Une fois n'est pas coutume, je publie ici un article qui n'est pas de moi, mais de mon camarade et ami Tommy Lasserre, écrit à l'occasion des 220 ans de Thermidor.
Johann Elbory
Il y a 220 ans, de terribles événements secouaient la jeune République française. Les français venaient de rentrer dans l'histoire en anéantissant celui qui se prétendait alors roi de France, en s'affirmant comme citoyens et non plus comme simples sujets. Une seconde Révolution avait imposé un gouvernement énergique, composé d'hommes dont l'Histoire a retenu les noms : Maximilien Robespierre, Antoine-Louis de Saint-Just. ou Jacques-Nicolas Billaud-Varenne. Regroupés dans les Comités de salut public et de sûreté générale, sous l'égide de la Convention, ils avaient réussi à neutraliser les "factions" ennemies, à repousser les armées étrangères qui menaçaient la Patrie... L'unité de l'État s'affirmait chaque jour davantage, les ennemis de la Nation se terraient, la Révolution semblait se diriger vers une conclusion heureuse, qui allait permettre la mise en œuvre des principes égalitaires affirmés dans la Constitution de l'An I.
Pourtant, les tensions politiques allaient rapidement s'exacerber entre le Comité de salut public et le Comité de sûreté générale, et jusqu'au sein même de chacun de ces comités. Ici ou à la Convention, d'aucuns accusaient Robespierre de concentrer les pouvoirs et de ne souhaiter rien d'autre qu'une dictature personnelle, d'autres rêvaient secrètement d'un retour à un ordre plus stable, ou encore, empêtrés dans des affaires, craignaient pour leur tête. La journée du 9 thermidor (27 juillet) sera l'apogée de l'affrontement politique, et verra la chute du Comité de salut public. Robespierre est mis en minorité face à une Convention présidée par Jean-Marie Collot d'Herbois, un de ses anciens proches. Empêché de s'exprimer, Robespierre est frappé par un décret d'arrestation et placé en détention, tout comme son frère Aurélien, Philippe Le Bas, Georges Couthon et Antoine-Louis de Saint Just. Averti, le Conseil général de la Commune de Paris, dévoué à Robespierre, fait appeler la garde nationale et les canonniers de Paris pour délivrer les députés arrêtés, forme un comité exécutif, bat la générale et fait sonner le tocsin, lance une Proclamation au peuple pour sauver la Patrie. Seules quelques sections répondront à l'appel, et, laissées sans ordres clairs, finiront par partir sans livrer bataille. Retranchés dans l'hôtel de ville, Robespierre et ses compagnons seront repris sans un combat. Ils finiront leur vie sur l'échafaud le lendemain, 10 thermidor an II (28 juillet 1794), après un procès expéditif. Dès lors, la Réaction thermidorienne se mettra en place, et les conquêtes révolutionnaires seront bientôt abandonnées.
Ces faits sont connus. De nombreux historiens les ont exposés. Dès lors, pourquoi revenir dessus ? C'est que notre démarche n'est pas celle d'un historien, elle est politique. Comprenons-nous sur ce mot. Notre but n'est pas simplement de revenir sur les événements du passé pour les commenter avec un recul de deux siècles, comme il serait aisé de le faire. Robespierre est un de ces personnages qui par son action marqua l'histoire de France. Nous ne jugerons pas ici ses actes. Tout juste préciserons nous que nous ne nous joindrons jamais à la propagande réactionnaire qui fait de Robespierre un tyran sanguinaire, mais que nous n'entendons pas non plus tomber dans une forme d'idolâtrie si contraire aux principes selon lesquels "la révolution est dans le peuple, et non point dans la renommée de quelques personnages1". On n'honore pas un révolutionnaire en le sacralisant, mais en apprenant de ses erreurs. Notre objectif va donc être de tirer des enseignements des évènements tragiques de Thermidor. Car dès lors que nous ne remettons pas en cause la sincérité et le dévouement à la Patrie qui guidèrent Robespierre, que nous le considérons comme un authentique révolutionnaire, sa fin tragique, son écrasement par la réaction ne peuvent que susciter notre interrogation.
Tout mouvement révolutionnaire nait de l'articulation entre un mouvement de masse et des personnalités qui vont le représenter, par moment le guider, à d'autres être portées par lui. Que Robespierre, Saint-Just, Couthon, se soient fait des ennemis parmi les députés, n'est absolument pas étonnant. Celui qui défend les intérêts du peuple se fait toujours des ennemis. Ce qui est étonnant, en revanche, c'est que lors de l'offensive réactionnaire de Thermidor, le mouvement populaire, le mouvement de masse, soit resté passif, n'ait rien fait pour empêcher la chute du Comité de salut public. C'est que le soutien populaire n'est jamais acquis. Et en l'occurrence, le lien entre la base des sans-culottes et la direction révolutionnaire n'était plus ce qu'il avait pu être. Un certain nombre de mesures impopulaires, d'orientations mal perçues ou mal comprises par la base, avait contribué à le fragiliser, rendant ainsi possible le triomphe de la réaction. On reviendra ici brièvement sur les principales décisions qui rompirent la confiance de la base envers la direction : le coup d'arrêt à la déchristianisation, la tentative de prise de contrôle des organisations populaires par l'État, et un certain nombre de mesures antisociales.
-l'offensive déchristianisatrice qui éclate en octobre 1793, en un torrent populaire tantôt encouragé, tantôt accompagné par les politiques, secoue en profondeur 2000 ans d'oppression religieuse, avec une audace qui aujourd'hui encore peut laisser pantois. En ce temps-là, Robespierre lui-même s'oppose à la liberté de culte, voyant en elle l'occasion pour les contre-révolutionnaires de s'organiser sous couvert d'associations religieuses. Pourtant, le 1 frimaire an II (21 novembre 1793), il opère une brusque volte-face, attaquant violemment les déchristianisateurs et proclamant son attachement à la liberté de culte, laquelle est consacrée par un décret pris le 16 frimaire (6 décembre). Au delà des raisons liées à sa philosophie personnelle, Robespierre justifie lui-même son revirement par des tactiques politiques : il entend donner des gages de respectabilité aux pays neutres tels que la Suisse, qu'il souhaite voir servir d'intermédiaire le jour où s'ouvriront des négociations avec la coalition européenne ; par ailleurs, il cherche à éviter des troubles dans certains départements où la religion jouit toujours d'un grand prestige, et se détacher ainsi des "ultra-révolutionnaires". Les personnalités ayant accompagné ou encouragé la déchristianisation, comme Hébert, vont suivre Robespierre dans sa volte-face, faisant amende honorable. Mais la décision ne manquera pas de semer le trouble parmi la base sans-culotte, ainsi que l'écrira au Comité de salut public le député du Morbihan Lequinio : "Ce décret a failli occasionner les plus grands maux dans les départements d'alentour. Les patriotes, qui n'en comprenaient pas l'esprit, se sont laissé abattre, et il a enhardi les aristocrates à tel point que l'on a été contraints en plusieurs endroits d'employer la force armée pour étouffer les insurrections.2" Le fossé entre le gouvernement révolutionnaire et sa base populaire sera encore creusé par l'officialisation du culte de l'Être suprême, notamment lors de son point culminant que constitue la fête du 20 prairial an II, qui contribuera fortement a détourner de Robespierre l'aile gauche du mouvement populaire.
-dans un esprit de centralisation du pouvoir, le Comité de Salut public va entreprendre de freiner la démocratie sans-culotte, notamment en accentuant son contrôle sur les sociétés populaires. Dès le 19 brumaire (8 novembre 1793), Robespierre prend la parole contre ces sociétés, accusées d'être devenues la base-arrière de l'aristocratie, et appelle à leur épuration. Le décret du 14 frimaire, qui renforce la centralité du pouvoir, va porter un coup d'arrêt aux expériences démocratiques. Les congrès ou réunions centrales des organisations populaires, accusés de subvertir l'unité de la nation, sont interdits, en même temps que les armées révolutionnaires locales sont dissoutes. Dans les communes, districts, départements, les postes de fonctionnaires élus sont supprimés, remplacés par des agents nationaux nommés par le gouvernement. Les représentants en mission ont tout pouvoir pour réorganiser les autorités existantes. La prise en main du mouvement populaire s'accélèrera au printemps 1794. Les sociétés populaires parisiennes verront leur rôle réduit, leur dissolution prononcée ou leurs commissaires destitués. Après l'élimination de la "faction" des Cordeliers (ou "hébertistes"), la mairie de Paris deviendra une place forte du gouvernement populaire. Le Comité de salut public n'hésitera pas, suite à l'épuration du Conseil général de ses éléments "ultras", à y nommer seize nouveaux membres sans se soucier de les choisir dans les sections qu'ils étaient censés représenter3. Cette tentative de mise au pas du mouvement populaire, censée renforcer le pouvoir des Comités, va en réalité contribuer à les affaiblir en faisant retomber l'esprit révolutionnaire chez les sans-culottes, en "glaçant" la révolution, pour reprendre la fameuse expression de Saint-Just.
-c'est enfin la question sociale qui va achever de couper le Comité de son soutien populaire. Alors que le niveau maximum des prix est jusqu'alors sévèrement réglementé, le gouvernement prend des mesures tendant à l'assouplissement du maximum, ce qui provoque une flambée des prix des subsistances, une augmentation du coût de la vie. Le phénomène est encore aggravé par la tension autour des salaires. Pendant l'hiver, la pression populaire avait permis aux salaires de monter largement au dessus du niveau maximum légal. Mais au début du mois de Floréal (fin avril), la Commune de Paris tente de ramener les salaires au maximum légal, entrainant ainsi une baisse de fait. Les mois qui suivront verront s'accentuer le bras de fer entre le gouvernement et les ouvriers, notamment parisiens, l'enjeu étant la mise en place d'une politique que nous appellerions aujourd'hui "d'austérité". Au cours de ces mois fleuriront plusieurs grèves ouvrières, dans les ports parisiens, les manufactures de tabac ou les ateliers de fabrication d'armement. La répression policière et judiciaire de ces mouvements sociaux sera impitoyable. Pour finir, la Commune imposera un maximum des salaires, entrainant une baisse considérable du pouvoir d'achat des travailleurs parisiens. Nous sommes alors le 5 Thermidor. 4 jours plus tard, la même Commune de Paris fera appel au peuple pour la défendre contre la Réaction. Peu de sections répondront à l'appel...
Thermidor fut bien le point d'orgue d'une offensive réactionnaire. Mais cette offensive ne put aboutir que parce que le lien qui unissait le gouvernement révolutionnaire et le mouvement populaire était brisé, parce que le Comité de salut public avait oublié cette évidence formulée par Robespierre au printemps 1793 : "la Montagne a besoin du peuple". Thermidor n'est pas la fin de la Révolution française, car cette dernière ne s'est jamais terminée. Thermidor ne marque que la fin d'une étape. Mais surtout, Thermidor n'est intéressant que par ce que l'on peut en apprendre.
L'erreur principale de Robespierre fut de s'aliéner sa base. Il eut pu la contenter en appuyant le processus populaire de déchristianisation, mais lui privilégia les arrangements politiques, les gages aux partenaires éventuels, quitte à se couper d'elle. Il eut pu s'appuyer sur le creuset démocratique des sociétés populaires, mais préféra s'en méfier, contrôler le bouillonnement de peur de perdre la main, limiter l'expression de sa base et faire davantage confiance à quelques ambitieux qu'à un peuple sans lequel il n'était pourtant rien du tout. Il eut pu se concentrer sur la satisfaction de revendications sociales immédiates, il préféra éviter la question pour se focaliser sur des problèmes sans doutes plus nobles, mais ô combien éloignés des réalités vécues par sa base. Ce faisant il consacra la rupture avec ceux dont il aurait pu tirer son entière légitimité, et avec l'appui desquels il eut été invincible en ce triste jour de juillet.
Tout ce que nous pouvons souhaiter aujourd'hui, c'est que la chute du Comité de salut public n'ait pas été vaine. qu'elle serve d'avertissement terrible à tous ceux qui, héritiers de 1793, entendraient porter la voix des masses populaires et les mener vers le progrès. Gare à ceux qui, alors, reproduiraient l'erreur qui fut fatale à leurs ainés. La confiance des masses se mérite. Elle n'est jamais acquise. Pour l'avoir oublié, Robespierre perdit sa tête. Celui, révolutionnaire sincère, en qui les masses placeraient un temps leur confiance, mais qui finirait par se couper d'elles, que ce soit par empressement, par orgueil, par méfiance, par tactique, ou pour toute raison plus ou moins noble, plus ou moins compréhensible, n'attirerait sur lui que la ruine. Et, par la même occasion, condamnerait sa base à subir une Réaction plus inquiétante encore que celle qui, il y a 220 ans jour pour jour, s'apprêtait à balayer les conquêtes révolutionnaires.
Tommy Lasserre
1Saint-Just, "Rapport sur la conjuration", in Œuvres complètes, Gallimard, coll. "Folio histoire", 2004
2cité par Daniel Guérin in La lutte des classes sous la Première République. 1793-1797, Gallimard, 1968
3exemple cité par Eric Hazan, in Une histoire de la Révolution française, La Fabrique, 2012