JONAS EKHR

Abonné·e de Mediapart

13 Billets

0 Édition

Billet de blog 13 octobre 2011

JONAS EKHR

Abonné·e de Mediapart

Claudel, Moretti, Tchékhov: Au nom du Père

JONAS EKHR

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Est-ce un hasard ? Un siècle après la publication de l’Otage, de Paul Claudel, Nanni Moretti nous livre Habemus Papam.

La pièce de Claudel, publiée en 1911, se passe en 1812, en France. Avant de partir en Russie, Napoléon fait enlever le pape à Rome et transférer à Fontainebleau. Claudel imagine qu’un noble, fidèle aux Bourbons, le nommé Coûfontaine, détournant l’ordre de l’empereur, emmène Pie VII dans la demeure familiale, où il le cache en attendant de le conduire auprès du futur Louis XVIII, réfugié en Angleterre. Mais le pape refuse et préfère être rendu à sa captivité.

La force et la nécessité

Cent ans avant Moretti, Claudel met donc lui-même en scène l’absence papale, le disparaître-pape, la vacance pontificale, c’est-à-dire spirituelle (un psychanalyste dirait : « le Père manquant »), dans une Europe où les Lumières n’ont pas encore triomphé du pouvoir religieux, dans une France dont l’empereur a redonné au catholicisme le rang de religion d’Etat, tout en plaçant son chef sous son joug.

Or le pape de Claudel, au contraire du pape de Moretti, refuse la liberté que lui offre Coûfontaine, il préfère être rendu à Rome, il veut être restitué au Temple – et cela précisément parce qu’il y sera soumis au joug impérial, à une autre volonté que la sienne, à la nécessité.

« Mais à Rome, vous retrouverez la main-forte », objecte Coûfontaine.

« La force seule m’absout de la nécessité », répond le pape.

Une nécessité que le pape Melville, dans le film de Moretti, pourrait, lui, invoquer en ces termes : « C’est la nécessité seule, la nécessité qu’il m’est fait de régner, la nécessité que me font les cardinaux d’être pape, qui m’ôte la force. » A quoi le pape de Claudel semble faire écho :

« Pourquoi me persécutez-vous, mes frères évêques ?

Cardinaux, conseillers du Vicaire de Dieu, est-ce pour cela que je vous ai ouvert la bouche ? »

Errance et fatigue du Père

Chez Moretti, le pape Melville, après avoir dit oui (et avant de dire non – en cela, il se distingue absolument de Bartleby, qui jamais ne dit oui et jamais ne dit non), écrasé par le poids de la charge, s’enfuit du Temple à la recherche de lui-même ; chez Claudel, le pape Pie, maintenu à Rome sous la botte impériale, enlevé du Temple pour être remis au roi Bourbon en exil, réclame de son ravisseur qu’il le libère – c’est-à-dire qu’il le rende à sa captivité, qu’il le remette aux mains de l’empereur, mais aussi qu’il le restitue au Lieu qui est au cœur du monde, Rome :

« Où est Pierre, je suis. Il n’est pas du Pape d’errer », dit le pape Pie.

Phrase admirable, qui rejoint précisément le film de Moretti : divaguant dans les rues romaines, le pape Melville sait bien qu’il commet cela qu’un pape ne peut commettre : errer, c’est-à-dire sombrer dans l’errance et l’erreur, car le pape est guide, conduit et conducteur, et non pas un acteur, fût-ce l’acteur principal, dans une liturgie confirmée par les siècles et vouée au Saint-Esprit.

En des temps comparables d’épreuve ou de géhenne – la guerre européenne en 1812, la chute de l’Europe aujourd’hui –, Claudel et Moretti nous livrent un pape las et fatigué – non pas du monde, mais de lui-même.

« Lassitude du corps, lassitude de l’âme plus grande ! » dit le pape Pie.

Et surtout : « Laissez-Nous ces quelques jours de repos, mon fils.

Il est dur pour un pauvre moine de préférer sa propre volonté. »

On croirait entendre le silencieux Melville.

Lui aussi, gagné par la lassitude, après avoir voulu faire la volonté de Dieu, après avoir dit oui aux cardinaux le désignant pape, rencontre une autre volonté : la sienne. Mais le pape a-t-il le droit de préférer sa volonté à celle de l’Autre, de préférer l’intime – l’infime – à l’Infinité ?

Chez Moretti comme chez Claudel, la lumière de l’esprit se voit affronter tout à coup un adversaire insidieux : la conscience humaine, lueur éparse dans un corps, source ténue enfouie dans le puits de l’être. Et c’est en celle-ci que les deux papes auront, finalement, courage de cheminer, mais dans deux directions contraires :

« Ce n’est pas la lumière de l'esprit qui Nous guide, mais celle de la conscience,

Faible feu, patiente lueur,

Qui ne Nous montre point le convenable, mais le nécessaire, et non point le futur, mais l’immédiat », dit le pape de Claudel, qui choisit le Temple (et pour Pie, le Temple EST le monde), et pourrait aussi bien dire le pape de Moretti, qui choisit le monde (car pour Melville, le Temple, C’EST le monde).

De ce combat entre deux forces, celle de Dieu, celle de l’homme, l’une infinie et l’autre infime, ne peut celle-ci l’emporter qu’en se faisant nécessité, c’est-à-dire exhortation divine. Pie et Melville invoqueront donc chacun la volonté de Dieu, l’un pour demeurer, l’autre pour renoncer.

Tchékhov, Claudel, Moretti: un hommage au théâtre

Comédien à la vocation contrariée, le pape Melville avoue qu’il n’aurait fait qu’un acteur médiocre. S’avouant cela, il comprend qu’il ne ferait pas non plus un pape. Non qu’il n’en ait la volonté, mais parce que sa conscience est trop forte, qui ne se dissimule point, à elle-même, sa faiblesse. Il comprend que pour faire la volonté de Dieu, il doit obéir à sa simple conscience ; que pour se conformer à l’Infini, il doit suivre l’infime et l’intime ; qu’à sa conscience Dieu doit aussi parler, et non plus seulement à son esprit ; qu’au monde il appartient, qui est le vrai Temple, et non pas au Temple romain, qui est le sur-monde.

« Je ne puis m’excommunier de l’univers », dit le pape Pie à son ravisseur afin qu’il le ramène à Rome, au sein du Temple, quitte à se retrouver dans les griffes de celui que tous appelaient l’Ogre – l’empereur Napoléon.

« Je ne puis m’excommunier de l’univers », pourrait dire à son tour le pape Melville, afin d’être libéré du Temple et de Rome, quitte à se retrouver au prise avec un Ogre tout aussi féroce – sa propre conscience. Là se trouve le vrai théâtre, où la personne et le masque, enfin, sont appelés, au moins au dénouement, à ne faire plus qu’un.

Car de théâtre il est ici question.

Et j’aime à croire que Moretti, à travers l’hommage qu’il rend au théâtre, et au théâtre de Tchékhov, en particulier, rend aussi un hommage à Claudel (huit années seulement séparent les deux hommes). J’aime à croire que Moretti, par ce regard nouveau, nous invite à lire Partage de midi en lisant la Mouette, à songer à Ysé en songeant à Nina, à voir dans Coûfontaine un autre « fou » privé de père et enlevant Le Père, un autre Platonov, à deviner en Turelure, l’ancien serf devenu baron et préfet d’empire, un autre Lopakhine, l’ancien moujik qui rachète la Cerisaie.

J’aime à croire, enfin, qu’il essaie de nous dire que nous sommes tous, quand le pape est absent, quand manque le Papa, disent les Italiens, lorsque non habemus papam, disent les ecclésiastes, des fous de Platonov. L'autre titre de cette pièce de Tchékhov n'est-il pas, en russe, Безотцовщина, c'est-à-dire, littéralement, "le fait social de ne pas avoir de père"?

Or le non dupe erre, sait sans doute Moretti, savait très bien Lacan.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.