Ce qui se passe en ce moment (un poème)
Ce qui se passe en ce moment est
à proprement parler
bouleversant
on aurait tort de ne pas s'en apercevoir.
Car c’est en train de changer tellement de choses dans nos manières
de percevoir
de nous percevoir nous-mêmes
et le monde qui nous entoure.
C’est ce qui arrive dans les révolutions.
Ce qui se passe en ce moment
n’est pas
seulement
un phénomène de "libération de la parole"
avec ses excès ses débordements
qu'il faut excuser
(sous-entendus paternalistes et complaisants qui hystérisent une fois de plus toutes celles et tous ceux dont le corps a été la cible d’agression par le regard le geste ou la parole et
bien souvent
sous ces trois modalités
les hystérise
nous hystérise
et écrire « nous » ici est à la fois un témoignage un symptôme et une manifestation
du rejet de cette hystérisation
en renvoyant leur parole
notre parole
du côté de l’excès
fallût-il le tolérer pour en éviter de plus débordants).
Plus d’un et d’une ne manqueront pas de ricaner :
ça couvre beaucoup de choses
regard geste ou parole
est-il encore permis de respirer ?
(Oui plus d’un et d’une
parce que parmi toutes les femmes
certaines ont pris une fois pour toutes et définitivement
à un moment plus ou moins précoce
et rarement très tardif
de leur développement
le parti des hommes
dans la mesure uniquement où
il est le parti du plus fort.
Partout il y a de ces alliances contre son propre groupe
Comme Athéna elles sont « tout entière du côté du père » : « Je n’ai point eu de mère pour me mettre au monde. Mon cœur toujours – sauf pour le mariage – est tout acquis au mâle : sans réserve je suis pour le père[1]. »
Du père elles ont appris à mépriser la mère
la femelle
sans comprendre qu’elles ont ainsi appris
à se mépriser elles-mêmes).
Allons plus loin :
chez toute personne qui appartient à un groupe opprimé ou minorisé
au sein d’un groupe plus large,
il y a le désir vital immense déchirant
d’être reconnue
et de voir son oppression reconnue
par le groupe le plus large.
Il est vrai que
pour satisfaire ce désir ou
seulement faire avec
toutes et tous ne sacrifient pas leur dignité ni celle de leur groupe.
Parfois ce désir est refoulé réprimé tu tué mis à mort
et c’est alors une libération ou un arrachement
Il y a alors parfois
cette tristesse dans le regard
ce repli
cette extinction dépolie
cette chute
jusque dans le sourire le plus clair.
Et d’autres fois
comme un vrombissement nouveau
un petit moteur qui s’allume
penser
penser enfin (enfin voir un peu clair !)
Voir
On entend pour la première fois
Sous les pas, l’herbe bruisse
l’air a des parfums qu’on n’imaginait pas
l’eau est plus enivrante que le vin.
Alors
à vous qui posez la question
Il est permis de respirer
oui
mais pas trop bruyamment.
Parce que
ce qui se passe en ce moment
nécessite toute notre attention
et ce n’est pas le moment,
pour ceux qui ne se sentent pas concernés
de la ramener.
Et ce n’est pas le moment
pour ceux qui voudraient se justifier
ou se décharger de leur culpabilité
sur leurs victimes
tiens comme ça se trouve
de la ramener.
C’est le moment
d’apprendre à écouter
(oh !)
Au minimum.
Et à se taire.
Parce que
En ce moment
la parole n’est pas à vous.
Et nous disons que toutes les femmes
se sont heurtées au moins à l’une de ces modalités
regard geste parole
par lesquelles des hommes cherchent à
nous éteindre et
à nous faire disparaître.
Et parfois y réussissent.
Ce n’est pas un phénomène de libération de la parole
non
que nous vivons ces jours-ci
(des jours qui couvaient en France depuis le mois d’août 2003
et toutes les tentatives de détourner notre attention et de la réorienter du côté des femmes musulmanes et du côté des hommes musulmans par exemple je dis ça au hasard n’ont servi à rien et il n’y a là que votre faute, car beaucoup d’entre nous vous ont prêté main forte et ont essayé de toutes leurs forces d’avoir l’attention détournée mais c’est de vos rangs que sont venus les coups qui ont découragé cette adhésion).
C'est un phénomène de libération de la pensée.
Que des femmes parlent
disent publiquement
ce qu’elles ont traversé subi vécu enregistré perçu accusé remarqué oublié effacé omis occulté refoulé
refusé
sans succès
de violences de toutes sortes légères petites faibles et presque insignifiantes
à des degrés divers
ou terribles aiguës profondes dévastatrices destructrices totales
au-delà de toute mesure
parfois
et au-delà de toute parole
souvent
et au-delà de toute pensée
trop souvent
au-delà de toute défense possible
donc
dans tous ce qu’on appelle des contextes
sociaux, professionnels, relationnels
dans toutes les configurations
intimes ou formelles
dans toutes les situations spatiales :
maison école rue bureau atelier plateau de tournage studio de casting
(le réalisateur qui vous glisse la main sous la chemise, et le temps que vous soyez sortie de la suffocation parce qu’il n’y a pas que la sidération et la sidération c’est déjà beaucoup il est déjà loin et qu’est-ce que vous allez dire à qui ?)
lieux de loisir
plages cinémas terrasses cafés galeries musées bowling salle de sport cours de danse
restaurants
lieux de soin
hôpitaux pharmacies cabinets médicaux et paramédicaux
toutes les configurations de relations
intimes ou formelles
je l’ai dit
proches amis amants maris parents
(le vieil ami de la famille lui-même père de famille qui vous soulève à seize ans et vous frotte contre son sexe en érection et qui est-ce qui ne va pas vous faire taire en vous disant que vous n’allez pas bien ?)
professeurs employeurs médecins kinésithérapeutes radiologues policiers avocats banquiers hauts et bas fonctionnaires
Et puis les inconnus bien sûr
comment non ?
Puisqu’il n’y a de relation ni de lieu de moment
où tu sois protégée des violences
infimes ou sans mesure
et qu’il n’y a de violence contre ton corps et l’image que tu en as
et contre ta destinée dans le monde des corps vivant et pensants
et contre ton devenir dans le monde des corps aimants et désirants
qui ne s’ajoute à d’autres violences contre ton corps et ton devenir et ta destinée
et qui ne cherche
avec une remarquable
persévérance
ténacité
obstination
(on la dirait méritoire si elle s’appliquait à autre chose)
depuis ta plus tendre enfance
à te faire entrer dans le crâne
que tu n’es un corps animé
(et cela seulement)
que pour autant que ce corps que tu es
(et que tu es uniquement)
est désiré
et
si tu as de la chance
aimé
des hommes
et que ton devenir et ta destinée
tout entière
tiennent
dans cette chance qu’il faut que tu aies
Vivre dans le monde des corps vivants et pensants
c’est vivre dans le monde des hommes vivants et pensants
et vivre ainsi
c’est avoir une chance
de saisir ta chance
oh
ne la laisse pas passer
Fille !
Et tout va dans ce sens, absolument tout.
Je dis : à l’instant même
pas une femme qui
ne retraverse toute sa vie
non pas en comprenant enfin
ou en découvrant enfin
l’oppression
et tout ce qui va avec
mais en entendant
résonner
dans l'espace public
(celui dont on nous rebat les oreilles
et qui n'est
si souvent
que la chambre d'enregistrement de vérités convenables
c'est à dire mortifères)
ce qui n'avait jusqu'alors de lieu propre que dans sa tête.
Parce que
ce qui se passe
de vraiment important
en ce moment
ce n’est pas qu’il se dit des choses que nous ne savions pas.
Ce ne sont donc pas des « révélations ».
C’est qu’il n’est pas une femme
(sauf peut-être celles qui comme Athéna
se croyant sorties de la cuisse de J.
sont tout acquises au mâle)
qui ne retraverse en ce moment même
(mais pour beaucoup ça a commencé en 2003 et pour beaucoup ça a continué en 2011 ; cependant que pour beaucoup 2004 n’a rien arrangé et que beaucoup ont cru désespérer en 2016 ; tandis que pour beaucoup il y avait eu 2005 et que pour beaucoup il y eut encore 2011)
le récit de sa vie et le réélabore en donnant enfin à la violence
sexiste
la part qui lui revient de plein droit dans ses échecs ses larmes ses colères et ses moments de folie ;
qui ne s’accorde enfin le pardon et ne se reconnaisse enfin la part inouïe d’héroïsme qui est la sienne pour avoir résisté et survécu aux innombrables tentatives d’assassinat, et pour avoir protégé et sauvé son intelligence son rire sa joie son invention sa capacité d’aimer de s’émerveiller de désirer
de tout ce qui n’a cessé de les menacer et cherché à les détruire en elle depuis toujours.
[1] Eschyle, Les Euménides, 736-740, cité par Nicole Loraux, in Les enfants d’Athéna, Seuil, coll. Points, 1990, p. 145.