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Il me reste certains souvenirs heureux de ma vie de petit garçon.
La conviction inébranlable en l’amour parental, la satisfaction de petits-déjeuners ensoleillés, briochés, grillés, l’audace perpétuelle, intarissable de mes explorations imaginatives sont de ceux qui me permettaient de reléguer dans une zone caverneuse mon expérience quotidienne de la tyrannie.
Celui qui s’est invité dans ma matinée de déambulation sportive et rythmée se situe à l’entre-deux.
Entre ma capacité de relégation et mon expérience de l’effroi d’un vase familial perfusé à l’emprise paternelle.
Il porte en lui Les rappels des réjouissances programmées et avortées lors de mes premières séances d’apprentissage à être moi.
Avant qu’elles ne deviennent des réceptacles à humiliation.
Lorsque l’on apprend à être nous, on se confronte à un problème pratique.
Nous n’avons jamais été nous avant qu’on nous demande de le devenir.
Pas de répertoire d’expérience sur lequel s’appuyer.
Alors, on regarde, on observe, on cherche des indices, un modèle.
Par chance, au plus près de nous, se trouve quelqu’un qui nous ressemble et à qui on va pouvoir s’identifier.
La figure est ici, paternelle.
On commence par imiter.
Puisque cette figure me ressemble et qu’elle est devenue ce qu’elle est, je vais essayer de reproduire ce que je vois.
Avant de reproduire, il faut savoir observer, le geste technique, la posture physique, les expressions de visage.
Il faut saisir, comprendre les réactions de la figure, le contexte dans lequel elles interviennent, l’intention de la réponse.
Puis on suit les consignes, on intériorise le cadre moral social et familial.
C’est ici que nous usons d’un nouvel indice dans cette fabuleuse course de construction de genre.
Les attentes.
Les représentations de la figure sur ce qu’elle pense que doit devenir un petit d’homme.
La partie se corse puisqu’il nous appartient ici d’imiter un comportement qui peut se révéler radicalement différent de ce que notre modèle nous dit qu’il doit être.
Il s’agit de notre première expérience de la confrontation entre l’individu tel qu’il se prescrit et l’individu tel qu’il se réalise.
Durant cette phase primaire d’identification au devenir de petit garçon mon programme ne se distinguait pas par sa variété.
Arpète en bricolage, en jardinage.
Perdant avec les honneurs des confrontations sportives.
Et celui qui s’est intercalé entre mes foulées dérogatoires, le convoi en ordures ménagères et en déchets verts.
Il est bon, lors de ces manifestations inattendues, de réussir à mettre en perspective les deux réalités reliées par le continuum du souvenir et de mesurer que le changement peut se produire dans des proportions que nous n’aurions jamais soupçonnées.
Ma réalité de petit garçon, pré-formé et tyrannisé, appréciait de se situer à l’avant de la Super 5 ou autre 309, profitant d’user des routes de campagne pour braver la règle de la banquette arrière afin de se rendre à la décharge.
Je vivais un instant privilégié, avec cette figure suppliciante et atrophiée.
On arrivait à la décharge, on faisait un demi-tour et on reculait jusqu’au bord de la falaise.
La vue était magnifique, une vallée sauvage, préservée dans laquelle, tous, habitants de la même commune, jetions nos immenses sacs noirs uniques d’ordures ménagères.
Je me délectais de cette normalité, voyant se succéder les mêmes ballets mettant en scène les couples de figures paternelles et de petits d’hommes.
Avec le temps, l’acceptable s’est confronté aux prises de conscience de l’absurdité de, certains, de nos exutoires.
Adieu jets délirants de kilos d’ordures en pleine nature, recouverts à la mini-pelle.
Bienvenue déchèteries permettant toujours aux petits d’hommes d’être savamment dressés et éduqués à l’exécution de cette fonction venant, selon toute apparence, incarner la masculinité.
Alors, ce matin, en manquant de me faire renverser par une rutilante A4, lustrée et brillante, j’ai revécu.
Cette transhumance.
Durant notre expérience d’enfermement, les conditions évoluent.
Le champ dérogatoire s’élargit.
Ici, dans notre paisible bourgade, les déchèteries sont de nouveau ouvertes, sur quelques créneaux réservés à l’évacuation des déchets verts.
Oui, forcément, notre ami qui a profité du confinement pour shampouiner son A4, a eu besoin de s’occuper.
Et, comme tout homme socialisé avec des références rurbaines, bourgeoises, empreintes des années 90’s, satisfait d’un modèle pavillonnaire lotissé, il a dû tailler sa haie.
Tuya, laurier, eleagnus, photinia, il y a matière à tailler.
Ce matin, je revis.
Le ballet.
Et je contemple, toutes ces exaltations de la masculinité.
Ces cortèges d’hommes et de petits d’hommes, dans leur voiture individuelle, tractant des remorques individuelles.
Qui seront ensuite rangées dans leur jardins individuels, près des abris de jardins, ateliers qui jouxtent les trampolines et au sein desquels vous retrouverez toute la panoplie individuelle de taille-haies, débroussailleuses, tronçonneuses et autre outillage électro-portatif.
Il y a une frénésie qui trahit l’empressement.
La période confinée est en train de s’achever.
Il y a urgence à nettoyer, éliminer les déchets des chantiers confinés.
À le faire vite.
À redevenir pressés.
À reléguer ces dix semaines de matières à penser.
Je remonte mon continuum.
D’où je suis, je ne suis plus résolu à explorer la normalité de ma masculinité.
Je n’ai rien entrepris qui ressemble à avant.
J’ai élagué, défriché, taillé, défouraillé.
Mes matières à penser.
Déchèterie, mon amour.
Je n’ai rien à éliminer.
JH