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Billet de blog 20 juin 2015

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Dans le sens commun, souvent, la passion est pensée comme l’opposée du comportement rationnel. Elle emporte avec elle l’émotion, conçue comme un stade primitif du fonctionnement cognitif inutile à la rationalité. Pourtant, la rationalité utilisée dans les relations sociales n’est pas le fruit de délibération froide et indépendante de l’émotion, comme a pu le démontré Antonio R. Damasio, professeur de neurologie et psychologie, en 1995. En effet, ce dernier présente les émotions comme imbriquées dans l'acte de raisonnement lorsqu'il s'agit de prendre des décisions impactant la vie sociale. Alors pensées comme consubstantielles à l'acte de raisonner, elles ne sont pas des parasites de nos fonctions cognitives, mais elles jouent un rôle actif dans la prise de décision.  En élargissant cette théorie, il est possible d’envisager l’hypothèse que l'"affect" - plus généralement - fait partie du raisonnement quand ce dernier aboutit à une décision impactant la vie sociale. Conséquence de cette idée, pourquoi ne pas amorcer une conceptualisation de la « vie démocratique » qui valorise la place de l'affect individuel, ancré dans le processus de fonctionnement cognitif lors d’une délibération préalable à la prise de décisions d'une assemblée démocratique ? Plus en avant, grâce à la prise en compte des sciences sociales, il serait possible d’utiliser de manière plus systématique cette compréhension de l’influence de l’affect au sein de cette « rationalité démocratique ». Il pourrait même être envisagé, à partir de la prise en compte de l’affect, de constituer à terme la « pensée démocratique » comme une science de la réflexivité démocratique, soit une capacité critique qu’aurait la démocratie à revenir sur elle-même à partir d’une pensée de l’affect, comme un prolongement du mouvement de libération que représente le projet démocratique.                                                                                                                       

La place de l’émotion dans la rationalité

Les travaux d’Antonio de R. Damasio que nous mentionnons se basent sur l’observation d’un cas apparu au 19ème siècle. En 1948, l’individu Phineas P. Gage œuvrait en tant que Chef d'équipe dans les travaux de construction de voies ferrées. Lorsque lors d'un accident, il voit son cerveau traversé de part en part par une barre de fer, il reste vivant, mais il change. Avant l'accident « il était adapté socialement et semblait respecter les règles de la "morale" dans ses relations avec les autres. Après l'accident, il n'a plus pris en compte les conventions sociales, a ignoré la "morale" au sens large du terme et pris des décisions qui ne servaient pas au mieux ses intérêts »[1] Dans un ouvrage intitulé L'erreur de Descartes Antonio R. Damasio invite à considérer que c’est l'altération d'une zone du cortex en rapport avec les émotions qui a conduit Phineas P. Gage à avoir un comportement socialement « aberrant ». Le même auteur a expliqué dans un autre ouvrage que les personnes victime d’une lésion de l’amygdale « sont incapables de se protéger contre les risques sociaux simples et moins simples »[2]. Car « leur émotion est affectée au point de ne plus être capables de reconnaître la peur. Il est par conséquent bien plus difficile pour eux de détecter le danger et leur adaptabilité en société est alors radicalement remise en question »[3]. Ainsi les émotions sont-elles inclues dans le raisonnement lorsqu'il s'agit de prendre des décisions impactant la vie sociale.

L'auteur écrit en 2003 qu’il y a « un hiatus entre l’ensemble des réponses réflexes bien orchestrées que constituent une émotion, et le fait de former des représentations cérébrales au sujet de cette émotion. Pour que le sentiment d’une émotion se crée, il faut un cerveau plus compliqué [que celui d’une mouche] »[4]. L’être humain possède ce cerveau. Il fait partie des animaux capables de ces représentations cérébrales, émotions et sentiments sont ranger dans le « domaine affectif ». C’est le terme d’affect qui est retenu ici pour servir plus largement le propos, car il permet plus facilement de faire référence à la fois aux émotions et à leur représentations dans le théâtre de l’esprit. En effet, l’hypothèse mise en avant ici se base 1) sur  le fait que les fonctions cognitives qui interviennent dans un grand nombre de prises de décision sont constituées par des données émotives pour être considérées comme rationnelles, 2) sur le fait que ces données émotives constituent la base d’un « champ affectif », 3) que l’affect ainsi considéré est bien le même que celui que les sciences sociales présentent lorsqu’elles mettent en exergue les présupposés sous-jacents aux comportements sociaux, au processus de légitimation sociale, aux « dispositifs » de domination…

Il est évidemment admis à ce stade qu’utiliser un même terme (affect) pour passer du champ neurologique à celui des sciences humaines peut relever de la simple homonymie, voire de l’imposture intellectuelle. Il reste néanmoins remarquable qu’à la croisée des sciences humaines et des sciences « exactes » (neurologie), il est possible de  considérer que des processus rationnels puissent être sous-tendus par des « logiques » qui relèvent de l’affect, et non d’une logique formelle, pour être considérés comme rationnels. Ce constat permet de remettre en cause le mythe qui voudrait qu’une rationalité fonctionne nécessairement à l’abri de l’affect pour se finaliser de manière valide. Il conduit également à interroger les modalités de fonctionnement de la rationalité à l’aune des sciences sociales.

L’affect a une influence dans la délibération démocratique

Les sciences sociales intègrent la dimension affective dans leur compréhension de la cognition humaine. Grâce à elles, il serait possible de chercher à identifier, pour chaque délibérant d'un groupe, les déterminants comme autant d'influences - collectives ou non - dans un cheminement raisonnant. Chacun des raisonnements se constitue en fonction des liens particuliers que chaque individu connaissant établit entre l'environnement social avec lequel il interagit et son « capital affectif », avec lequel il est lié en continu.  Ainsi, au minimum, dans ses prises de décision, l'individu délibérant est conditionné par ses rapports sociaux immédiats, mais également par les représentations dont il hérite.

La construction du "raisonnement nécessairement empreint d'affect pour être socialement rationnel" - qu'on pourra appeller intellect-affect pour plus de commodité - se fait donc a priori et pour partie lors d'une phase de capitalisation (telles ou telles rencontres, traumas ou habitudes jalonnant de manière interactive la construction de la faculté cognitive, pour finalement lui devenir « propres »). Ces représentations inscrites, tout comme l’environnement immédiat, influencent les prémisses - et « sont » prémisses - dans l'ordre du raisonnement et de la prise de décision qui en découle. 

Ainsi, dans la délibération en groupe, des affects internalisés pourraient correspondre au capital affectif de chaque individus (et/ou de celui du groupe) et les affects « en digestion » pourraient désigner les affects en interaction avec l'environnement apparaissant dans la durée de la délibération. Et lors de la détermination de la validité des propositions et des liens qui sont établis entre les propositions, nous pourrions imaginer la délibération comme un mélange d'affects internalisés et d'affects en digestion. Ceux-ci influencent le dénouement autant que les connecteurs, la syntaxe ou la sémantique, mis traditionnellement en exergue par la logique formelle.

En conclusion, le raisonnement qui précède une décision se rapportant à la vie sociale fonctionne pour chacun selon des procédures logiques et affectives. En effet, dans la délibération à plusieurs, les influences sur l'apparition de connaissances nouvelles ou de nouvelles manières de connaître proviennent des échanges entre les différents intellects-affects. Et la délibération préalable à toute décision politique – c’est-à-dire impactant un groupe - n'échappe pas à cette règle. Dans le cadre d'un dialogue entre diverses personnes d'une assemblée démocratique, des intellects-affects interagissent pour façonner une production de connaissances finales, qui débouchera, en « raison pratique », sur un acte.

Dans le temps de la délibération commune, les consciences se modifient, s'influencent, hors du champ exclusif de la logique formelle, et une décision s'élabore enfin. Les personnes qui participent au débat sont empreintes de ce phénomène d'affections mutuelles. Au point que l'on pourrait aussi bien parler de l'interaction de "données affectives raisonnées" que de "raisonnements essentiellement affectés". La valeur affect vaut comme argument au même titre que la "validité logique" dans la prise de décision.

Mieux  comprendre le rôle de l’affect permet de mieux appréhender les attendus qui président à une décision dans la délibération démocratique, et donc sa légitimé démocratique relative

Les organes de l'État, les corps intermédiaires, comme les structures historiques[5] de l’économie sociale, sont - au moins théoriquement - composés d'êtres humains qui organisent des échanges avant de prendre des décisions. La légitimité des décisions prises est fondée sur ces échanges et sur une prise de décisions finales de chaque participant. On dit leur mode de fonctionnement "démocratique". Ils échangent, puis agissent, en ordonnant  ou en recommandant in fine l'exécution d'une décision prise "après délibération". Or, les processus d'échange dans le cadre de participation à la vie politique de ces organismes sont conditionnés par des normes écrites (lois, règlements ou statuts), mais aussi par la manière dont leurs raisonnements - toujours "nécessairement affectés" - et décisions ont été bâtis. (Par ailleurs la rationalité juridique n'est pas, comme l'ont par exemple démontré les tenants de la Critical Race Theory[6] nécessairement exempte d'influences  affectives lorsqu'il s'agit de maintenir une position sociale dominante.)

Accepter ceci fait passer d'une perception nue de ce que pourrait être l'intérêt général ou collectif, basée sur des échanges eux-mêmes fondés sur une rationalité « pure » entre les individus à une vie démocratique structurée par le fait que l’échange préalable et la prise de décision est fonction de la manière dont les liens entre les affects-intellects sollicitent et mettent en travail des représentations individuelles ou communes au cour de la délibération.

La conséquence de cette idée est que le sujet d'une délibération, par exemple « l’intérêt général de la nation » ou le « bien commun », ne transcende pas le processus cognitif à l’œuvre dans la prise de décision. Mais c’est le processus cognitif qui transcende toujours le sujet traité, car l’interaction des intellects-affects a le primat sur le sujet traité. Ainsi la légitimité démocratique apparaît-elle comme nécessairement relative à l’état cognitif – donc affectif – des individus.

L'enjeu pour des individus croyant à l'intérêt de la concertation démocratique est de comprendre le parcours de légitimation de la décision. Partant, il est important de réussir à identifier les modalités de "validation" d'un avis au sein d'une assemblée pour savoir comment, et donc pourquoi, une décision a été prise, ou doit être prise.


[1]Antonio R. Damasio, L’erreur de Descartes : la raison des émotions. Odile Jacob, 1995

[2] Antonio R. Damasio, Le sentiment même de soi. Odile Jacob, Paris, 1999

[3] Karim Mahboub, Thèse sur la Modélisation des processus émotionnel dans la prise de décision, 2012

[4] Antonio Damasio, La Recherche, Octobre 2003

[5] Nous entendons par là les structures privées non lucratives dont le pouvoir est organisé statutairement de manière démocratique

[6] La Critical Race Theory ou le droit étatique comme outil utile, mais imparfait, de changement social Jean-François Gaudreault-DesBiens, Droit et Société 48-2001, p. 581-612

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