Johann Elbory (avatar)

Johann Elbory

Abonné·e de Mediapart

15 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 février 2014

Johann Elbory (avatar)

Johann Elbory

Abonné·e de Mediapart

Que faut-il penser du mouvement ukrainien?

Johann Elbory (avatar)

Johann Elbory

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Suite aux évènements dramatiques de jeudi, beaucoup de commentaires ont été fait concernant la nature, les origines, et les perspectives du mouvement ukrainien. Si l'indignation face à la répression sanguinaire semble unanimement partagée, des analyses très contradictoires circulent plongeant ceux qui voudraient avoir une position claire à propos de ce mouvement dans une totale confusion. Tentative de déstabilisation politique dirigée par les Etats-Unis et l'Union européenne, sursaut démocratique, coup d’état fasciste, fronde populaire... l'insurrection ukrainienne s'est vue affublée de tous les qualificatifs possibles.

Si l'indignation face à la répression d'un mouvement ne suffit pas à la constitution d'une position de soutien politique conséquent, sa condamnation a priori, sur la simple base de sa complexité interne, n'apparaît pas non plus comme un positionnement acceptable. Il convient donc, afin de ne pas sombrer dans la facilité de jugement, ou dans la répétition d'une propagande, quelle qu'elle soit, d'analyser ce qu'est ce mouvement social en profondeur.

Un mouvement révolutionnaire est toujours complexe et contradictoire

Tout d'abord, il est important de rappeler qu'un mouvement social, et, a fortiori, un mouvement insurrectionnel ou révolutionnaire, ne peut pas toujours être analysé de manière manichéenne, surtout lorsqu'il contient une part de spontanéisme. D'une part parce que le peuple, ses formes organisationnelles, ses modes d'action, sont très souvent remplis de contradictions. D'autre part parce qu'un mouvement social qui parvient a bouleverser un équilibre politique provoque des luttes de pouvoir intenses entre des factions ou des forces, aux intérêts parfois contradictoires, dont les modes stratégiques convergent ou divergent selon la conjoncture. Une révolution est, de ce fait, un mouvement qui est toujours assez long dans son déroulement, et qui connaît un rythme et une densité variés. C'est notamment ce qui différencie une révolution d'un coup d'Etat.

Le but d'un mouvement révolutionnaire est de prendre le pouvoir ou, du moins, de renverser le pouvoir existant. une révolution a lieu lorsqu'un pouvoir existant n'arrive plus à se maintenir, et lorsque les population sur lesquelles s'exerce ce pouvoir ne peuvent plus le supporter. L'instabilité est donc au cœur même de la définition d'une révolution, de même, à des degrés divers, que la vacance du pouvoir. Or, si la nature a horreur du vide, les manières de combler un vide peuvent être très différentes.

Lorsque le renversement d'un régime autoritaire par son peuple a lieu, une phase transitoire durant laquelle les différentes forces ayant participé à la victoire s'affrontent a toujours lieu. Cette phase de transition est incontournable dans la mesure où tous les ensembles ayant trouvé des intérêts à la révolution n'ont pas toujours les mêmes intérêts généraux. Une révolution agglomère généralement toutes les contestations d'un régime et fédère parfois des groupes progressistes comme réactionnaires. La Révolution Française a eu ses Saint-Just et ses Bonaparte, la Révolution d'Octobre ses ouvriers de Poutilov et ses Staline, le printemps arabe ses vendeurs de légumes et ses Mohamed Morsi. La nature d'un mouvement révolutionnaire n'est donc pas directement déterminée par sa composition complète, mais par ses rapports de force internes entre progrès et réaction.

Le mouvement de la place Maidan est-il une manipulation fasciste de la CIA ?

Retour à notre mouvement ukrainien. Force est de constater que celui-ci ne déroge pas à la règle. Ses soutiens, internes comme externes, sont parfois très contradictoires avec l'idée d'avancée populaire et démocratique. Il convient donc d'analyser les rapport de force de ce mouvement.

Le premier argument des opposants à l'insurrection ukrainienne, qui est aussi le premier argument du gouvernement Ianoukovitch, est celui de l'ingérence de l'Union européenne et des Etats-Unis. Cette ingérence est une réalité, mais l'ingérence pour l'ingérence, ça n'existe pas et, comme il y a plusieurs types d'ingérences, il y a aussi plusieurs moyens de la mettre en place.

L'Ukraine occupe depuis longtemps une place géostratégique importante qui la met régulièrement au centre de nombreuses tensions internationales. Ce pays est, avec la Biélorussie notamment, un des derniers alliés de la Russie sur le continent européen. Pour tout un tas de raisons que nous ne détaillerons pas ici, les occidentaux ont tout interet à ce que l'Ukraine se détache politiquement de la Russie et à ce que Ianoukovitch quitte le pouvoir.

Il y a donc bien une volonté d'ingérence de la part de l'Occident. Celle-ci se fait, avant tout, de l'extérieur du mouvement, notamment par la propagande pro-manifestants partout en Europe, et la pression politique exercée contre Ianoukovitch. La présence d’agents étrangers dans le mouvement, est, quant à elle, un pur fantasme du pouvoir ukrainien.

Le deuxième argument contre le mouvement ukrainien est celui de la présence de groupes politiques douteux au sein de la mobilisation. Là aussi, c'est une réalité. Des groupes ouvertement fascistes participent à l'occupation de la place de l'Indépendance depuis les prémices du mouvement. Le fait de les trouver là n'est pas surprenant. Comme nous le disions précédemment, un mouvement révolutionnaire agglomère toujours beaucoup de ceux qui voient un intérêt premier dans le renversement d'un régime donné. En l'occurrence, l'intérêt premier des fascistes ukrainiens est de renverser le pouvoir actuel pour le dégager de l'emprise des russes. Leur intérêt second est d'instaurer un régime autoritaire, de type fasciste en Ukraine. Ce deuxième point sera tranché par l’exercice du rapport de force entre les différentes composantes, organisées ou non, du mouvement. Aujourd'hui, ce qui semble être la réalité, c'est que cette extrême droite, bien que présente, est  très minoritaire. Il est donc ridicule de qualifier le mouvement ukrainien de réactionnaire, voire de fasciste, sur cette seule base de faits.

Quelle position défendre vis à vis du mouvement ukrainien ?

Comment qualifier l’insurrection ukrainienne une fois ces contradictions, certes importantes mais à la fois logiques et secondaires, constatées ? Pour répondre à cette question, il faut, cette fois encore, analyser profondément la situation.

Le mouvement actuel était plus que prévisible. Il est d’ailleurs évident que ce type de crise va se multiplier dans cette région de l’Europe dans les prochaines années. On le comprend assez facilement lorsque l’on regarde de plus près les aspirations des manifestants, ainsi que leur age par exemple. L’insurrection de la place Maidan, est l’expression d’un syndrome bien connu dans les pays de l’ex bloc de l’Est : celui de la frustration démocratique post-soviétique. Expliquons nous. Aujourd’hui, les populations actives des pays de l’Est de l’Europe sont divisées en deux catégories d’age : ceux qui, entre 40 et 60 ans, ont connu la fin de l’URSS, et qui étaient jeunes lors de son effondrement, et les plus jeunes qui n’ont connu que l’ère post-soviétique. Pour les premiers, la chute du mur a été accompagnée d’une réelle espérance dans le changement politique et sociétale. Cet espoir s’est toutefois très vite dissipé pour la majeure partie des populations de l’ex bloc soviétique, seuls les plus aisés arrivant à s’en sortir dans une société capitaliste agressive. Les classes moyennes et populaires ont, elles, vu les différences sociales se creuser, les conditions de vie stagner voir se dégrader, la misère exploser.  Chez les plus jeunes qui n’ont connu que l’ère du capitalisme, le sentiment de morosité et de révolte n’a cessé de se propager depuis plusieurs années. Les conditions de très grande précarité sont notamment responsables de cette situation de désarroi général. Chez ces deux couches sociales, la nature des régimes de certains pays de l’Europe de l’Est, dont l’Ukraine, accentue l’idée que rien n’a véritablement changé depuis la chute du mur. Les mêmes bases de gouvernements autoritaires pilotées par le Kremlin sont en place, toute contestation est rendue quasi-impossible, la corruption règne.

Les pays d’Europe de l’Est ont connu une euphorie de quelques années au début des années 1990, puis une profonde « gueule de bois » qui, pour certains peuples, ne fini plus de durer. Le mouvement que nous connaissons actuellement en Ukraine, se situe dans la continuité de cette époque de désenchantement. C’est un mouvement qui a avant tout des revendications démocratiques et sociales et donc nous devons le considérer comme un mouvement progressiste. Certes, ce mouvement est rempli de contradictions, souvent inévitables dans beaucoup de mouvements de ce type, et d’une certaine naïveté qui se traduit notamment par l’espoir placé par certains ukrainiens dans l’UE. Cependant, ces éléments ne doivent pas nous freiner dans notre soutien au peuple ukrainien qui se bat en ce moment pour une plus grande démocratie. N’oublions pas qu’il revient aux ukrainiens seuls de déterminer la forme des suites de ce mouvement, et que c’est seulement par l’action collective des hommes et des femmes qui se mobilisent aujourd’hui que l’Ukraine parviendra à régler les contradictions de son propre processus d’émancipation. Le temps est donc à l’espoir et non aux jugements hâtifs et caricaturaux.

Johann Elbory

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.