C'est une déception que le roman d'Alexis Jenni.
Le titre était alléchant ; les critiques enthousiastes ; le Goncourt unanime.
A lire tout ce petit monde, nous tenions là le Guerre et paix français, le Vie et destin gaulois, l'hexagonalissime Art de la guerre. Las.
Les dix ou vingt premières pages, certes assez platement écrites, ne sont pas sans promesses. Elles ont du rythme, de la drôlerie, contiennent quelques propos bien sentis sur la première guerre d'Irak et la veulerie de l'Occident, et un hommage à Paul Teitgen qui n'est pas mal venu.
Très vite, cependant, la lecture piétine. La prose côtoie l'insipidité, les personnages sonnent faux, leurs noms mêmes font sourire, la fastidieuse histoire d'amour qui nous est infligée enfile les clichés sans vie, et surtout, surtout, s'enchaîne une succession de lieux communs, de propos cent fois entendus sur la Deuxième Guerre mondiale, la guerre d'Indochine, la guerre d'Algérie.
Qu'apprenons-nous sur ces conflits ? Que nous dit Alexis Jenni que nous ne sachions déjà ? En quoi nous montre-t-il que ces guerres coloniales françaises, et la façon dont elles furent menées, se distinguent radicalement des mêmes guerres britanniques ou néerlandaises ? Ou des guerres d'extermination aux Amériques ? Que nous apprend-il sur les nazis, sur les résistants, sur les parachutistes, sur les Vietnamiens, sur la torture, sur les harkis, sur les moudjahidines, sur l'OAS, sur de Gaulle ? Que dévoilent ces six cent pages de vingt années de « grande » histoire ? Que retenir de ce pesant, de cet indigeste, de ce maladroit pavé, au titre (excellent, lui) de pseudo-traité militaire ?
L'ennui qui m'a personnellement saisi au bout de quelques pages, l'absence de plus en plus béante de style, de force, d'ampleur, d'emprise et d'efficacité, la fadeur musicale et formelle, ne me furent, hélas, pas une grande surprise : je m'en doutais un peu.
Une fois encore, comme chaque année, les journalistes ont crié au chef-d'œuvre ; une fois encore, comme chaque année, nous était né un nouveau Balzac (songeons au saisissant récit de la bataille d'Eylau du Colonel Chabert), un nouvel Hugo (rappelons-nous le coup de poing de Quatre-vingt-treize), un nouveau Zola (relisons la formidable Débâcle), un nouveau Céline (revisitons l'Afrique coloniale de Voyage au bout de la nuit, revivons l'homérique épopée d'Un château l'autre, de Nord, de Rigodon), un nouveau Gracq (rêvons une nuit encore du ravissement d'Un balcon en forêt) ; comme chaque année, la littérature française comptait un nouveau grand-maître ; comme chaque année, le génie ailée des Belles Lettres était revenu nicher dans sa vieille patrie, la France, et dans sa vieille capitale, Paris, pour le plus grand bonheur - du moins nous l'espérons - des critiques, des libraires, des éditeurs et des néo-gargotiers germanopratins.
Quant à ce que Jenni nous dit de l'art de peindre, de l'encre de Chine, du geste du pinceau, de l'œil du peintre - quelle sottise, quel foutre, quelle banalité, quel asthme, quel bubon, quelle outrageante enflure, quelle petite-bourgeoise vacuité !
Non content d'effleurer sans jamais l'approfondir le très ardu sujet de la guerre, qui aurait pu suffire, à lui seul, à un auteur fécond et ambitieux, voilà qu'Alexis Jenni prétend de surcroît éclairer les mystères de la création plastique, de la transmutation du trait en monde sensible, de la transsubstantiation de l'invisible en visible, de l'incarnation de la lumière et de l'espace sur une feuille de papier, et ce, à travers la figure d'un certain Victorien Saladalognon !
La gageure serait audacieuse si elle n'était, d'abord, tout à fait hors de portée des lumières de l'auteur. Tout cela est mis en scène, abstrait, scolaire, universitaire, académico-crétin - tout cela sent la vie avariée, sans force, sans une seule vibration puisée aux tréfonds de l'inconnu pour en faire émerger du vrai, du beau, du nouveau ou même de l'Art !
La forfanterie de Jenni apparaît ici tout entière : non content de survoler ce qu'il prétend dévoiler - l'art de la guerre -, puis de ridiculiser ce qu'il prétend révéler - l'art du trait -, il n'est pas même capable de seulement commencer à ECRIRE, et jamais cette petite voix intérieure qui guide la lecture et l'éveille ne prend un seul moment son vol, emportée par le flot d'émotions, d'impressions, de visions, de stupeurs et d'énigmes qui ont pu nous faire croire qu'il exista, un jour, qu'il existe encore, un art français de la littérature !
Car c'est de cela, surtout, dont souffre cet adipeux bouillon, ce brouillon baveux, ce ragoût fade et filandreux : d'une absence de voix, d'une faiblesse de souffle, d'un écœurant infantilisme de vision, d'une déprimante cécité d'écriture. Il manque à cet empilement de phrases pêle-mêle, à cet entassement de prose métastasée un corps certain qui en étaie la marche, un cœur éprouvé qui en guide l'essor, un œil ardent qui sache taire, quand il faut, ce qu'il sait, une bouche enflammée, ravie, extasiée par le temps qui la comble - un Verbe, enfin, qui soit celui d'un ECRIVAIN.
Reste à expliquer cette indifférence obscure, obstinée, collective, grégaire, maladive, dégénérative, des journalistes, des critiques, des commentateurs, bref de tous les mal-à-prix littéraires que compte le lettreux Hexagone, au style, à l'écriture, à la musique, au rythme, à l'émotion, à la palpitation, au drame, à l'œuvre, au geste et à la geste, bref, à la Vie elle-même, telle que peut seule la capter, la traduire, la féconder ce que j'appelle la Littérature !
Serait-ce qu'à force de louer et de primer des traductions de proses étrangères, ils ne puissent plus lire les auteurs français qui n'écrivent pas déjà, d'eux-mêmes, sans le savoir, sans même s'en rendre compte, dans une sorte d'anglais, d'allemand, d'italien, d'espagnol mal traduit ?
Serait-ce qu'ils ne veulent pas ou ne peuvent pas reconnaître, là où elle existe, la Vie faite Langue, la Langue faite Vie, la Prose faite Poésie, la Poésie battant sous la Prose, c'est-à-dire tout cela qui fait que la langue française a pu compter en elle, à côté d'elle, sur ses bords, sur ses marges, en son cœur, de grandes œuvres et de grands créateurs, de Rabelais à Céline, de Voltaire à Sollers, de Hugo à Quignard, de Rousseau à Sarraute, de Stendhal à Simon ?
Serait-ce que l'art français de la littérature soit voué, chaque jour, à mourir un peu plus de la jalousie, de l'envie, de la cécité, de la surdité, de l'insensibilité, de la vanité, de la stupidité, de la superficialité, de la médiocrité de la Gent littéraire et de son dévoué suiveur, le Télérameux, le Libérationeux, le Francintereux, le Figaroleux, le Francecultureux, le Mondaniteux, le Masquélaplumeux Lecteur - ou devrai-je dire Lectrice ?