Les Trente Glorieuses (≈1945–1975) ont constitué une réussite historique sans précédent dans l’histoire économique française et européenne. Cette période reposait sur une logique économique et sociale radicalement différente de celle qui prévaut aujourd’hui, articulée autour d’une ambition partagée : reconstruire, moderniser et répartir largement les fruits de la croissance.
– des taux d’imposition progressifs élevés, jusqu’à 90 % (revenus, comme successions). voir schéma.
– une forte croissance industrielle et des investissements massifs dans l’éducation, l’énergie, la santé et les infrastructures publiques ;
– une démarchandisation de secteurs stratégiques, et souverain : l’État conservait ou régulait fermement des domaines jugés souverains — armée, énergie, transports, télécommunications, services postaux.
– Un contrôle strict des mouvements de capitaux et des changes, hérité des accords de Bretton Woods : ces règles limitaient les sorties spéculatives, réduisaient l’arbitrage fiscal international et offraient aux États une marge de manœuvre pour financer l’investissement public, stabiliser les économies et appliquer des politiques redistributives ambitieuses.
Baisse de la fiscalité post 30 glorieuses
1) Années 1980–1990 : la victoire néolibérale et la liberté de circulation des capitaux
Constat central (politique et institutionnel). À partir des années 1980–1990, une bascule majeure s’opère dans la plupart des économies avancées : montée de l’orthodoxie de marché (souvent appelée « néolibéralisme »), dérégulation financière, ouverture accrue des marchés et remise en cause progressive de certaines protections sociales et industrielles qui avaient structuré les décennies précédentes.
Points saillants
- Dérégulation financière : suppression progressive des règles encadrant les marchés et produits financiers (produits dérivés, titrisation, opérations hors bilan), facilitant la circulation et la complexité des flux transfrontaliers.
- Libre circulation des capitaux, sans conditions effectives : possibilité accrue de transférer des actifs entre juridictions, y compris pour arbitrer l’impôt. Cette mobilité permet à certains patrimoines de bénéficier d’infrastructures publiques locales sans y contribuer fiscalement à hauteur équivalente.
- Pression concurrentielle sur les États : la menace de délocalisation des capitaux affaiblit la capacité des États à maintenir un modèle social ou une fiscalité fortement redistributive ; la pression est orientée à la baisse sur la taxation du capital et des hauts revenus.
- Allégements ciblés sur le capital : fiscalité plus favorable pour les dividendes, plus-values, transmissions et holdings patrimoniaux.
Mécanismes concentrationnaires
- Les allègements et niches fiscales deviennent l’un des rares leviers pour retenir ou attirer les capitaux ; ils accroissent le revenu net des détenteurs d’actifs, tandis que les prestations sociales et protections pour la majorité « immobile » tendent à se réduire.
- La mobilité des capitaux constitue un levier politique : la simple possibilité de déplacer investissements et profits exerce une contrainte permanente sur les politiques fiscales et sociales.
- La finance se substitue progressivement à l’investissement industriel comme vecteur principal de valorisation : la croissance des patrimoines provient surtout de la revalorisation d’actifs (actions, immobilier, participations) plutôt que d’un développement proportionnel de l’emploi productif.
- Plus le capital se concentre, plus il peut défendre ses positions.
Conséquences très mitigées pour l’appareil productif et social
- Ces transformations ont, à court terme, soutenu le pouvoir d’achat des ménages (grâce à des prix plus bas et à l’abondance de biens importés)
- Et concentré des grands gagnants, comme le secteur du luxe (#Bernard Arnaud), au détriment d'autres secteurs (automobile par exemple).
Mais, elles ont aussi fragilisé le tissu industriel et productif à long terme :
- La croissance du revenu national par habitant ralentit nettement : la croissance annuelle moyenne du PIB en volume en France passe d’environ 2,3 % dans les années 1980 à près de 1,4 % depuis 2010 (INSEE, Comptes nationaux).
- La désindustrialisation est marquée : près de 1,9 million d’emplois industriels sont perdus entre 1980 et 2007 (soit ~ 36 % des effectifs manufacturiers), et la part de la valeur ajoutée industrielle dans le PIB recule d’environ 27,8 % en 1980 à 17,4 % en 2022 (La Fabrique de l’industrie, INSEE).
- Enfin, après des décennies de progression, la classe moyenne voit sa part de richesse relative diminuer au profit du top 10 %, comme l’attestent les travaux de Piketty, Chancel et du World Inequality Database.
2) Conséquence : éviter la récession — la « planche à billets » et les taux bas, une prime mécanique au bénéfice des détenteurs d’actifs
Politiques monétaires ultra-accommodantes. Face à une demande intérieure atone et à un tissu économique affaibli (d’abord après la crise des subprimes (2008), puis lors de la crise de l’euro (2010–2020) et, plus récemment, après le choc Covid), les grandes banques centrales (Fed, BCE, etc.) ont maintenu des taux d’intérêt bas, voire nuls, et ont engagé des programmes massifs de rachats d’actifs (quantitative easing – QE). Ces mesures visaient avant tout à stabiliser les marchés financiers, prévenir une spirale récessive et soutenir le crédit.
Transmission et effets distributifs. La baisse des taux et les achats d’actifs ont mécaniquement fait monter le prix des actions, obligations et de l’immobilier. Cette revalorisation profite principalement aux ménages les plus fortunés, dont le patrimoine est davantage composé d’actifs financiers, ce qui accroît la part du patrimoine concentrée en haut de la distribution. Plusieurs travaux académiques et rapports institutionnels confirment que le QE a contribué, même si ce n’était pas son objectif premier, à élargir les écarts patrimoniaux.
composition du patrimoine par percentile
Bilan nuancé. Ces politiques ont permis d’éviter un effondrement économique et d’alléger la charge d’emprunt des États, entreprises et ménages. Mais elles ont aussi installé, à moyen terme, des tensions structurelles sur la répartition de la richesse, en amplifiant les gains des détenteurs d’actifs par rapport à ceux qui dépendent surtout des revenus du travail.
3) Covid (2020–2022) : socialisation des pertes, privatisation des gains
Chiffres clés. Entre mars 2020 et octobre 2021, la fortune des milliardaires français a progressé d’environ 236 milliards d’euros (+86 %), selon l’ONG Oxfam France (analyse basée sur l’évolution des classements et valorisations). À titre d’exemple, les premières fortunes individuelles (Arnault, Bettencourt, Pinault, etc.) ont vu leur patrimoine croître de plusieurs dizaines de milliards, essentiellement grâce à la remontée rapide des marchés financiers.
Mode d’intervention publique. La réponse des pouvoirs publics a combiné :
- des aides massives aux entreprises (subventions, prêts garantis par l’État, exonérations sociales),
- et des transferts sociaux pour amortir la chute des revenus des ménages.
Cette stratégie avait deux visées : préserver le tissu productif (emplois, capacités industrielles) et éviter une spirale de faillites. Mais, en parallèle, une part significative des mesures — notamment la liquidité injectée sur les marchés — a contribué à revaloriser les actifs financiers.
Remarque : nombre d’aides aux entreprises n’étaient pas assorties de conditions strictes (limitation des dividendes, maintien de l’emploi, plafonnement des rémunérations). Cela a permis à certaines sociétés de verser des dividendes, racheter leurs actions ou réduire leurs effectifs tout en bénéficiant du soutien public.
Conséquence distributive. Ces politiques ont indéniablement préservé des emplois et évité un effondrement économique, mais elles ont aussi accentué la disparité entre revenus du travail et revenus du capital : la part productive (salaires, emplois) a stagné, tandis que la valeur des actifs financiers s’est envolée. D’où ce constat synthétique : Les plus modestes ont été aidés à tenir, tandis que les plus favorisés ont vu leur richesse s’accroître encore davantage.
4) Aujourd’hui : rigueur budgétaire à sens unique et « double peine » sociale
Contexte actuel.Après une structure économique concentrant les gains, le tout exacerbé par les plans de soutien liés aux crises récentes, ont creusé l'écart les inégalités historique.
Le dette publique a été exacerbée par les crises, tandis que la remontée des taux d’intérêt, destinée à contenir l’inflation, renforce la vigilance des marchés financiers. Depuis les années 50, le rapport de force s’est donc inversé : ce sont désormais les marchés (et détenteurs de capitaux) qui peuvent mettre la pression sur les comptes publics, y compris dans des domaines considérés comme souverains.
Les gouvernements annoncent des réductions de dépenses et des réformes structurelles (réformes des retraites, limitation de certaines aides, compressions ciblées). Dans le même temps, peu de mesures fiscales durables visent à prélever une part significative des gains de patrimoine accumulés au sommet de la distribution. La progressivité de l’impôt s’est érodée, voire inversée pour les très hauts patrimoines.
Un système fiscal de moins en moins progressif. Le taux d’imposition global (impôt sur le revenu, prélèvements sociaux, IFI, etc.) peut atteindre environ 46 % pour les 0,1 % les plus riches, mais tomber à 26 % pour les ultra-riches (top 0,0002 %). Une part substantielle de leurs revenus économiques n’entre même pas dans le revenu fiscal de référence, car elle est logée dans des sociétés ou véhicules patrimoniaux.
Plusieurs réformes récentes accentuent la dégressivité de l’impôt, c’est-à-dire que le taux effectif baisse quand on monte tout en haut de la distribution :
- Suppression de l’ISF (2018), remplacé par l’IFI, qui ne taxe plus que l’immobilier et laisse hors champ les actifs financiers.
- Mise en place du PFU / “flat tax” (2018) : 30 % forfaitaires sur dividendes et plus-values, bien en dessous des anciens barèmes.
- Extension continue de la TVA (impôt proportionnel sur la consommation, donc le plus régressif), y compris sur des biens de première nécessité.
- Allégements ou exonérations sur les successions dans les propositions de certains partis (ex. suppression de droits en ligne directe au-delà d’un seuil élevé), qui favoriseraient encore la concentration patrimoniale.
Ces mesures s’ajoutent aux dispositifs d’optimisation déjà existants (holdings, sociétés interposées, fondations, etc.), rendant le système global progressif jusqu’à un certain niveau seulement, puis décroissant au sommet.
Le paradoxe : qui paie ?
- D’un côté, les classes moyennes et populaires, salarié & PME, plus « immobiles », sont invitées à participer à « l’effort collectif » : gel ou réduction de prestations, réformes des retraites, hausse relative des prélèvements indirects.
- De l’autre, les très grandes fortunes bénéficient des infrastructures collectives tout en pouvant optimiser leur contribution fiscale et influencer, grâce à leurs moyens financiers et médiatiques, les décisions publiques.
Conséquence sociale. Ce décalage nourrit un sentiment d’injustice et alimente une véritable double peine : ceux qui n’ont pas bénéficié des politiques de stabilisation ou des envolées d’actifs se retrouvent aujourd’hui en première ligne pour financer l’ajustement budgétaire.
Conclusion – Inégalités, désindustrialisation et liberté des capitaux
La progression spectaculaire des patrimoines en haut de la distribution — le cumul des 500 premières fortunes françaises est passé d’environ 120–200 milliards d’euros au début des années 2000 à plus de 1 150 milliards aujourd’hui, soit près de la moitié du PIB — ne peut être comprise comme le simple fruit du talent individuel ou d’une mécanique neutre de marché. Elle s’inscrit dans un ensemble cohérent de transformations structurelles.
D’un côté, la période des Trente Glorieuses (1945-1975) avait démontré qu’un haut niveau d’industrialisation, des investissements publics massifs et une fiscalité très progressive pouvaient coexister avec une croissance rapide et une amélioration générale des conditions de vie. Le contrôle des capitaux, hérité de Bretton Woods, avait permis aux États de financer leurs politiques productives et redistributives sans être soumis en permanence à la sanction des marchés.
À partir des années 1980, un tournant s’est opéré : dérégulation financière, ouverture sans condition des marchés de capitaux, allégement des impôts sur le capital, extension d'impôt régressif TVA, puis politiques monétaires très accommodantes après chaque crise. Ces évolutions ont permis une valorisation rapide des actifs financiers — profitant surtout aux détenteurs de capital — tandis que le tissu industriel immobile (PME, salariés), soumis à une concurrence mondiale accrue et à la pression de la rentabilité à court terme, s’affaiblissait. La « désindustrialisation » au sens large, n’est donc pas seulement un accident technologique : elle résulte aussi de rapports de force institutionnels qui ont favorisé la mobilité du capital au détriment de l’ancrage productif.
La liberté quasi absolue de circulation des capitaux apparaît, à ce titre, comme un pivot silencieux de ces dynamiques. Elle offre aux investisseurs une capacité d'arbitrage et de sortie permanente, qui limite la marge de manœuvre des États pour conditionner les aides, réguler les délocalisations ou maintenir des prélèvements fortement progressifs. Cette asymétrie n’est pas naturelle ni universelle :
- La Chine ou, dans une moindre mesure, le Japon ont maintenu des formes de contrôle ou d’orientation des flux financiers tout en protégeant une base industrielle nationale, ce qui a retardé ou atténué la montée des inégalités patrimoniales.
- L’expérience historique des Trente Glorieuses montre également qu’un encadrement des capitaux, associé à des politiques publiques ambitieuses, peut soutenir à la fois l’investissement productif et une répartition plus équilibrée des fruits de la croissance.
Ces exemples ne suggèrent pas de revenir à un cloisonnement complet des économies, mais ils interrogent l’idée selon laquelle la libéralisation totale des flux serait toujours synonyme d’efficacité ou de prospérité partagée. Ils invitent plutôt à réfléchir à des formes contemporaines de gouvernance : comment faire respecter la souveraineté et la démocratie face au marché ? coopération fiscale internationale, transparence accrue des flux financiers, conditionnalité sociale ou environnementale des aides et avantages fiscaux, protection ciblée de filières stratégiques.
Sans une réflexion sur ce socle — la manière dont la mobilité des capitaux encadre l’action publique — les réponses purement fiscales ou sociales risquent de rester partielles. Comprendre les inégalités contemporaines, c’est donc aussi analyser les règles du jeu qui structurent l’économie mondiale. Restaurer un équilibre entre la liberté d’investir et les exigences collectives n’implique pas de nier l’utilité du capital : il s’agit de replacer cet outil dans un contrat social renouvelé, où sa circulation contribue au développement de l’ensemble plutôt qu’à l’érosion du lien productif et à l’explosion des patrimoines concentrés.