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Billet de blog 14 décembre 2014

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Autour du lac Titicaca, lamas et argent roi

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Situé à 3808 mètres au dessus du niveau de la mer, le lac Titicaca est le plus grand lac d'altitude au monde, et l'étape incontournable de tout séjour en Bolivie. Les nombreuses infrastructures touristiques font face à une population locale installée ici depuis des générations, voire des siècles. A Copacabana, le contraste est flagrant entre l'artère principale où le gringo est sollicité à chaque mètre, pour un bus, un tour en bateau ou un restaurant, et le reste de la ville, dont les rues sommairement pavées sont dépourvues de tout artifice touristique. Durant plusieurs siècles, Copacabana aura été un haut lieu de pélerinage, une culture croyante qui transpire de chaque pierre de son église à l'intérieur superbe, dont les vitraux laissent entrevoir le lac en contrebas.


De Copacabana, il est possible de partir en bateau, sur un jour ou plus, vers les petites îles qui trônent au milieu du Titicaca. Nous avons opté pour l'Isla del Sol, sur une durée de deux jours. De nombreuses communautés traditionnelles, des ruines pré-colombiennes, un écosystème préservé et des disparités importantes du nord au sud composent ce petit bout de terre. Nous avons débarqué au nord de l'île, au milieu de quelques locaux habitués au spectacle des européens en goguette et des cochons indifférents à nos personnes hors des heures de repas. Le nord de l'île est baptisé Cha'llapampa, du nom de la communauté Challa qui y réside depuis cinq siècles. L'endroit est extrêmement rural, inutile d'y chercher le wi-fi ou autre confort occidental, et se distingue par une superbe plage de sable blanc sur laquelle viennent camper les roots.
Nous partîmes le lendemain traverser l'île du nord au sud par un sentier vieux de plusieurs siècles à la cime des montagnes de l'île. Et nous avons très vite pris contact avec ce qui nous attendait de l'autre côté : l'argent roi, et la facturation répétitive d'un patrimoine quasi-millénaire. Au bout d'un petit kilomètre de chemin, un guichet tenu par trois hommes conditionne la poursuite de la route au paiement d'un droit de passage de 15 bolivianos, équivalent d'un repas complet ou d'une nuit d'hôtel, péniblement justifié par "l'entretien". Le sentier se poursuit, les panoramas sont superbes, les criques vierges et les élevages en liberté sont enchanteurs, seule la construction d'un hôtel au bord des pavés vient nuancer ce cadre préservé.


Pour accéder au dernier tiers du chemin, et entrer dans le sud de l'île où vit la communauté Yumani, il faut à nouveau payer 5 bolivianos ( pour retourner le jour même au nord de l'île à pied, il faut à nouveau s'acquitter des deux droits d'entrées). Et soudain le décor change. Juste après le guichet, deux enfants d'à peine 6 ans en costumes traditionnels tiennent en laisse un lama affublé de rubans et de boucles d'oreilles, et réclament de l'argent en échange d'une photo. Les habitations, restaurants et hôtels sont luxueux, proposent le wi-fi et d'imprenables vues grâce à de larges baies vitrées à travers lesquelles on aperçoit des téléviseurs géants écran plat. Il y a peu d'habitations qui n'aient pas aménagé leur garage en boutique, vendant de la bière, des chips. Le charme authentique du nord de l'île n'est qu'un lointain souvenir, nous sommes à "GringoLand". Très vite, nous comprenons que nous avons affaire à une petite mafia, dans le sens où l'entente est générale pour soutirer le maximum d'argent aux touristes.


Ainsi, lorsque nous répondons à la tenancière d'un restaurant qui nous avait invité à nous assoir à son établissement que nous descendions au port chercher un bateau pour nous ramener au nord de l'île, elle nous assure d'un ton catégorique qu'il n'y a aucun bateau pour aller au nord. Une fois arrivés sur les quais, nous nous renseignons auprès du collectif de bateliers pour connaître le prix du bateau. Le trajet de Copacabana jusqu'à l'île coûtait 25 bolivianos par personne pour une heure et demie de traversée, eux nous réclament 200 bolivianos pour moins de la moitié du temps de traversée. Le son de cloche est le même auprès de tous les marins, à 20 bolivianos près. Une entente parfaite. En ressortant du ponton, une femme nous "saute" dessus pour nous réclamer le droit d'entrée dans la communauté Yumani, que nous avions réglé une heure avant. Nous devons lui montrer nos tickets et lui expliquer que nous venions juste poser une question pour qu'elle cesse de réclamer de l'argent. Une heure s'écoule, puis deux. Sur un autre ponton, un bateau décharge des marchandises pour les restaurants de l'île : packs de bière, de Coca, d'eau, sièges, riz, sucre. Des enfants de moins de dix ans soulèvent ces charges avec le sourire, pendant que la mère explique à une femme que "le petit a déjà travaillé hier, mais comme il est puni je le fais travailler plus".


Nous trouvons finalement un batelier sensible à notre détresse qui, sous le regard accusateur et les insultes des membres du collectif toujours attablés, nous propose de nous ramener à bon port pour 35 bolivianos, ce que nous acceptons. Juan sera notre capitaine pour cette traversée. Il a la vingtaine, vient du nord de l'île et n'est jamais allé plus loin que Copacabana. Il rêve des femmes françaises, allemandes, et demande avec une touchante insistance comment séduire une européenne. Lui aussi est attéré par l'allure actuelle du sud de l'île, et si il souhaite que le nord continue à se développer, il se refuse à ce que ce soit au dépend de l'identité profonde du territoire.


Une fois arrivés à Cha'llapampa, nous rencontrons deux françaises qui ont connu la même mésaventure que nous deux jours de suite, et qui ont acceptées de payer 250 bolivianos à chaque fois pour aller d'un bout à l'autre de l'île. Soit dix fois le montant d'un trajet jusqu'au continent.
Nous repartons le lendemain, direction le Pérou, séduit par les paysages et la chaleur de certains locaux, mais passablement effrayés par les perspectives que laisse entrevoir le sud de l'île, et ce renoncement général à ce qui fait la richesse du territoire pour quelques billets ou pièces de métal.

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