(On pourra utilement consulter aussi un retour sur les interventions à Jussieu sur le blog de Michaël Zemmour, et revoir ici la conférence de presse qui s'est tenue auparavant au Collège de France avec Patrick Boucheron, Dominique Costagliola, Claire Mathieu, Valérie Masson-Delmotte et José Eduardo Wesfreid. Merci à tous les collègues de Stand Up for Science qui ont lancé cette mobilisation avec énergie, courage et et dévouement. La tribune « Défendons les sciences face aux nouveaux obscurantismes » se trouve ici).
Je ne vais pas revenir longtemps sur la situation politique aux États-Unis, elle a été largement exposée par les collègues, nous sommes tous atterrés par ce qui se passe. Je voudrais juste insister peut-être sur cette dimension « tous azimuts » des attaques : pour ce qui concerne la science, on a à la fois des menaces par le retrait de financements, la fermeture ou le démantèlement de nombre d’agences gouvernementales s’appuyant sur la science ou produisant des données nécessaires à la science, par la censure de tout un ensemble de thématiques et de mots clefs, par l'interdiction de voyager ou de participer à certains événements scientifiques et collaborations internationales, par les menaces sur l’éducation (Donald Trump vient de demander la fermeture du ministère de l'éducation), par le licenciement d’employés de l'État fédéral, par la récupération des données fiscales de la population qui laisse planer l’inquiétude sur chaque citoyen, et en particulier sur les employés du gouvernement… ou encore par la menace de définancer certaines grandes universités (pas seulement Columbia, qui pourrait perdre des dizaines de millions de dollars, voire des milliards, car l’administration Trump l’accuse d’avoir laissé faire ce qu’elle qualifie de harcèlement antisémite sur les campus universitaires à l’occasion des mobilisations en faveur des Gazaouis) mais toutes les universités qui abriteraient le mouvement Stand Up for Science.
Face à ce mouvement multiforme, il est important d'affirmer notre solidarité avec tous les universitaires, chercheurs, étudiants et autres membres de l’ESR états-uniens : nous les savons choqués, effarés, certains apathiques, beaucoup mobilisés, certains manifestant masqués…. Un témoignage m'était relaté avant-hier encore d'une étudiante en études environnementales qui n'osait même pas protester publiquement en se disant qu’elle voulait travailler dans un secteur visé par l'administration Trump, et qu’elle ne pouvait en plus se permettre d’être repérée comme « radicale »… évidemment ces calculs-là sont encore plus compliqués lorsque l’on est endetté à hauteur de 30, 40, 50 mille dollars par an pour faire ses études…
Bien sûr la politique antiscience de Donald Trump apparaît suicidaire pour la société américaine, pour le bien collectif. Mais justement Trump et Musk, l'idéologie et les intérêts qui les animent, n'ont aucune considération pour les idées de société ou de bien collectif ou de commun. « There is no such thing as society » : on se souvient du slogan de Margaret Thatcher, un slogan qui correspond bien aussi à leur vision du monde, dans laquelle il n’y a pas de société mais des individus en concurrence ; et parmi ces individus des gagnants qui seront assez riches pour se protéger des dégâts qu'ils créent, et dont le problème à la limite est de se faire obéir dans les bunkers qu’ils se construisent, et des losers, qui n'ont pas voix au chapitre. Les enquêtes sur les stratégies des multimillionnaires et milliardaires montrent que ces derniers n’ignorent rien d’un possible effondrement : ils ont juste décidé de se protéger d’un monde qu’ils contribuent à rendre invivable par leur recherche du profit maximal, par exemple en matière d’extraction. Et parce qu’une société de gens moins éduqués et plus préoccupés de leur survie matérielle, c’est une société que l’on contrôle mieux, il n’est pas grave ce faisant pour eux des détruire les écosystèmes, et les écosystèmes de la recherche en particulier ; il suffira qu’ils puissent se payer des ressources rares ; un peu comme des sélectionneurs de club de football qui achèteraient sur le marché des stars formées ailleurs car ils auraient renoncé à investir dans leur formation – et ici dans la recherche dès lors qu’elle ne porte pas directement sur la conquête spatiale, l’armement ou des intelligences artificielles permettant de se passer de l’intelligence humaine… et cela va aussi avec une haine de la gratuité et des données ouvertes, sans publicité (Wikipedia n’est pas une cible pour rien).
Je voudrais insister aussi sur le choc, le choc que beaucoup ressentent aujourd'hui, le choc qu'on puisse vouloir détruire des sciences qui nous disent ce qu'il en est du climat, de la biodiversité, de la pollution et ses effets sur la santé, le choc en découvrant que finalement ce ne sont pas seulement les sciences que l'on caricature comme « wokes » ou « islamo-gauchistes » (en gros les sciences sociales) qui sont visées, le choc en constatant que les sciences parfois désignées comme la « vraie science » sont également visées : parce que cette simple description du réel est insupportable pour Trump, Musk et les intérêts qu'ils représentent. Il est important de garder cela à l'esprit : toutes les sciences sont menacées et pas seulement celles qui sont perçues à tort ou à raison comme des sciences critiques. Et c'est important, me semble-t-il, de s'en souvenir, et de se souvenir que nous devons rester unis comme scientifiques plutôt que de penser qu’en se faisant discrets, en regardant ailleurs quand des voisines sont menacées, on ne sera pas inquiétés…
Je voudrais revenir sur ce qui me paraît particulièrement grave, pas seulement pour la connaissance, dans cette attaque sur la science, mais pour la démocratie. On ne pense pas toujours ensemble science et démocratie parce qu'on a parfois une image un peu fausse, un peu verticale de la science comme une vérité qui descend de haut en bas. Effectivement, 2+2 cela fait 4, et pas 5 même si la majorité le pense. Mais il ne faut pas oublier la façon dont la science procède par la dispute scientifique, la confrontation entre les pairs, les égaux scientifiques avec lesquels on travaille, parce qu'on soumet ces résultats à la critique, à la vérification, qu’on rend des comptes. Il faut penser ensemble la démocratie et les sciences : parce qu’il y a une affinité profonde entre le temps long de la science, son ancrage dans le rapport au réel et la controverse savante, et l’exercice de la démocratie - la démocratie ce n’est pas seulement le vote, cela implique la délibération (même chaotique, même cahotante), plutôt que la démagogie par sondages, qui fait mine de répondre aux demandes qu’elle façonne par ses questions, et cela suppose l’attention à l’expérience ordinaire des citoyens. Pas une équivalence, donc, mais une affinité profonde entre science et démocratie. Et j’ajouterais qu’encore plus dans une société pleine de tensions, une société où l’on ne s’aime pas, il est important de pouvoir être d’accord sur le fait que 2 et 2 font 4.
Ce faisant les sciences sont la méthode principale pour accroitre le niveau de connaissance d’elles-mêmes des sociétés contemporaines, et par conséquent pour favoriser la production d’opinions et de choix un minimum éclairés. C’est pour cela qu’il faut s’inquiéter de cette offensive généralisée aujourd’hui contre la possibilité de dire vrai sur le monde : et cette question-là ne se limite même pas au monde scientifique et à la chasse aux mots clefs par l’administration Trump. Est-ce qu'il est encore possible de décrire le monde, de faire référence à ce qui est vrai, au fait que 2 et 2 font 4, quand on pense aux attaques sur certains journalistes et lanceurs d'alertes, aux freins mis aux possibilités de certaines enquêtes, à la prolifération de fausses nouvelles, à la crise de la presse de qualité, aux procédures bâillon ?
Je parlais des sciences en général, mais voudrais ici revenir un peu sur ce à quoi peuvent servir les sciences sociales en tant que sciences, des sciences sociales dont on a parfois le sentiment qu’elles pourraient, avec d’autres humanités, se retrouver jetées avec l’eau du bain démocratique. Ce qui rassemble les SHS, c’est la conviction qu’il est possible de déployer une science du monde social. Peut-être pas une science entendue au sens le plus scientiste du terme, qui prétendrait accéder à des lois immuables, mais une science de type historique, la possibilité d’une connaissance attentive aussi bien aux contextes qu’aux concepts, parce que les élaborations conceptuelles, arrimées à l’enquête, permettent de décrire le monde tel qu’il va, plutôt que tel qu’on le souhaiterait. Voir des relations où l’on n’en percevait pas auparavant entre des phénomènes. Interroger des évidences, se souvenir que les réalités sociales sont souvent plus opaques qu’on ne l’aurait pensé, pas forcément parce que l’on nous cache des choses, mais parce que l’on peut en avoir une connaissance pratique sans forcément en avoir une connaissance intellectuelle. Ce faisant, ce à quoi peuvent servir les sciences sociales, c’est à accroitre le niveau de conscience et de réflexivité des sociétés sur elles-mêmes. Et cette réflexivité est primordiale pour penser les interdépendances entre humains, tout particulièrement au sein de la séquence historique faite de crises multiples dans laquelle nous sommes embarqués. Ce sont les sciences sociales qui réfléchissent au développement de mouvements autoritaires et xénophobes et de remise en cause de la démocratie. Qui examinent les formes de terrorisme et la façon dont ces dernières donnent des arguments à qui voudrait proclamer un choc des civilisations, ou se faire le fossoyeur des libertés publiques. Ce sont les sciences sociales qui documentent l’accroissement des inégalités, qu’elles soient de patrimoine, de santé ou d’éducation. Enfin, les sciences sociales se saisissent du dérèglement climatique et de ses effets différenciés entre les sociétés et dans les sociétés – tout le monde ne sera pas également touché. De ce point de vue, il y a encore plus terrifiant que le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité : ce sont des sociétés qui ne sont pas capables d’y faire face et de les empêcher, comme si l’on avait transformé en catastrophes uniquement naturelles ces catastrophes profondément politiques, puisque liées aux modes dominants de production et de consommation.
Le savoir accumulé des sciences sociales sur ce que nous vivons ne s’impose pourtant pas dans nos sociétés, ces observations semblent difficilement entendables aujourd’hui : parce que beaucoup ne veulent pas les écouter, et surtout en tirer des conséquences. Pourtant, si l’on pense qu’un régime démocratique a aussi à voir avec la possibilité de se mettre, fût-ce en esprit, juste un peu, à la place de ses concitoyens, cela suppose d’accepter que le monde social reste possiblement lisible et compréhensible, plutôt que mené par des complots ou par la fatalité de la loi de la jungle…
Quelles conséquences tirer de ce qui se passe aux Etats-Unis, et de ce qui pourrait se passer ici, et pas seulement comme conséquence de la politique du président Trump ? Ce que nous apprend la science politique, avec Michel Dobry, la sociologie, avec Ivan Ermakoff, l’histoire, avec Zeev Sternhell, c’est qu’il n’y a pas d’immunité démocratique. Nous ne sommes pas vaccinés contre l’autoritarisme. Il y aurait déjà beaucoup à dire sur l’habitude et l’indifférence qui s’installent face à des dirigeants qui ne respectent pas le droit et traitent l’État comme leur chose. Et tout le travail des sciences sociales, c’est aussi d’examiner comment des dispositifs, des petits bouts de politiques publiques et de réformes, pas toujours mis en œuvre avec de mauvaises intentions, peuvent contribuer à la dévitalisation démocratique, au recul du sens critique, à l’indifférence croissante envers les injustices. À partir de là, l’effondrement d’un ordre politique peut très vite se produire. Mon métier, scientifiquement parlant, c’est de réfléchir à comment des dispositifs mis en place à l’occasion d‘une réforme, d’une crise, d’un choc, pourraient être utilisés à d’autres fins. C’est aussi, dans une tradition classique de philosophie politique, de regarder comment le pouvoir permet l’abus de pouvoir.
« Nous n’en sommes pas là », disait une journaliste sur France inter mercredi matin. Soit. Espérons que nous n’y arriverons pas - même si je ne peux pas m’empêcher de penser que l’ampleur de notre mobilisation, en France, a aussi à voir avec la perspective de 2027, avec nos inquiétudes sur ce qui se passe ici et maintenant, et depuis des années en matière d'enseignement supérieur, en matière de recherche, en matière de libertés académiques, en matière de traitement des étudiants étrangers, en termes aussi de perte de sens des métiers de l’enseignement et de la recherche, de progression du conformisme et parfois de recul de l’inventivité scientifique. Nous sortons de 25 ans de paupérisation des universités et de baisse du taux d’encadrement des étudiants. Je ne reviendrai pas sur la mise en crise des universités et le développement, dans les strates intermédiaires et supérieures de la gouvernance de ces universités, d'une mentalité de plus en plus hostile aux enseignants chercheurs titulaires, et surtout fonctionnaires, qui apparaissent comme surnuméraires. Aujourd’hui la majorité des cours à l’université sont donnés par des précaires. La direction du CNRS revendique un langage darwinien. Les sciences sociales sont vilipendées. Le projet de Keylabs, sous moratoire pour l’instant, aboutirait à concentrer les moyens de la recherche sur un quart seulement des laboratoires, sacrifiant les autres. L’année 2024 a vu le budget de la recherche être amputé d’1,5 milliards, auxquels se sont ajoutés 1,1 milliards d’annulations de crédit. L’évaluation de la vague E du HCERES, récemment reçue menace la quasi-totalité des diplômes nationaux de philosophie dans les universités du quart nord de la France. Dans le programme de SES de terminale, le chapitre sur les inégalités a tout simplement été supprimé. Il y a trois ans, se tenait en Sorbonne un « colloque », introduit par Jean-Michel Blanquer, qui n’avait de scientifique que le nom, organisé sous la houlette de l’Observatoire du décolonialisme (dont on découvre aujourd’hui qu’il est financé par le milliardaire d’extrême-droite Pierre-Edouard Stérin) et qui entendait pourfendre le « wokisme ». Il y a quelques mois, un premier ministre a tout simplement fait irruption au Conseil d’administration de Sciences Po, au mépris de l’indépendance des établissements supérieurs. Ne parlons pas du débat public : il y a quelques jours, un journaliste a été privé d’antenne sur RTL pour avoir évoqué ce qui est le consensus historique sur la guerre d’Algérie. Rien ne permet donc de prétendre que nous soyons à l’abri. De ce point de vue, nombre de ralliements irréfléchis aux incessantes réformes de l’ESR – qui l’ont culpabilisé, fragilisé, épuisé – ont fait preuve d’une inquiétante naïveté.
Ce qui se passe aux États-Unis, par sa dimension effarante et caricaturale nous rappelle qu'il importe, en plus de manifester notre profonde solidarité avec les collègues états-uniens, de s'organiser dès maintenant, de s’opposer à tout ce qui pourrait être utilisé contre la science et les scientifiques, soit indirectement au nom d’arguments gestionnaires et d’efficacité (voire de secret des affaires, de gestion des données), soit très directement et très idéologiquement.
Il faut en tirer des conséquences en termes de vigilance, d’organisation collective, de résistance à toute forme de caporalisation ou d’outils qui pourraient être utilisés contre nous : je parle de logiciels aussi bien que de formes de financements, de langage managérial (le DOGE parle bien d’efficacité…) comme de plan de gestion des données ou de frais d’inscriptions. Alors, oui, il vaut mieux être fonctionnaire que contractuel facilement licenciable, et étudier pour 400 euros par an plutôt qu’être endetté à hauteur de centaines de milliers d’euros... Mais au-delà, que fait-on si on désactive le site de l’INSEE ? Si les crédits récurrents de la recherche disparaissent totalement et qu’être financé par l’ANR suppose de ne pas utiliser le mot « inégalités » ? Si l’algorithme de Parcoursup est utilisé pour exclure les étudiants de nationalité étrangère ? Si l’évaluation par le HCERES met en avant des critères de conformité idéologique (en plus de ceux de la « valorisation », d’une « professionnalisation » définie de façon obtuse, ou d’une « internationalisation » qui se limite parfois à créer des cours en anglais) ? Comment s’opposer physiquement à des nervis d’un équivalent du DOGE qui prétendraient s’imposer dans nos universités et organismes pour saisir des données ? Bref, il va falloir enfin et pour de vrai défendre nos métiers, réviser ce que veulent dire les libertés académiques pour ne pas accepter d’être traités comme des enfants que l’on gronde, défendre la connaissance, défendre le droit au savoir – le tout si possible avec humilité car le temps de la parole scientifique verticale est révolu, qu’on le regrette ou que l’on s’en réjouisse. Il ne faut pas rester isolés et tisser des liens avec les alliés de la connaissance (journalistes, enseignants, travailleurs produisant ou utilisant des données dans toutes les organisations, syndicalistes…), partout au sein de la société ; Valérie Masson-Delmotte évoquait tout à l’heure les communautés (par exemple les pêcheurs, qui s’appuient sur les données météorologiques produites par le NOOA aux États-Unis) qui sont, elles aussi, affectées par la politique actuelle : il faut travailler ces alliances. Bref, défendre l’autonomie de nos métiers et sortir des oppositions binaires entre « tour d’ivoire » et « demande sociale » : c’est pour être utiles à la société qu’il nous faut être autonomes dans notre fonctionnement et notre organisation.
Bref, il n’a jamais été aussi important de défendre les sciences et le monde qui permet d’en faire.