Le 27 février 2025, la France a officiellement adopté la loi visant à restreindre l’usage des substances per- et polyfluoroalkylées, plus connues sous l’acronyme PFAS. Ces molécules, utilisées dans l’industrie depuis les années 1950 pour leurs propriétés antiadhésives, imperméables ou résistantes à la chaleur, sont désormais considérées comme un enjeu majeur de santé publique en raison de leur extrême persistance dans l’environnement et dans le corps humain.
Mais comme souvent lorsque la loi cherche à encadrer l’activité industrielle, cette proposition de loi – portée par le député écologiste Nicolas Thierry – a fait l’objet d’une intense activité de lobbying.
Une transparence utile, une fenêtre d’observation précieuse
C’est dans les premiers jours d’avril que le paysage devient clair. En vertu de la législation française, tous les représentants d’intérêts ont jusqu’au 31 mars pour déclarer les actions de lobbying menées l’année précédente sur le registre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Résultat : chaque année début avril, une quantité importante de données devient accessible, offrant une cartographie rare et précieuse des stratégies d’influence autour des textes législatifs majeurs.
Et dans le cas de la proposition de loi PFAS, le tableau qui se dessine est limpide : près de 20 structures – syndicats, fédérations professionnelles ou entreprises – ont mené des actions de lobbying déclarées autour de ce texte. Une mobilisation intense pour peser sur les arbitrages, obtenir des dérogations, ou en limiter la portée.

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Des industriels mobilisés pour défendre leurs secteurs
Parmi les plus actifs, le MEDEF (Mouvement des entreprises de France, première organisation patronale française) ressort avec neuf actions déclarées. Il a plaidé pour une approche plus souple, arguant que l’interdiction généralisée nuirait à la compétitivité industrielle française. Le MEDEF a notamment insisté sur la nécessité d'une meilleure articulation avec le droit européen, d’une évaluation socio-économique des interdictions, et d’une temporalité plus progressive.
Le Groupe SEB (entreprise multinationale française spécialisée dans le petit électroménager) a mené au moins six actions de lobbying via le cabinet ESL & Network. Son objectif : obtenir l’exclusion des ustensiles de cuisine du champ d'application de la loi, en mettant en avant les conséquences économiques pour ses filières. Cette demande a été soutenue par le Syndicat national de l’équipement de la cuisine (organisation professionnelle représentant les fabricants et distributeurs d’ustensiles), et a été couronnée de succès.
Même stratégie du côté des industries cosmétiques, avec la Fédération des entreprises de la beauté (FEBEA), qui représente les grands noms du secteur (comme L'Oréal, Pierre Fabre ou Chanel). Elle a défendu le maintien de certains usages jugés essentiels, en invoquant des contraintes techniques et l’absence d’alternatives viables.
L’Union des Industries Textiles (UIT), qui représente les acteurs de la filière textile française, a plaidé pour une exemption des textiles d’habillement, affirmant que le secteur avait besoin de temps pour s’adapter et que des substitutions universelles n’étaient pas encore disponibles.
Des secteurs stratégiques montent au front
Le secteur aéronautique a été particulièrement actif. Le GIFAS (Groupement des Industries Françaises Aéronautiques et Spatiales), qui représente les grands industriels comme Dassault Aviation, Safran ou Thales, a mené sept actions pour demander que les usages critiques dans l’aviation soient exclus du champ de l’interdiction. Il a été rejoint dans ses démarches par Airbus, principal constructeur aéronautique européen, qui a fait valoir que les PFAS sont indispensables à la sécurité aérienne, notamment dans les systèmes hydrauliques et les composants anti-feu.
Les industries mécaniques, représentées par la FIM (Fédération des Industries Mécaniques), ont plaidé pour une approche différenciée, ciblant uniquement les substances les plus dangereuses. La fédération regroupe 26 syndicats professionnels dans les domaines de la transformation des métaux, de la mécanique de précision et de la fabrication de machines.
Le secteur pharmaceutique, quant à lui, s’est exprimé à travers les géants AstraZeneca (multinationale anglo-suédoise de biopharmacie) et Merck (groupe pharmaceutique américain), qui ont insisté sur la nécessité de conserver certains PFAS dans les dispositifs médicaux ou la fabrication de médicaments, faute d’alternatives validées.
Le cas des déchets et de la dépollution
Autre voix singulière : celle de la Fédération Nationale des Activités de la Dépollution et de l’Environnement (FNADE), qui regroupe les entreprises du secteur du traitement des déchets. Elle a alerté sur les conséquences inattendues d’une interdiction pure et simple, plaidant pour une régulation centrée sur les seuils de rejets autorisés plutôt que sur une interdiction totale. La FNADE a défendu une approche « fondée sur le risque », plus compatible selon elle avec les réalités du terrain.
Dans le secteur agricole, Phyteis (nouveau nom de l’Union des industries de la protection des plantes, représentant Bayer, Syngenta, etc.) et l’Union des Industries de la Fertilisation (UNIFA) ont déclaré vouloir « contribuer aux discussions » sur le texte. Leurs interventions visent probablement à prévenir toute extension de l’interdiction aux PFAS utilisés dans les produits phytosanitaires ou les fertilisants.
Une leçon de transparence… et de rapport de force
Face à cette mobilisation coordonnée des milieux industriels, seules deux organisations environnementales apparaissent dans les déclarations de lobbying. Générations Futures, association spécialisée dans la lutte contre les pollutions chimiques, a sollicité des parlementaires pour renforcer l’interdiction dans le texte et défendre un principe de précaution. Elle a été rejointe par Notre Affaire à Tous, ONG engagée sur le terrain du contentieux climatique, qui a défendu une interdiction complète sans dérogation sectorielle.
L’analyse des données de la HATVP montre combien le lobbying reste un levier essentiel dans la fabrique de la loi. Si la transparence instaurée par la législation française ne garantit pas de tout voir, elle permet au moins de savoir qui s’est mobilisé, quand et dans quel but. Et elle révèle, sans ambiguïté, les déséquilibres structurels entre les moyens des industriels et ceux de la société civile.
À l’heure où l’opinion publique réclame des lois plus ambitieuses pour protéger la santé et l’environnement, cette cartographie de l’influence constitue un outil démocratique précieux – encore trop peu exploité.