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Billet de blog 12 octobre 2025

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IA, climat : les catalyseurs d’un nouveau paradigme économique mondial ?

Vers un néo-mercantilisme fiscal, énergétique et numérique Assistons nous à la fin de la libre circulation des flux ?

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 Vers un néo-mercantilisme fiscal, énergétique et numérique

Assistons nous à la fin de la libre circulation des flux ?

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ttps://www.bfmtv.com/economie/entreprises/industries/reduction-des-quotas-d-importation-droits-de-douane-de-25-a-50-l-europe-va-devoiler-ses-mesures-pour-proteger-l-industrie-siderurgique-au-bord-de-l-effondrement_AD-202510070186.html

Depuis la création du marché unique, la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes constitue l’un des fondements de l’Union européenne. Ce principe, inscrit dans les traités depuis l’Acte unique (1986) et Maastricht (1992), a façonné un espace économique ouvert et intégré.
Mais à l’heure où les flux financiers, informationnels et numériques deviennent des instruments de puissance, cette ouverture absolue apparaît de plus en plus difficile à concilier avec les impératifs de souveraineté économique, technologique et écologique, et de justice fiscale.

L’Union semble d’ailleurs avoir amorcé un tournant.
Bruxelles a engagé une série de réformes visant à reprendre le contrôle des flux stratégiques, qu’il s’agisse des capitaux, des données ou des infrastructures numériques.

Le Data Act (entré en vigueur en septembre 2024) encadre désormais le partage des données industrielles et impose une portabilité entre services cloud, afin de réduire la dépendance aux acteurs américains (AWS, Microsoft, Google).
Les Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA), pleinement appliqués, marquent un renforcement du contrôle européen sur les grandes plateformes — TikTok, Meta, Shein ou Temu — désormais qualifiées de gatekeepers.
Sur le plan financier, le screening des investissements étrangers s’intensifie, tandis que le projet BEFIT (Business in Europe: Framework for Income Taxation) tente de poser les bases d’une fiscalité commune, afin de limiter l’évasion et de consolider les ressources de l’Union.
Enfin, l’Europe esquisse un protectionnisme raisonné : relèvement des droits de douane sur l’acier chinois, plan Net-Zero Industry Act visant 40 % de production verte européenne d’ici 2030, et premières discussions autour de mécanismes miroirs environnementaux.

Ces évolutions traduisent une prise de conscience : la liberté totale des flux, longtemps synonyme d’efficacité économique, peut désormais se muer en vulnérabilité stratégique.
Cependant, les avancées demeurent inégales. Les États membres restent divisés — entre partisans du libre-échange (Pays-Bas, Irlande) et tenants d’une souveraineté assumée (France, Italie) — tandis que la dépendance européenne vis-à-vis des plateformes américaines et des importations manufacturières chinoises continue de croître.

Dès lors, la question n’est plus théorique.
Quarante ans après l’avènement du paradigme néolibéral — lorsque l’Europe rivalisait encore avec les États-Unis dans les années 1980 —, le continent a progressivement reculé pour ne plus occuper aujourd’hui que la troisième place mondiale (selon la plupart des indicateurs économiques. )
Pire encore, cette position tient davantage à l’inertie de sa richesse passée qu’à la vigueur de sa dynamique présente. L’Europe a manqué le virage du numérique (avec exceptions comme SAP, ASML, etc. ), elle dépend de l’extérieur pour son énergie, et elle peine à transformer son avance scientifique en puissance industrielle.
Ce recul n’est pas seulement conjoncturel : il résulte de décennies de politiques centrées sur la stabilité budgétaire et la libre concurrence, souvent au détriment de l’investissement, de la planification et de la vision de long terme. L’Europe a privilégié la régulation plutôt que la stratégie, le marché plutôt que la puissance.
Pendant que les États-Unis consolident leur domination technologique, que la Chine contrôle ses marchés tout en exportant massivement, et que l’Inde s’impose comme nouvel acteur de la croissance mondiale, l’Europe apparaît de plus en plus comme une puissance d’équilibre sans projet moteur.

Le continent doit aujourd’hui affronter une réalité nouvelle : comment peut-il encore résister aux géants américain et chinois, mais aussi aux puissances japonaise, indienne et russe, chacune affirmant sa propre stratégie économique ou énergétique ?
L’Union se trouve désormais face à un triple défi : concilier l’ouverture qui fonde son ADN politico-économique avec un monde redevenu protectionniste, s’adapter aux révolutions technologique et climatique, et pour le dire plus crûment ,apprendre enfin à sortir des années 1980.

Pour y répondre, nous reviendrons d’abord sur la construction historique de ce paradigme libéral (I), avant d’en montrer les impasses internes, notamment fiscales et financières (II), puis la nouvelle géographie du pouvoir à l’ère numérique et algorithmique (III).

Enfin, nous verrons que l’Europe dispose encore des ressources — humaines, institutionnelles et scientifiques — pour redéfinir une souveraineté adaptée à son temps, à condition d’en repenser les fondements (IV).

I. Histoire et genèse : le mythe de la liberté des capitaux et la puissance publique

1. Le mythe de la main invisible et la réalité historique

L’industrialisation européenne fut un récit de construction politique, non de marché spontané. Les grandes transformations industrielles du XIXᵉ siècle reposèrent sur des mécanismes coercitifs : accumulation extra-européenne de ressources (esclavage, colonies), protection tarifaire, appui militaire et diplomatique, capacité fiscale pour financer infrastructures et armées.

L’État n’y joue pas un rôle accessoire : il est le moteur du processus de montée en puissance. Les comparaisons historiques (Europe/Asie) montrent que l’avantage industriel s’est bâti sur des politiques publiques volontaristes, non sur le laisser-faire total.
Toutefois, l’économie mondiale et la fiscalité demeuraient encore immatures : l’absence de cadres multilatéraux stables favorisa des déséquilibres extrêmes — économiques, sociaux et politiques — dont les crises des années 1930 et les dérives totalitaires furent les manifestations les plus tragiques.

2. Du GATT au néolibéralisme : un changement récent

Après 1945, le système de Bretton Woods imposait des contrôles plus stricts des capitaux pour éviter certaines crises financières et ne pas revivre ces décennies de l’horreur 30-45. La Charte de La Havane (1948) devait articuler commerce, emploi, développement, et encadrer certaines pratiques des entreprises — un projet rapidement abandonné au profit du GATT (1947), puis de l’OMC (1995), cadre plus centré sur le commerce.

Mais de nouveau avec la crise pétrolière de 1979 et l’essoufflement du modèle keynésien, l’affrontement idéologique bascule : la bataille économique passe dans le camp des néo-libéraux, au détriment des modèles social-démocrates.” C’est le démantèlement qui survient dans les années 1980-1990 : sous Thatcher et Reagan, l’idéologie néolibérale s’impose. Discipline budgétaire, privatisations, dérégulation financière, ouverture accrue : le consensus néolibéral devient norme mondiale. C’est à ce moment que l’idée d’une liberté quasi-absolue des capitaux s’ancre dans les politiques.

3. L’Europe : De la liberté des flux à la dépendance stratégique

L’ADN de la construction européenne repose sur la liberté quasi absolue des flux (de capitaux, de biens, de services et de personnes) inscrite dès l’Acte unique européen (1986) et gravée dans les traités depuis Maastricht (1992).

Cette architecture, pensée dans un monde de stabilité financière et de confiance dans la mondialisation, a fait de la libre circulation non seulement un pilier économique, mais un principe « constitutionnel », supérieur à toute logique de planification ou de protection stratégique.

Cette logique a progressivement instauré une primauté du marché sur la décision politique, ce qui est fortement contestable, où la conformité économique l’emporte souvent sur la souveraineté démocratique.

Le refus du projet de Constitution européenne par référendum en France et aux Pays-Bas (2005) n’a pas empêché le retour quasi intégral du texte via le traité de Lisbonne (2007), adopté par voie parlementaire.

De même, la crise grecque de 2015 a révélé la primauté des règles financières sur la souveraineté populaire : malgré le « non » massif au référendum, les banques ont été temporairement fermées et un plan d’ajustement renforcé imposé.

Même le FMI a reconnu depuis que la rigueur imposée avait été économiquement excessive et socialement coûteuse .

Mais depuis ces épisodes, une prise de conscience graduelle s’opère.

L’Union s’est dotée de nouveaux outils pour retrouver une souveraineté économique et numérique minimale :

le filtrage des investissements étrangers (2019), la stratégie européenne des données, le Data Governance Act (2022) ou encore la volonté d’une politique industrielle commune (puces, IA, défense).

Pourtant, les freins structurels demeurent : l’absence d’harmonisation fiscale et sociale, le maintien de compétences nationales éclatées, et la rigidité juridique des traités, conçus pour un monde libéral aujourd’hui dépassé.

L’Europe reste donc partagée entre son héritage d’ouverture et la nécessité de puissance.

Son défi, désormais, n’est plus de défendre la libre circulation comme un absolu, mais de réconcilier la liberté des flux avec la souveraineté démocratique — autrement dit, de transformer un principe économique en projet politique.

Bilan synthétique

La liberté des capitaux n’est pas une évidence naturelle & intemporelle : c’est un choix, une construction historique et politique.

Remarques clés :

1. L’équilibre entre marché et État résulte de choix politiques situés. La “liberté absolue des capitaux” n’est pas une loi économique universelle, mais un paradigme issu des années 1980, déjà remis en question à plusieurs reprises depuis.

2. Les grandes puissances ont toujours articulé ouverture économique et intervention stratégique — de la Grande-Bretagne industrielle à la Chine contemporaine — tandis que le modèle européen, fondé sur un ordolibéralisme rigoureux, paraît aujourd’hui plus exposé aux asymétries de puissance.

3. En libéralisant largement les flux financiers, les États européens se sont placés en concurrence pour attirer capitaux et investissements. Cette “course au moins-disant fiscal” a souvent érodé les marges de manœuvre budgétaires nationales et freiné la mise en place d’instruments communs d’investissement et de cohésion.

En somme, la question n’est plus de savoir s’il faut ouvrir ou fermer les flux, mais comment redéfinir les conditions de leur circulation dans un monde où la souveraineté — économique, numérique et démocratique — est redevenue une dimension centrale de la puissance.

II. Le mythe “moins d’impôt = plus de croissance” : preuves empiriques et contradictions actuelles

1. Quand la faiblesse fiscale devient une trappe

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ttps://www.bfmtv.com/economie/entreprises/shein-paie-273-000-euros-d-impot-en-france-c-est-moins-qu-un-seul-de-mes-supermarches-le-patron-de-cooperative-u-denonce-un-systeme-qui-ne-va-plus_AV-202505060471.html

Les données comparatives suggèrent qu’aucun pays développé n’a durablement maintenu un haut niveau de prospérité avec une pression fiscale inférieure à 15 % du PIB (FMI, 2017). En dessous de ce seuil, les États n’ont plus les moyens d’assurer les fonctions essentielles de long terme : éducation, santé, recherche, infrastructures.

Autrement dit, la capacité d’un État à investir, et son IDE (investissements directs étrangers), dépend directement de sa base fiscale, et non de la seule attractivité de son marché.

La mécanique du cercle vicieux :

• Pression fiscale insuffisante → recettes publiques limitées ;

• Recettes limitées → sous-investissement dans les biens collectifs ;

• Sous-investissement → croissance faible et base fiscale étroite ;

• Base fiscale étroite → dépendance accrue aux capitaux extérieurs.

=> Résultat : une stagnation structurelle et une vulnérabilité croissante face aux cycles financiers mondiaux.

2. L’évasion fiscale et l’érosion des recettes

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ttps://www.lemonde.fr/economie/article/2024/09/30/en-irlande-un-excedent-budgetaire-historique-qui-depend-du-detournement-des-impots-du-reste-de-l-europe_6339796_3234.html

La mobilité des capitaux a considérablement amplifié le contournement fiscal. Selon Tax Justice Network (2023), près de 480 milliards de dollars échappent chaque année aux États du fait de l’optimisation ou de la fraude des multinationales.

• Pour les pays en développement, la perte fiscale dépasse souvent le montant total de l’aide publique au développement reçue.

• Pour les économies développées, la concurrence fiscale intra-OCDE (Irlande, Luxembourg, Pays-Bas) s’apparente à une érosion organisée de leurs propres bases fiscales.

Depuis le milieu des années 2010, la part des profits européens enregistrés dans les paradis fiscaux internes (Irlande, Luxembourg, Pays-Bas) a nettement progressé, alors même que les recettes de l’impôt sur les sociétés stagnent.

Une part significative de la richesse produite sur le continent est enregistrée dans des juridictions à fiscalité avantageuse, au sein même du marché unique, ce qui affaiblit mécaniquement la base fiscale des autres États membres.

=> La fiscalité cesse d’être un instrument de solidarité pour devenir un levier de concurrence, au détriment de la cohésion sociale et de la capacité d’investissement public.

3. Les contradictions contemporaines

Les trois défis du XXIᵉ siècle, écologique, social et numérique, exigent des marges budgétaires solides :

• financer la transition énergétique et climatique ;

• corriger les inégalités aggravées par la mondialisation des revenus du capital ;

• bâtir une souveraineté industrielle et technologique, notamment dans les filières stratégiques (semi-conducteurs, IA, santé).

Or, ces objectifs supposent un socle fiscal stable et coordonné. Sans recettes publiques suffisantes, les États ne peuvent ni protéger, ni investir, ni anticiper.

L’alternative n’est donc pas entre « plus d’impôt » ou « moins d’impôt », mais entre dépendance subie et autonomie choisie.

4. Le paradoxe américain

Les États-Unis sont souvent présentés comme l’exemple d’un pays prospère à faible fiscalité. Mais cette comparaison est trompeuse : elle omet un protectionnisme sélectif et que les dépenses de retraite et de santé, qui représentent près d’un quart du PIB, y sont quasi entièrement privées — donc obligatoires pour les ménages, et non prises en charge collectivement.

Autrement dit, si l’on additionne fiscalité publique et charges privées incompressibles, l’effort global américain est équivalent, voire supérieur, à celui de l’Europe.

Sauf qu’il est moins performant : le système privé coûte plus cher, exclut davantage et produit des résultats sociaux inférieurs (espérance de vie, inégalités, précarité sanitaire). Sur ce point, le modèle européen, fondé sur la mutualisation et la solidarité, obtient des résultats sociaux supérieurs pour un effort global équivalent, voire inférieur.

5. Le contre-exemple chinois

Autre grande puissance, la Chine combine une fiscalité relativement faible (autour de 18 % du PIB) avec un État extrêmement fort et interventionniste, qui oriente le crédit, planifie les filières industrielles et contrôle ses flux financiers. Ce modèle démontre que la performance économique ne dépend pas seulement du niveau d’imposition, mais surtout de la capacité de l’État à diriger, arbitrer et coordonner l’investissement collectif.

Autrement dit, ce n’est pas ici l’apologie de l’impôt, mais celle de la puissance publique efficace : qu’elle passe par la fiscalité ou par la planification, La clé réside dans la capacité de l’État à orienter et coordonner les décisions économiques collectives, plutôt que de les subir.

III. Pourquoi reprendre le contrôle des capitaux et des datas est devenu urgent et vital.

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ttps://www.franceinfo.fr/monde/europe/union-europeenne/l-union-europeenne-ouvre-une-enquete-contre-tiktok-apres-des-soupcons-d-ingerence-russe-sur-le-reseau-social-lors-de-l-election-en-roumanie_6960782.html

La souveraineté du XXIᵉ siècle ne se joue plus seulement sur les frontières physiques, mais sur la maîtrise des flux financiers, numériques et désormais algorithmiques.

La révolution de l’intelligence artificielle en cours repose sur deux leviers indissociables : la donnée et le capital. Or, ces deux ressources clés échappent largement à l’Europe. Les modèles d’IA les plus puissants (OpenAI, Anthropic, Google DeepMind) s’entraînent sur des volumes massifs de données, souvent issus d’usages européens, mais captés, stockés et monétisés ailleurs. Sous le Cloud Act et le Patriot Act, les données hébergées par des entreprises américaines demeurent accessibles aux autorités de Washington, même lorsqu’elles concernent des citoyens ou institutions européennes.

Cette dépendance numérique recoupe une dépendance financière : les profits, comme les flux de capitaux, s’évaporent vers les centres dominants, tandis que la valeur produite sur le continent se dilue dans les bilans d’acteurs extérieurs.

L'autre manifestation est l’essor des cryptomonnaies privées, émises pour près de 75 % par des plateformes américaines (Circle, Coinbase) et environ 15 % par des acteurs asiatiques (Binance, Tether).Ce basculement représente une véritable privatisation du pouvoir monétaire, l’un des piliers historiques de la souveraineté européenne (à laquelle l’Europe tente désormais de répondre avec le cadre MiCA. ) Pourtant, ce glissement majeur ne suscite ni scandale public, ni mobilisation politique à la hauteur de l’enjeu. Le rapport du Sénat français (2024) alerte d’ailleurs sur ce risque.

Ce paradoxe est révélateur : au nom de la liberté, l’Europe a laissé se déliter les fondements même de son autonomie fiscale, financière et numérique. Reprendre le contrôle de ses capitaux et de ses données, ce n’est pas fermer les frontières : c’est retrouver la capacité de décider, d’arbitrer et d’investir selon ses propres priorités collectives.

1. Le risque d’être « siphonné »

L’Europe continue d’appliquer une ouverture quasi inconditionnelle, sans contreparties fiscales, sociales ou stratégiques. Résultat : une triple captation de valeur — fiscale, numérique et industrielle — par des acteurs extérieurs.

• Évasion fiscale : LuxLeaks, Paradise Papers, Panama Papers ont révélé comment les multinationales déplacent artificiellement leurs bénéfices vers l’Irlande, le Luxembourg ou les Caraïbes.

• Captation des données : chaque requête Google, chaque transaction Amazon, chaque publicité Facebook génère de la donnée exploitée et monétisée ailleurs qu’en Europe.

• Prise de contrôle d’actifs stratégiques : Alstom, Mannesmann, Arcelor… autant d’entreprises européennes passées sous pavillon étranger au nom de la libre circulation des capitaux.

=> Ce n’est plus une dépendance économique classique, mais une extraction de valeur immatérielle, comparable à une forme de colonisation moderne : les ressources sont désormais les flux financiers, les données et la propriété intellectuelle.

2. La pression stratégique des grandes puissances

Les États-Unis et la Chine ont, chacun à leur manière, rompu avec le dogme du marché autorégulé.

• États-Unis : Inflation Reduction Act (369 Md $) et CHIPS Act (52 Md $), un retour assumé du protectionnisme vert et de la planification industrielle.

• Chine : blocage des GAFAM, soutien massif à Huawei, Alibaba, Baidu, et planification de long terme sur l’IA, les batteries, les métaux critiques.

Ces deux puissances combinent : => un État stratège, des subventions massives et une protection réglementaire sélective.

Face à cela, l’Europe adopte une stratégie d’ajustement progressif. Structurellement dépendante de l’extérieur pour son énergie et ses approvisionnements critiques, elle ne peut renoncer à l’ouverture de son marché unique, mais doit sortir d’une posture dogmatique pour construire une cohérence industrielle et stratégique à la hauteur des nouveaux rapports de force.

3. Liberté des datas et dépendance numérique

Malgré le RGPD, le DMA et le DSA, l’Europe reste dépendante dans les faits.

• Juridiquement : le Cloud Act américain (2018) autorise les autorités des États-Unis à exiger l’accès à des données hébergées par des entreprises américaines, y compris lorsque ces données se trouvent sur le territoire européen. En pratique, cela signifie qu’aucune donnée stockée sur AWS, Microsoft Azure ou Google Cloud n’est entièrement protégée de la juridiction américaine.

• Technologiquement : selon la Commission européenne, plus de 70 à 85 % des données européennes sont hébergées sur des infrastructures contrôlées par des entreprises américaines. L’écrasante majorité des administrations publiques, hôpitaux, universités et entreprises européennes reposent sur ces solutions propriétaires. En cas de tension diplomatique ou de conflit commercial, cette dépendance pourrait se traduire par une perte d’autonomie opérationnelle : interruption de services, restrictions d’accès, ou simple hausse coercitive des coûts d’usage.

• Stratégiquement : les données produites en Europe alimentent les intelligences artificielles étrangères, américaines (OpenAI, Google DeepMind) ou chinoises (Alibaba Cloud, Baidu), sans retour équivalent en valeur ou en contrôle. L’Europe risque de devenir un simple fournisseur de matière première numérique pour des puissances technologiques extérieures.

Résultat : une vulnérabilité structurelle. L’Europe finance, souvent sans le vouloir, la puissance de ses concurrents technologiques. Ses citoyens et ses entreprises produisent la donnée, mais la valeur, la propriété intellectuelle et la maîtrise stratégique sont ailleurs.

4. Pourquoi aucun champion européen ne peut émerger sans souveraineté

pourquoi un continent aussi éduqué, innovant, riche et pacifié n’a produit aucun GAFAM. ?

L’Europe dispose des cerveaux mais pas du terrain de jeu : fragmentée, sans marché unifié ni capital-risque à la bonne échelle, elle régule plus qu’elle ne construit, manque d’une véritable vision industrielle et laisse partir ses talents vers les puissances qui, elles, planifient, financent et protègent leurs champions.

  • Aux États-Unis, la Silicon Valley est née de programmes militaires et publics (DARPA, NASA, Pentagone).

  • En Chine, les géants du numérique ont vu le jour dans le giron de l’État, portés par une stratégie industrielle planifiée sur vingt ans.

  • En Europe, au contraire, l’idée même de politique industrielle a longtemps été suspecte : on a préféré la “neutralité du marché”.
    Le terme de “souveraineté numérique” n’apparaît dans le discours européen qu’après 2018, à la faveur des scandales Cambridge Analytica et Huawei.

Aucune grande puissance n’a laissé ses champions naître dans un environnement totalement ouvert. Les faits sont constants :
• Les États-Unis ont bloqué Huawei et TikTok, protègent systématiquement leurs filières critiques et utilisent leurs marchés publics comme levier d’influence technologique.
• La Chine a interdit Google, Facebook et Twitter, bâtissant un écosystème numérique domestique autonome et cohérent.
• Le Japon et la Corée du Sud ont protégé Sony, Samsung ou Hyundai avant de les projeter à l’international.
• Même l’Angleterre du XVIIIᵉ et du début du XIXᵉ siècle, souvent présentée comme la patrie du libre-échange, s’est d’abord industrialisée sous un régime fortement protectionniste — droits de douane élevés, Navigation Acts réservant le commerce maritime au pavillon britannique, et soutien actif aux manufactures nationales. Ce n’est qu’après avoir consolidé son avance industrielle qu’elle a prôné le libre-échange à partir des années 1840.

L’Europe, elle, demeure l’une des zones économiques les plus ouvertes au monde, mais sans les contreparties stratégiques qu’exigent ses concurrents.
Structurellement dépendante pour son énergie, ses données et ses approvisionnements critiques, elle ne peut renoncer à cette ouverture, mais elle peine encore à en faire un instrument de puissance.
Elle reste, à bien des égards :
• sans marché numérique unifié, ni capital-risque comparable à celui des États-Unis ;
• soumise à des règles de concurrence internes qui empêchent les concentrations nécessaires à la taille critique ;
technologiquement dépendante des plateformes étrangères (cloud, IA, publicité, réseaux sociaux).

Même quand des alternatives émergent — Qwant, MeWe, Mastodon, ou encore Gaia-X —, elles peinent à atteindre la masse critique faute d’un écosystème cohérent, d’un soutien financier durable et d’un marché intégré.
L’Europe a produit des talents, mais pas les conditions de leur succès : les ingénieurs qu’elle forme conçoivent aujourd’hui les algorithmes de Google, Meta ou OpenAI.

En somme, l’Europe a eu les cerveaux et les valeurs, mais pas la stratégie.
Là où la Chine a fermé pour construire, et Les États-Unis ont toujours combiné ouverture sélective et protection stratégique — une forme de libre-échange à leur avantage, et non un laisser-faire intégral (De 1790 à la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont eu les droits de douane parmi les plus élevés du monde, et pratiquent un protectionnisme de puissance, masqué sous un discours libéral. ) l’Europe a ouvert sans contrepartie — confondant régulation avec puissance et marché avec souveraineté.

Conclusion intermédiaire :

Dans ce schéma, le continent devient une colonie numérique et financière d’un type nouveau. Le pouvoir d’achat européen est capté, tandis que les flux de données, d’investissements et de dividendes s’échappent plus vite qu’ils ne s’accumulent. Les plateformes étrangères siphonnent la donnée, la transforment en intelligence économique et la revendent sous forme de services à forte valeur ajoutée. Les multinationales, elles, optimisent leur fiscalité, transférant artificiellement leurs bénéfices vers les juridictions les moins imposées.

Autrement dit, l’Europe produit la matière première du XXIᵉ siècle, les données et la demande, mais n’en maîtrise ni la transformation ni la captation de la rente.

Dans de telles conditions d’ouverture, elle perd progressivement son savoir-faire numérique et empêche l’émergence de véritables champions européens.

C’est la raison du sursaut actuel, amorcé à travers le Data Act, le Net-Zero Industry Act ou la volonté d’un contrôle accru des investissements étrangers — mais encore freiné par un libre-échangisme presque génétique.

À long terme, si cette situation ne provoque pas un effondrement brutal, elle prépare fatalement une érosion lente et assurée, sans savoir-faire, sans ressources, sans cerveaux, et sans pouvoir d’achat.

Pourtant l’Europe a, pour l’instant, encore de très sérieux atouts

IV. Les atouts européens : « pas de pétrole, mais des cerveaux »

L’Europe ne dispose ni de pétrole ni de vastes gisements miniers ; son levier est immatériel : capital humain, infrastructures de recherche et institutions publiques.

Mais cet avantage repose sur trois conditions simultanées : un État stratège, une base fiscale solide et la maîtrise effective des flux informationnels.

1. Science : un socle sous tension

L’Europe demeure un pôle scientifique majeur : elle représente encore près de 20 % des publications mondiales.

Mais attention, la course s’est durcie : elle perd du terrain — en 2000, elle en produisait près de 27 %, et sa part dans la R&D mondiale recule face à la Chine et aux États-Unis.

Ces derniers consacrent désormais 3,5 % de leur PIB à la recherche, contre 2,2 % en Europe — un écart qui s’est creusé depuis trente ans, tandis que la Chine a multiplié par quatre son effort sur la période.

À cette stagnation s’ajoute une fuite de talents croissante : environ un quart des chercheurs européens de haut niveau exercent aujourd’hui hors d’Europe, et près de la moitié des spécialistes européens en intelligence artificielle travaillent pour des institutions étrangères.

Les causes sont connues : salaires moindres, sous-financement des laboratoires, fragmentation institutionnelle et faibles passerelles entre recherche publique et industrie.

Résultat : l’Europe reste riche en cerveaux, mais pauvre en valorisation.

2. Le marché intérieur comme instrument stratégique

Avec 450 millions d’habitants et un PIB équivalent à celui des États-Unis, l’Union européenne dispose d’un marché capable de façonner les standards mondiaux.

Utilisé comme levier (via la commande publique, les normes ou la régulation) il pourrait structurer des filières européennes (IA, cloud, semi-conducteurs, batteries).

Pourtant, la commande publique reste largement ouverte, et profite souvent à des solutions non européennes : avions F-35, clouds américains, véhicules électriques importés.

L’écart entre potentiel et usage stratégique demeure frappant.

3. Souveraineté des données : le maillon faible de l’avenir numérique européen

Le RGPD constitue un acquis majeur, mais il encadre l’usage plutôt qu’il n’assure la maîtrise. Or, la souveraineté technologique suppose le contrôle des infrastructures — des data centers aux modèles d’IA.

Aujourd’hui, plusieurs faits montrent que cette dépendance est réelle et comportant des risques :

• Le directeur juridique de Microsoft France a reconnu qu’il ne pouvait pas garantir que les données européennes stockées dans des centres de données en Europe soient à l’abri de sollicitations des autorités américaines, en vertu du Cloud Act.

• Des municipalités telles que celles de Copenhagen ou Aarhus, ainsi que Lyon, abandonnent les suites Microsoft pour des logiciels open-source, un mouvement motivé moins par des économies que par le désir de reprendre le contrôle numérique.

• Aux Pays-Bas, de nombreuses municipalités disent se sentir piégées dans une “dépendance technique”: beaucoup de leurs outils, applications ou services sont liés à Microsoft, ce qui rend toute transition complexe et coûteuse.

• L’Europe a adopté l’European Health Data Space (EHDS) en 2025 pour créer des infrastructures plus contrôlables, interopérables et sécurisées pour les données de santé, limiter le risque de fuite ou d’exploitation externe.

Tant que cette dépendance aux infrastructures étrangères perdurera, l’Europe restera une puissance régulatrice, mais non pleinement productrice ou souveraine. En cas de conflit — commercial, diplomatique ou géopolitique — ses leviers d’action pourraient être sévèrement limités.

4. Institutions publiques : le socle invisible et productif de la puissance européenne

Les institutions publiques — éducation, recherche, régulation, justice, santé, infrastructures — constituent l’ossature de la puissance européenne.

Elles garantissent la stabilité, la prévisibilité et la confiance, conditions premières de tout investissement productif.

Contrairement à une idée répandue, l’attractivité économique ne repose pas d’abord sur la fiscalité, mais sur la qualité institutionnelle.

Les pays européens disposant d’un État solide, d’un système éducatif performant et d’infrastructures fiables — l’Allemagne, la France, les Pays-Bas ou les pays nordiques — figurent parmi les plus attractifs au monde pour les IDE, malgré une pression fiscale élevée.

L’exemple allemand est révélateur : sa capacité d’innovation, la puissance de ses PME industrielles (Mittelstand) et la stabilité de ses institutions attirent bien plus que ses taux d’imposition.

Or, cette stabilité repose sur un financement collectif.

La concurrence fiscale intra-européenne et la mobilité des profits affaiblissent cette base : moins de ressources publiques, c’est moins d’institutions solides, donc moins d’attractivité réelle.

Sans une base fiscale stable, il n’y a pas d’État stratège ; sans État stratège, les savoirs et innovations se dispersent.

Les institutions publiques ne sont pas un coût : elles sont un multiplicateur de richesse et un facteur d’autonomie stratégique.

Elles permettent à l’Europe de rester un espace où l’investissement productif, la recherche et la stabilité sociale se renforcent mutuellement.

“L’impôt, lorsqu’il finance des institutions efficaces, ne freine pas la croissance : il la rend durable.”

Conclusion de section

L’Europe dispose encore des cerveaux, des institutions et du savoir-faire pour tracer sa propre voie.

Mais si elle laisse l’impôt se dissoudre, la donnée s’échapper et l’investissement public s’éroder, elle finira par n’être qu’un laboratoire à ciel ouvert pour les autres.

L’Europe n’a pas besoin de nouveaux atouts : elle a besoin de cohérence entre eux.

V. Questionnements :

Si la liberté des flux, de capitaux, de données ou d’investissements, finit par dissoudre la capacité de l’Europe à choisir son avenir, peut-on encore parler de liberté ?

Quand la propriété privée et la liberté des capitaux s’éloignent de l’intérêt général, elles cessent d’être un moteur de prospérité pour devenir les rouages d’un déclin lent, ordonné, mais irréversible.

La question n’est peut-être plus économique : elle est politique, morale, presque civilisationnelle. Jusqu’où la liberté peut-elle rester un progrès, lorsqu’elle n’appartient plus à personne ?

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