cherchant à échapper à mes préoccupations apocalyptiques, je m’y suis retrouvé de nouveau plongé jusqu’au cou. Tel Al Pacino incarnant Michaël Corleone dans le Parrain III, je m’exclamerais volontiers : « Just when I thought I was out, they pull back in ! »