Lors d’une conférence à Paris 8 le 15 octobre, une intervenante déclarait son « soutien inconditionnel à la résistance héroïque du peuple palestinien et à cette résistance principalement qui passe par la lutte armée1». Aux apostrophes oratoires de la tribune « Condamnez-vous le 7-Octobre ? », l’amphithéâtre plein d’étudiants répondait d’une même voix « Non ! ». En réaction, des ministres promettent sanctions et fermeté2, et des médias d’extrême droite dénoncent une supposée islamisation des universités3. Les personnalités politiques de gauche quant à elles oscillent entre condamnation4 et dénonciation de la répression5, mais c’est surtout la gêne qui caractérise leurs réactions. N’est-il pas possible de mettre en lumière le danger que constitue l’apologie des massacres du 7 octobre tout en dénonçant ceux de l’armée israélienne ? Plutôt que la condamnation judiciaire et morale, qui n’a pour effet que d’alimenter les postures de martyrs et la polarisation du débat public, quelle voie suivre pour la solidarité internationale et la lutte antiraciste ?
En 1977, l’historien Moishe Postone considérait que la gauche antisioniste occidentale, qui proposait la mise en place d’un État laïque binational de la mer au Jourdain, adoptait une attitude morale et non politique6. La raison de ce constat était due au fait que la gauche antisioniste avait soutenu l’action du Front Démocratique Populaire de Libération de la Palestine (FDPLP) dans sa prise d’otages à l’intérieur d’une école de la ville de Maalot, majoritairement peuplée de Juifs orientaux de la classe ouvrière. Postone faisait remarquer que la conséquence principale de l’action fût l’affaiblissement de la base sociale de la gauche israélienne alliée au FDPLP. Bien qu’elle ait été menée au nom de la mise en place d’un État binational, l’action rendait pratiquement impossible d’envisager une lutte qui soit elle aussi binationale. Cette gauche antisioniste soutenait donc un geste qui éloignait les Palestiniens de l’objectif politique qu’elle visait, au titre du droit moral à la résistance armée. Elle ne pensait pas les conséquences politiques de l’utilisation des armes, non pas sur l’armée israélienne mais sur les civils.
De la même manière, ceux qui approuvent le 7 octobre 2023 ne considèrent pas le geste concret du Hamas, celui d’avoir ciblé spécifiquement la gauche israélienne des kibboutzim, la plus à même de lutter aux côtés des Palestiniens, et ce au moment où les contradictions internes de la société israélienne étaient mises en lumière par des mouvements sociaux importants7. En revendiquant le droit moral à la violence des colonisés sans examiner les effets politiques de cette violence, c’est-à-dire l’union nationale autour de la guerre, ceux qui acclament le 7 octobre visent-ils la mise en place d’un État binational ? En miroir, ceux qui ont acclamé les meurtres de masse des civils palestiniens soutiennent volontairement ou non le raidissement nationaliste autour du Hamas, alors qu’ils disent souhaiter son effondrement. Il ne s’agit pas de plaider ici en faveur de l’État binational ou de la solution à deux États, mais de pointer une incohérence.
Cette incohérence se retrouve donc dans les deux camps polarisés, car une relation de meilleurs ennemis lie l’extrême droite israélienne au Hamas, comme le révèle l’affaire du Qatargate8. Le soutien économique et politique apporté par différents gouvernements israéliens au parti islamiste a eu pour objectif d’affaiblir le Fatah et empêcher l’indépendance d’un État palestinien, puis de garantir la victoire aux élections pour Benyamin Netanyahou. La connivence se traduit dans une volonté commune de prolonger le conflit. Le Hamas développe une communication martyrologique9 à partir des crimes réels d’Israël afin de discréditer la légitimité de son existence auprès de la communauté internationale. De son côté, Netanyahou met en scène un conflit civilisationnel10 entre un « Occident civilisé » contre un « Orient barbare » où Israël constituerait un rempart face à une prétendue islamisation du monde. Ce fantasme d’une guerre des civilisations est partagé autant par les extrêmes droites occidentales, israéliennes, qu’islamistes. Dans sa version miroir prônée par les islamistes, il est un combat entre un « Orient éclairé » et un « Occident décadent » dont Israël serait l’incarnation. Soutenir l’un ne revient-il pas à soutenir l’autre ? Cette grille d’analyse remplace la vision historico-politique du conflit par une incompatibilité d’ordre culturelle et religieuse. Elle postule in fine l’impossibilité de la coexistence, l’abandon d’une perspective de paix juste et durable là-bas tout en servant de carburant à l’augmentation des actes antisémites et islamophobes ici.
En effet, les gauches qui adhèrent à l’idée que le Moyen-Orient serait le théâtre d’un affrontement non pas politique mais civilisationnel – qu’elles appellent Nord et Sud global plutôt qu’Occident et Orient – nourrissent le narratif à l’origine du soupçon diffusé à l’égard des juifs et des musulmans. Les premiers sont suspectés d’être des « sionistes » complices d’un « Occident oppresseur », les seconds de dissimuler des liens avec les islamistes, réels ou supposés. La dénonciation de l’instrumentalisation de l’antisémitisme, posture morale sans effet lorsqu’elle n’est pas suivie d’une prise en charge de la lutte contre l’antisémitisme, est l’exact miroir de la dénonciation de l’instrumentalisation de la lutte contre l’islamophobie, qui certes existe également mais est trop souvent utilisée pour discréditer l’existence même du racisme anti-musulman. Entre les gauches qui minimisent l’antisémitisme ou qui estiment qu’il serait une « grande manipulation néolibérale-sioniste »11, les droites qui utilisent l’antisémitisme comme la preuve d’un complot islamo-gauchiste12 qui viserait à la fois le séparatisme et l’infiltration des institutions publiques, juifs et musulmans sont utilisés dans une bataille idéologique qui les déshumanise. En plus de ces derniers, ce sont les gauches qui en font déjà les frais.
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1 https://www.lemonde.fr/campus/article/2025/10/23/declarations-pro-hamas-dans-un-meeting-a-l-universite-paris-8-une-mission-d-inspection-generale-saisie-et-une-enquete-lancee-par-la-justice_6649048_4401467.html
2 https://www.bfmtv.com/politique/il-y-aura-des-sanctions-le-ministre-de-l-enseignement-superieur-promet-la-fermete-apres-un-rassemblement-antisemite-a-paris-8_AD-202510240419.html
3 https://www.dailymotion.com/video/x9stajk
4 https://www.youtube.com/watch?v=u6GSGLdvLts&t=11s
5 https://www.youtube.com/watch?v=OiWaBlV8Ikw
6 Moishe Postone, Stammheim et Tel al-Zataar. Fraction Armée Rouge et mouvement palestinien : Essai sur la violence, la morale et la politique, 1977, Traduction d’Yves Coleman, https://npnf.eu/IMG/pdf/postone_la_raf_et_la_palestine.pdf
Il sera prochainement publié dans : Daniel Feldmann, Clément Homs, Moishe Postone, et Matthew Bolton, Idéologies assassines. Antisionisme et radicalisme israélien dans le chaos global de la crise (Editions Crise & Critique, 2026).
7 https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/08/israel-de-nouvelles-manifestations-contre-la-reforme-judiciaire-pour-la-quatorzieme-semaine_6168820_3210.html
8 https://www.lemonde.fr/international/article/2025/04/04/qatargate-le-scandale-qui-menace-netanyahou_6590807_3210.html
9 https://lestempsquirestent.org/fr/numeros/numero-3/apres-la-defaite-la-nouvelle-ideologie-arabe
10 https://www.lefigaro.fr/international/benyamin-netanyahou-au-figaro-c-est-une-guerre-de-civilisation-20240618
11 https://www.hors-serie.net/antisemitisme-de-gauche-sur-une-grande-fake-news-de-notre-temps/
12 https://www.lefigaro.fr/vox/politique/michel-onfray-pour-l-islamo-gauchisme-l-ennemi-est-l-homme-blanc-judeo-chretien-et-sa-culture-trois-fois-millenaire-20250227