Au moment où le « débat » sur le « mariage pour tous » emprunte les chemins de manifestations de plus en plus nauséabondes, les réflexions d’un gardien professionnel de l’ordre social – un commissaire de police, en l’occurrence – semblent d’actualité afin de nous rappeler que, premièrement, le Code civil n’est pas ce marbre gravé d’une loi divine que l’on voudrait nous faire bénir, que le droit est heureusement une matière vivante qui évolue tous les jours grâce à la jurisprudence de ces hommes qui, siècle après siècle, péniblement certes, tentent de s’éloigner de leur obscurité originelle ; que, deuxièmement, la notion de civilisation n’est pas non plus un argument de vérité, mais simplement - pour paraphraser Huizinga-, la définition autoritaire de la culture (et des traditions) qu’une société s’attribue à elle-même.
Car, au-delà des slogans soi-disant vertueux brandis par les opposants au « mariage pour tous », nous assistons bien à un retour de l'homophobie et à un épanchement « décomplexé » de la détestation de l'autre (de ses gouts, de ses choix), c'est à dire, contrairement aux antiennes scoutes qui résonnent dans les cortèges, à la volonté de maintenir une ségrégation juridique et, surtout, à l'expression collective d'une véritable haine de l'amour.
Dans ce contexte, les réflexions d’un homme qui cherche à se dégager des chaînes de la tradition, ne semblent pas inopportunes. Extraits :
« Suis-je toujours normal ? Comment puis-je devenir un déviant, moi, Jean Delajoie[1], commissaire divisionnaire et chef de la brigade criminelle de Paris ? Est-il vraiment possible de ressentir des sentiments pour un autre homme et de pouvoir l’aimer ? Mais comment pourrais-je douter de la sincérité de mon coeur ? Aurais-je, auparavant, été trompé ? Et pourquoi ? Finalement, cette attirance prétendument naturelle, normée, de l’homme vers la femme, ou inversement si l’on veut, ne serait-elle pas qu’une grosse embrouille ? Rien de plus qu’une foi hétérosexuelle ? Le résultat d’un formidable travail de propagande et d’intoxication, initié à l’origine par des religions prosélytes et relayé par d’ignobles chefs de guerre ? Enfin, transmis tel quel, pour des raisons politiques, par l’histoire des gagnants, c’est-à-dire des conquérants ? »
Delajoie s’était souvenu de cette imprécation biblique des origines qui avait, dès lors, résonné bien différemment à son oreille : « Soyez féconds et prolifiques, pullulez sur la terre et multipliez- vous sur elle[2]. » En fait, ce commandement divin avait subitement fait sens. Rien d’anodin dans cette exhortation pour la conquête de la terre. De la chair pour armées : voilà ce que voulaient les maîtres des peuples, voilà ce qui justifiait cette obsession de la procréation. Le nombre faisait la force ; la force occupait le terrain ; le terrain produisait leurs richesses. Et plus le territoire conquis était vaste, plus l’or pouvait remplir leurs coffres.
On comprenait mieux ainsi le peu d’engouement que ces mêmes puissants portaient à l’amour et au plaisir, ces mamelles pourtant délicieuses du bonheur qui, toujours, éloignaient l’homme des conflits. La mémoire des vainqueurs, l’histoire officielle, ne perpétuait-elle pas, d’ailleurs, pour effrayer les futures troupes, ce lieu commun de la décadence ? En répétant, inlassablement, que les empires chutaient tous à cause du relâchement des moeurs ? Et que Rome elle-même, était morte sous les saillies de la débauche[3] ?
« Si tout cela n’était donc qu’une vaste fumisterie ? Si, avant de devoir succomber à cette forme d’homme ou de femme, j’aimais avant tout l’être qui se cache sous son genre ? » Cet être n’était-il pas, comme l’affirmait Antoine, le véritable homme originel, notre ancêtre complet, cet androgyne que des dieux grecs courroucés avaient voulu affaiblir en le coupant en deux[4] ? Or, le sectionnement avait sexué les deux parties qui, accablées par cette terrible séparation, ne cessaient d’errer pour retrouver leur autre moitié.
Si déviance il y avait, n’était-elle pas plutôt dans cette « contrainte sociale du genre », comme l’appelait encore Antoine, qui nous enlevait de facto toute liberté de choix ?
Delajoie avait donc fini par résoudre l’aspect platonique de sa préoccupation. Lui restait à régler le problème physique, qui pouvait se résumer à une seule question : « Puis-je aimer un homme sans vouloir coucher avec lui ? » Ou bien, autrement formulée, par une casuistique jugée « surprenante » par Antoine : « Puis-je aimer un homme sans être homosexuel ? »
Car le mot « homosexuel » mettait Delajoie très mal à l’aise. Imaginer que l’on puisse, un seul instant, sous le manteau, les marmonnements, ou à travers les regards fuyants, le désigner ainsi, le rendait littéralement malade. Une preuve supplémentaire, avait-il cru, de cette moralité étouffante et de ce dispositif de combat que l’idéologie dominante avait su construire afin de cantonner l’amour homosexuel à un simple mouvement de libido.
Le mot était déjà jugement puisqu’il indiquait uniquement l’inclinaison sexuelle de l’individu. De fait, les sentiments étaient ainsi exclus du qualificatif et pire, du nom, lorsque le terme était utilisé comme tel pour désigner avec froideur et mépris un coupable potentiel. Disait-on, en parlant d’un brave homme poussant la porte d’un bar et dont les moeurs semblaient régulières : « Tiens regarde, c’est un hétéro » ? Non ! Mais en revanche, on ne se gênait pas pour taxer d’homo ou de lesbienne ceux et celles qui affichaient un comportement « anormal ». La personne ne se définissait alors que par sa pratique sexuelle supposée. Et comme, de plus, les hétéros avaient capturé le langage de l’amour, il ne restait donc aucun autre mot disponible pour désigner les sentiments partagés entre individus de même genre.
Delajoie reconnaissait honnêtement qu’il n’avait pas, auparavant, dérogé à cette habitude détestable. Avant que sa nouvelle inclinaison ne s’impose, l’homosexualité avait été longtemps un sujet tabou. Il est vrai que l’ambiance virile du Quai n’était pas non plus propice aux nuances ou à l’expression d’une totale tolérance. L’effet de meute masculine jouant, on faisait souvent dans le graveleux et la blague sexuelle de caniveaux. Une manière, encore, d’évacuer cette trace de la mort qui collait à la peau des flics du crime. Tout au plus, comme la majorité des hommes chez qui le terme provoquait une érection subite, le lesbisme n’était pas regardé d’un mauvais oeil par Delajoie. Son sens se réduisait en fait à une promesse lubrique, celle d’une sexualité alléchante et plaisante pour le voyeur qui se cachait derrière le mâle hétéro.
Ou peut-être même homo, après tout. Mais ça, Delajoie ne le savait pas bien encore, il lui manquait un peu de pratique.
« Bien, si donc je ne suis pas tout à fait un homosexuel ni plus entièrement un hétérosexuel non plus, qui suis-je ? » La réponse était restée en suspens, mais, après tout, Delajoie n’avait besoin d’aucune homologation pour continuer à vivre sa vie comme il l’entendait.
[1] Jean Delajoie est le héros fictif d’une série de critiques sociales publiée sous la forme d’essais romancés, que j’ai initiée avec L’Eclat du diamant (L’Autres Editions, 2009).
[2] Genèse, 9,7 (TOB)
[3] On se souvient de l’intervention de notre inénarrable et industrieux sénateur Dassault en novembre 2012, relative « à la décadence de la Grèce antique » (http://goo.gl/gVRXD) liée, selon ce grand penseur, à l’homosexualité des Hellènes. L’inculte héritier qui, par ailleurs, coûte si cher à la France, tout aveuglé par sa haine, avait confondu une pseudo décadence grecque avec la chute de Rome (que nos manuels scolaires - toujours influencés par une propagande chrétienne millénaire qui infuse encore l’Université- continuent à attribuer à la « décadence » des mœurs latines !)
[4] Récit d’Aristophane dans Le Banquet de Platon, à partir de 189d