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Billet de blog 16 juin 2014

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LES 'HAUTS POTENTIELS' & 'LE 'FAUX SELF'

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La trajectoire scolaire et professionnelle des hauts potentiels les a souvent conduits à développer des capacités de suradaptation, un « faux-self », selon la théorie de Winnicott. Si, au départ, ce positionnement a pu être facilitant, il devient, finalement, un handicap à l’ascension vers les postes de dirigeant et une source de frustration pour les individus.

 La perspective du départ à la retraite des cadres nés au moment du baby boom rend urgente et importante la question de la relève des cadres supérieurs et des dirigeants des entreprises. Recruter, former et fidéliser cette population sont devenus un enjeu stratégique majeur. Les dispositifs visant ces objectifs se multiplient, depuis la rémunération, la création de viviers, la formation, le coaching et toutes les formes d’accompagnement. Les managers à haut potentiel (hp) semblent être les chouchous des entreprises. Pourtant, sous des allures fort séduisantes, ces perspectives peuvent aussi avoir un coût exorbitant pour ces personnes : le renforcement de leur faux-self. Cela signifie le plus souvent une soumission encore plus grande aux exigences de l’entreprise, la disparition de leurs derniers rêves et désirs quand ceux-ci avaient pu résister au parcours de la voie royale des élèves brillants issus des grandes écoles.

Des attentes démesurées… et paradoxales

Comme pour toutes les personnes surinvesties, les attentes des entreprises à leur égard sont nombreuses et fortes… mais parfois contradictoires.

 Aujourd’hui, et dans un avenir que l’on peut sans difficulté imaginer encore plus incertain et changeant, où les ruptures et les crises seront plus brutales et inévitables, diriger, décider, organiser, planifier, contrôler, sont encore les compétences traditionnelles attendues de leur part. Il leur faut également être visionnaires. L’intuition, la créativité, la capacité de prendre des risques pour mener à bien les indispensables innovations feront, plus que jamais, partie des facteurs discriminants de leur réussite. Les diplômes, l’autorité hiérarchique et les compétences « techniques » assurant de moins en moins leur légitimité, on attend d’eux qu’ils aient cette « intelligence émotionnelle » faite de conscience et de maîtrise de soi, d’empathie et de capacité de mobiliser les équipes. Enfin, les compétences comportementales et relationnelles, telles que l’interdépendance, la mutualité et la réciprocité qui permettent d’interagir avec tous – et particulièrement avec les pairs – sont les leviers incontestables de leur réussite, dans une entreprise où la transversalité, le travail collaboratif et l’apprentissage collectif occupent le devant de la scène. Au-delà des connaissances et des compétences, il est nécessaire que ces personnes développent leurs motivations et le désir d’utiliser leurs propres talents. La liste des attentes serait incomplète si on n’y ajoutait pas l’injonction paradoxale à l’autonomie. Tout le monde s’accorde à dire que ce sont non seulement la personnalité et l’être profond des individus qui sont engagés, mais aussi véritablement leur désir (Arnaud et Guinchard, 2005 ; Dubouloy, 2004 ; Enriquez, 1997).

 Or, simultanément, la réalité confirme que ni l’imaginaire ni les émotions, à peine l’expérience antérieure, sont véritablement mobilisés, au-delà du discours, dans la plupart des formes d’apprentissage mises en place par les entreprises. Il en est de même pour les capacités réflexives, l’esprit critique et la prise de recul. Ainsi, la plupart des dispositifs mis en œuvre par les entreprises pour gérer leurs hp ont souvent comme effet paradoxal de renforcer leur conformisme alors qu’il faudrait, au contraire, développer leurs capacités créatrices et innovatrices.

La voie royale de la construction du faux-self

Pour résister à ces demandes, il leur faudrait une profonde connaissance d’eux-mêmes et de leurs limites, un projet professionnel affirmé (Roussillon, 1998). Or, tous n’ont pas cette capacité d’intériorité. Nombreux sont ceux qui y ont inconsciemment renoncé depuis longtemps, car avant d’être les privilégiés de l’entreprise, ils ont été les enfants chéris de leurs parents qui, dès l’école maternelle, faisaient de très beaux dessins que les parents étaient fiers d’arborer et qui leur permettaient déjà d’affirmer que leur progéniture « irait loin dans la vie ». Puis, ils sont devenus les favoris de leurs instituteurs et professeurs, ne faisant, par leurs bons résultats, que confirmer les ambitions que tous avaient pour eux. Jamais, ces brillants élèves ne se sont réellement posé la question de savoir ce qu’ils voulaient faire. Tous, plus ou moins, se sont trouvés dans la situation de ce lycéen de terminale à qui je demandais ce qu’il souhaitait faire après le bac. « Que veux-tu qu’il fasse avec un père polytechnicien et une moyenne de 18,5 en maths ? », me répondit sa petite copine [1]  On peut remarquer qu’une fois de plus il se laisse... [1] . Pour certains, il est ainsi des évidences qu’il est impensable de remettre en question. Puis, tout aussi « logiquement » et tout aussi « naturellement », ils entrent dans les viviers d’entreprises. Les plus brillants et les plus conformes continuent de répondre sans la moindre difficulté à ce que l’on attend d’eux : ils peuvent espérer faire une brillante carrière [2]  À la restriction près de la précarité liée aux fusions,... [2] . Les comportements et compétences requises pour accéder aux postes de dirigeant – sociabilité, empathie, persuasion, confiance en soi, flexibilité, initiative, attention à soi et aux autres, capacité de faire du réseau, de gérer leurs compétences – deviennent les références des hauts potentiels. Nombre d’entre eux finissent par exclure les autres compétences possibles [3]  Le personnage de Sébastien dans le dernier roman de... [3] . Le très résistant mythe de l’excellence qui tient souvent lieu d’idéal de l’entreprise se substitue à leur idéal du moi (Aubert et De Gaulejac, 1991). Les gratifications narcissiques qu’ils obtiennent grâce à ce type de comportement ne font que réduire, à leur insu, l’écart entre ce qu’ils sont et l’idéal de l’entreprise. La plupart des hp doivent leur réussite à leur conformisme et l’enfouissement de leurs réels talents et désirs afin de pouvoir vivre en harmonie et faire plaisir à leurs proches, leur famille, les milieux scolaire et professionnel.

 Les apports de Winnicott sont essentiels à la compréhension du faux-self (Winnicott, 1975). Le faux-self est un mécanisme de défense que certains individus érigent pour se protéger contre un environnement qu’ils sentent menaçant s’ils dévient de ce qu’ils pensent que l’on attend d’eux. Il se fonde sur la soumission et la dépendance à un environnement non maîtrisable, au-delà de ce qui est nécessaire pour une bonne socialisation. Ces personnes perçoivent des risques importants à montrer leur vraie personnalité, à dévoiler leurs vrais désirs. Elles deviennent conformistes, adoptant une norme de comportements qu’elles pensent désirable aux yeux de l’autre dont elles dépendent. Satisfaire l’autre, lui faire plaisir, leur procure le sentiment de sécurité dont elles ont besoin pour vivre. Certains managers en viennent à adopter ces personnalités « as if ». Ils se comportent toujours « comme si » ils étaient exactement à leur place, comme si tout allait toujours bien, comme s’ils étaient bien dans leur peau, etc. (Enriquez, 1997). La limite entre la socialisation qui nécessite une adaptation à l’autre et la mise en place du faux-self est parfois bien ténue et très subjective. Comment percevoir alors que leur vrai-self se fait de plus en plus inaccessible, quand les signes de reconnaissance se multiplient de tous côtés ? En fait, ce qu’ils ont développé est beaucoup plus insidieux que le conformisme visible par tous, car c’est un processus inconscient. Qui songerait à critiquer une telle docilité, une telle réussite ?

Un environnement insécurisant

.La précarisation de leur position  

Avec la globalisation de l’économie et ses conséquences sur les restructurations d’entreprise, la précarisation de la vie professionnelle des hp est devenue une réalité, pour eux également, même si les situations individuelles sont variables d’une entreprise à l’autre, selon le diplôme ou l’expérience des individus. La rationalité économique de court terme prend le pas sur une perspective socio-économique de plus long terme. Les managers doivent soigner leur employabilité.

À cela s’ajoute un quotidien précaire et insécurisant. La pression sur des résultats et des performances improbables est permanente. Ils sont supposés assurer l’avenir de l’entreprise alors que personne ne maîtrise le présent. Échouer leur fait encourir le risque de ne plus faire partie de cette élite. On les disait dauphins, les voici potentiellement déchus. Tout cela concourt au développement de sentiments d’omnipotence aussitôt contrebalancés par des sentiments d’incertitude dans le meilleur des cas, d’impuissance la plupart du temps.

.Une identité collective incernable

Les hp ont peu de repères ; ils parviennent difficilement à se positionner dans l’organisation ; ils ne savent généralement pas s’ils font ou non partie des hp : « C’est quelque chose de très flou et je ne suis pas en mesure de déterminer quels sont les attributs et les attitudes qui sont liés à cette question. Je ne sais même pas si j’en fais partie également [4]  Certaines entreprises, effectivement, préfèrent ne... [4] . » On retrouve aussi des éléments de management par l’implicite (Aubert et De Gaulejac, 1991), moyen efficace d’obtenir le maximum de la part d’individus anxieux, avec ses conséquences sur l’augmentation de l’angoisse, la culpabilité de ne pas bien faire, de ne pas en faire assez.

Pour certains, c’est un sentiment du dérisoire qui surgit soudain. Alors que les hp sont supposés être des personnes ambitieuses, dans l’affirmation de soi, ils se sentent condamnés à « faire des grandes choses avec des petits moyens [5]  Il est plus facile pour les femmes d’affirmer ces difficultés,... [5] ».

Le terme même de « potentiel » prend une connotation problématique. C’est comme s’ils étaient des individus en devenir qui n’avaient pas encore une vraie place. Pour que le « potentiel » devienne réalité, il leur faut « évoluer ». C’est une véritable litanie dans leurs discours. En permanence, ils veulent apprendre de nouvelles choses. Ils ont besoin d’être « challengés ». Alors que je demandais à l’un d’entre eux s’il pensait faire partie des hauts potentiels de son entreprise, il répond : « Je pense faire partie des managers que l’entreprise souhaite faire évoluer. Ça, c’est certain. » Il ajoute qu’évoluer implique de se remettre en question, ce qui signifie, pour lui, de trouver des réponses grâce à une formation qui lui permette d’acquérir de nouvelles compétences et connaissances. En tant qu’experts dans leurs entreprises, les hp sont les spécialistes de la réponse, de l’explication. Leur hiérarchie veut bien entendre parler de problèmes à partir du moment où ils évoquent simultanément la solution.

L’impossible identification entre pairs

La trajectoire professionnelle des hp tient à la fois du parcours du combattant et du parcours initiatique avec ses étapes et ses épreuves dont il faut sortir vainqueur à chaque fois. Chacun doit faire ses preuves. L’enjeu consiste à s’aguerrir et à éliminer les autres, car il n’y aura pas de place pour tous. Pourtant, ce sont ces mêmes personnes sur lesquelles on leur demande de s’appuyer, avec lesquelles ils doivent constituer un réseau pour réussir. Dans ces conditions, une personne qui échoue signifie un rival de moins, une place de plus vers l’accession aux postes si convoités de dirigeant. Le cynisme est à la fois une arme et un mécanisme de défense, dans cette lutte fratricide. C’est une forme d’instrumentalisation, de déshumanisation que de considérer que l’on n’a plus d’amis ni même de collègues, mais un réseau sur lequel il faut pouvoir s’appuyer pour gravir les échelons. Il leur faut développer des stratégies offensives : se battre avec soi-même, avec les autres (Sainsaulieu, 1977). Nulle part, on ne leur apprend à gérer ce type d’ambivalence. Tout cela contribue à leur déstabilisation, à la mise en suspens de leur désir qui risquerait de participer à la destruction des autres ou de soi.

Le doute interdit, le refus du manque

Les hauts potentiels vivent le doute comme un sentiment interdit. « Je crois que j’ai essayé de rayer ça définitivement de ma façon de penser », affirme Michel. Il ne faut surtout pas laisser de place à la perception du manque et de l’incomplétude. Michel met l’accent sur le moteur que représente pour lui son insatisfaction : « Toujours la volonté de ne pas être satisfait de ce que l’on a, de s’améliorer soi-même et d’améliorer son monde… C’est comme cela que l’on progresse et que l’on est heureux. » Quel sens donner à ces propos ? Impossibilité de se définir à partir de ce qu’il est aujourd’hui, mais uniquement sur la base de ce qu’il sera ? Menace imprécise de la part de l’entreprise ? Manque de confiance en l’autre, en soi ? Impossible vide à combler même dans la boulimie de la nouveauté ? S’arrêter serait prendre le risque d’être rattrapé. Par les autres ? Par le destin ? Ne serait-ce pas, au contraire, la fuite en avant afin de ne pas se confronter paradoxalement à ses limites, à sa propre finitude ? Cela permettrait de donner du sens à ce paradoxe de l’insatisfaction qui rend heureux.

 Cependant, il faut noter une différence importante dans la position des femmes pour lesquelles « le doute existe et ceux qui disent ne pas en avoir, c’est qu’ils veulent le cacher ou qu’ils ont une carapace ». Contrairement à la plupart des hommes, elles ont eu des choix à faire pour être là où elles en sont.

La chute de l’idéal et dépression blanche

 Lorsqu’on leur pose la question du stress, de la charge de travail, pas question de se reconnaître débordé. Ce serait pis qu’une faute professionnelle. L’un d’entre eux précise que c’est sa volonté personnelle d’atteindre l’excellence qui crée cette pression et non pas une demande émanant de la direction : « Je souhaite faire mieux et tendre vers plus d’excellence », tout en affirmant qu’il a « obligation de résultat » et que « l’entreprise favorise ceux qui souhaitent aller au-delà de leurs limites ». Il s’identifie à l’idéal du moi de l’entreprise.

 Simultanément, il nous explique les risques encourus à ne pas jouer le jeu de l’excellence : c’est celui de ne pas exister, d’être rejeté.

 Derrière cette pression, leur réactivité et leur disponibilité, c’est de leur désir dont il s’agit. Ils sont dans la satisfaction immédiate du désir de l’autre au détriment du leur. Nombreux sont les hommes qui reconnaissent que les besoins de l’entreprise prennent le pas sur la vie familiale, qu’ils disent pourtant vouloir préserver. Au-delà du mythe de l’excellence, il y a aussi le mythe d’une harmonie sans conflit, ni avec soi ni avec les autres. On retrouve ainsi cette dimension des personnalités « as if » pour lesquelles il est essentiel de conserver l’illusion que tout va bien. Tout se passe comme s’ils reprenaient à leur compte le mot d’ordre identifié par Bruckner « Soyez heureux » (P. Bruckner, 2000) dans une société où c’est un crime de souffrir. Tout cela ne sert qu’à dissimuler, aux yeux des autres, mais surtout à leurs propres yeux, une dépression blanche, sans autres symptômes que cette affirmation du « tout va bien, que pourrais-je demander de plus ? ». Dépression qui n’est que l’expression du faux-self à l’œuvre, de comportements conformes qui ne sont plus dictés par le désir et où le plaisir s’affirme sans pour autant être au rendez-vous.

L’entreprise reconnaissante et le prix à payer

Deux personnes seulement parmi les personnes rencontrées se disent reconnues par l’entreprise. Elles sont conviées à des petits déjeuners avec le président, elles assistent à des réunions internationales dans des hôtels de grand luxe. « Faire partie des managers à haut potentiel est une marque de reconnaissance et je trouve cela agréable », déclare l’un d’entre eux. Il se sent flatté. Ces signes sont essentiels pour le rassurer, car, comme les autres, il a du mal à identifier ce que l’entreprise attend de lui, au-delà de sa disponibilité, de sa capacité de manager et de ses résultats. Cette reconnaissance vient colmater une fragilité qui s’ignore. Elle est la cause et la raison d’être de leur faux-self. L’entreprise leur propose toute une panoplie de techniques pour apporter des réponses, voire pour gommer tout questionnement sur soi. Ils échappent ainsi à la souffrance liée au doute, mais non à la dépendance du regard de l’autre. Une autre personne fait un constat amer : tout ce qu’il a pu faire, jusqu’à ce jour, a surtout été profitable aux autres et à son entreprise. Il a agi « en bon petit soldat », dont on sait que la vocation est de mourir pour la patrie. Il ajoute que, dorénavant, il choisira un environnement dans lequel il ne sera pas obligé de se protéger en inhibant ses émotions et affects « pour faire plaisir à quelqu’un ». Cependant, le prix à payer est beaucoup plus lourd que ce qu’ils affirment souvent. À travers l’expression « l’entreprise reconnaissante », je voulais clairement faire référence à « la patrie reconnaissante », formule qui figure sur nombre de monuments aux morts. Il y aurait quelque chose de l’ordre du narcissisme de mort (Green, 1983) dans ce sacrifice d’une partie de soi-même au profit de l’image qu’ils donnent, afin d’éviter la souffrance liée au fait de se sentir non conformes et rejetés.

 Ainsi, la rançon du succès, le prix à payer par les HP, est le renoncement à leur intériorité et à leur désir.

 Puis, un jour, la machine à fabriquer du succès, à flatter le narcissisme et à entretenir le faux-self s’enraye, le système se lézarde à l’occasion d’une promotion refusée, d’une reconnaissance qui n’arrive pas. Même si les blessures narcissiques ne se montrent pas, car ce serait reconnaître leur faiblesse, elles n’en sont que plus douloureuses. Plus que pour quiconque, la reconnaissance de soi par l’autre, constitutive de l’identité de chacun, revêt une importance toute particulière pour les hauts potentiels, puisque c’est pour elle qu’ils sacrifient leur vrai-self. Pour éliminer le doute qui s’insinue en eux, pour échapper à cette souffrance inconnue, nombreux sont ceux qui se mettent en quête de ce qui pourra combler ce qu’ils perçoivent le plus souvent comme une insuffisance de leur part, comme un manque de connaissances.

 Dans leur quête, leur chance serait de rencontrer un espace transitionnel qui leur permette de prendre conscience, remettre en cause leur faux-self et renoncer à celui-ci.

Espace transitionnel, construction de soi et quête identitaire

 Dans les premières semaines de sa vie, l’enfant vit une relation fusionnelle avec sa mère. Il ne fait pas la distinction entre le « moi » et le « non-moi » que représentent sa mère et l’environnement extérieur.

 L’espace transitionnel favorise la séparation du petit enfant d’avec sa mère et son insertion dans le monde de façon autonome et créative. Alors qu’il est totalement dépendant de sa mère, il est dans l’illusion que toute situation est produite par lui. C’est la phase d’omnipotence. Généralement aussitôt contrebalancée par un sentiment d’impuissance quand la mère n’est plus là pour répondre à ses besoins. La « mère suffisamment bonne » est celle qui répond à ses besoins, qui s’adapte à son enfant et maintient cette illusion par ses soins constants. Ainsi, l’enfant se sent en profonde sécurité. Cependant, c’est aussi celle qui va désillusionner progressivement son enfant. Elle favorise ainsi l’expérience de la frustration, tout en veillant à ce qu’elle soit supportable et non destructrice. L’enfant, petit à petit, découvre qu’il est séparé du monde, que celui-ci n’est pas là pour répondre à sa demande, qu’il n’a pas la capacité absolue d’agir sur lui. Mais il peut l’influencer, dans certaines limites. De la même façon, il fait l’expérience de son ambivalence, il accepte un monde qui n’est ni tout à fait bon ni tout à fait mauvais. Il acquiert ainsi la perception de soi et son autonomie. Il invente des solutions pour répondre à ses besoins. Sa créativité peut se développer dans la confrontation avec la réalité, et non dans ses fantasmes et illusions de toute-puissance et le désespoir de l’impuissance.

 Winnicott remarque que la vie des adultes peut être traversée de moments de régression où l’individu oscille entre des fantasmes de toute-puissance et d’impuissance. Trouver un espace transitionnel est une opportunité pour évoluer à nouveau, gagner en maturité. Cela peut parfois aussi être l’occasion de changements radicaux, d’une nouvelle progression, l’opportunité de se débarrasser d’un faux-self pour une construction identitaire nouvelle. Pour cela, il faut un environnement suffisamment sécurisant dans lequel l’individu ne se sent menacé ni par ses propres pulsions ni par le monde extérieur, mais dans lequel il trouve progressivement sa place.

 La formation, le coaching, l’expatriation, peuvent jouer ce rôle d’espace transitionnel, mais les personnes peuvent, une fois encore, refuser l’épreuve qui consiste à renoncer à des représentations archaïques du monde et/ou à des attachements narcissiques.

À la reconquête de son authenticité et de son désir

.la formation : reconnaître et accepter le manque et les limites

J’ai montré dans d’autres articles (Dubouloy, 2004) qu’il est possible de concevoir des dispositifs de formation qui :

  • favorisent le développement des caractéristiques managériales et humaines tant attendues des entreprises,
  • mais développent également l’approche critique et réflexive, au-delà de la seule transmission de connaissances,
  • permettent aux participants de « retravailler leur vie »,
  • et encouragent la (re)découverte d’un Soi autonome et créatif.

Ces formations se caractérisent par la multiplicité des dispositifs, la diversité des personnes (enseignants et participants), la diversité des méthodes pédagogiques, le partage et la confrontation d’expériences, la prise de recul et l’interrogation profonde et sincère sur soi. C’est une dynamique sur laquelle il faut veiller en permanence. Les contraintes qui poussent vers la « managerial correctness » sont nombreuses. Ces dispositifs prennent en compte les facettes d’un apprentissage aux postes de direction : un apprentissage cognitif, rationnel et émotionnel, pratique et éthique.

.l’expatriation : apprendre à se séparer et reconnaître les différences

Nombre d’entreprises recommandent à tout hp d’occuper au moins un poste à l’étranger. L’expatriation est supposée permettre de tester l’indispensable capacité d’adaptation, l’autonomie et l’ouverture d’esprit de ceux qui partent. La conquête de cette autonomie passe par le deuil des imagos parentales (Cerdin et Dubouloy, 2004). Elle passe par le renoncement à des représentations idéalisantes et surmoïques de l’étranger, la différence, la nouveauté. Après un séjour à l’étranger, les anciens expatriés acceptent plus volontiers leurs limites et partent à la découverte de ce qui leur reste accessible et non pas de ce qu’il convient de faire ou de ce qu’on les autorise à faire. À ceux-là, l’expatriation permet de trouver leur juste place d’adulte mature dans les différents environnements familiaux, professionnels, sociaux et culturels qui sont les leurs. « Quand vous revenez, vous êtes vous-même et plus seulement votre nom sur le passeport. Et le miroir vous reflète vous et pas le modèle ambiant », dit l’un d’entre eux. Ils ont découvert le prix à payer pour « grandir ». Cependant, certains se refusent à traverser les souffrances du questionnement et des renoncements que tout cela représente. Ils se replient frileusement sur la communauté des expatriés projetant sur l’extérieur, et particulièrement sur le pays d’accueil, leur incapacité d’accepter les vraies différences, leurs limites et les règles d’un jeu qu’ils ne maîtrisent pas.

.les compagnons d’une route difficile

Ces recherches ont montré que les entreprises proposent à leurs managers des dispositifs qui peuvent fonctionner comme des espaces transitionnels qui leur permettent de renoncer à leur fauxself et de voir le monde tel qu’il est, non plus à travers le prisme de leurs illusions et fantasmes mais pour agir sur lui. Ces différentes étapes qu’ils doivent parcourir leur permettent de faire l’épreuve de la séparation de certains « objets » narcissiques, du renoncement à l’omnipotence, l’épreuve de l’altérité, de la construction des relations de solidarité avec les autres, la conquête de la confiance en l’autre et la confiance en soi, le renoncement à des positions surmoïques ou idéalisantes envahissantes. Au final, c’est véritablement eux, leur originalité et leur désir, qui sont en jeu dans leur vie professionnelle et non plus les désirs, les exigences ou injonctions des autres.

Cependant, tous n’acceptent pas de faire ce travail de « déconstruction et de reconstruction », pour reprendre les propos utilisés par une des personnes interviewées.

Certains, du fait de leur histoire personnelle, n’ont pas suffisamment confiance dans leur environnement pour s’autoriser à prendre le risque de remettre en perspective leur vie. Tous ne se découvrent pas les mêmes limites ni le même avenir. Certains ne s’aventurent que très prudemment sur ce chemin ou ils s’arrêtent en route. Tous ne partent pas du même point de départ, ne font pas ce parcours à la même vitesse ni même avec le même « lâcher prise ». Pour d’autres, la redécouverte de soi pourra se faire dans l’après-coup.

 Cependant, il est tout aussi nécessaire qu’ils rencontrent à cette occasion des personnes qui acceptent la posture de « mère suffisamment bonne ». Si de nombreux compagnons de route peuvent occuper cette place – tuteur, parrain, collègue, mentor… –, le coach est aujourd’hui la personne qui se trouve le plus volontiers dans cette position. Encore faut-il que celui-ci ne joue pas au « conseiller technique » en management ni même au « psychologue à visée orthopédique » – adaptation aux situations difficiles –, ce qui ne ferait que renforcer les faux-self des managers (Arnaud et Dubouloy, 2005). Il doit laisser ouvert l’espace du questionnement où la réponse ne peut venir que de la personne elle-même.

http://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2006-3-page-22.htm

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