Depuis cette histoire de poudre blanche nocive dans les chaussures Etam l'hiver dernier, de peinture toxique sur les poupées Barbie, je me suis souvent demandé à quoi ressemblait l'intérieur de ces usines chinoises, ces ateliers de couture d'où proviennent mon pyjama Monop', votre t-shirt H&M made in China.
Pour un reportage magazine, le mois dernier, je suis parti à Canton dans le sud de la Chine. Il y était question de comprendre comment la crise affectait les différents couches de la société dans une région dédiée à l'exportation et donc si dépendante de l'étranger. Est ce que le plan de relance chinois est effectif? Est ce que l'économie evolue? Dans quel sens? Au profit des "sacrifiés" de la crise? Est ce que la production s'oriente vers le marché domestique? Paroles, paroles. Depuis la crise, produire en Chine est encore moins cher. Les fournisseurs offrent désormais des rabais sur des petites commandes, intéressant dans la foulée les P.M.E occidentales et les clients africains.
Avec un camarade fixeur, parmi une foule d'étapes à travers toute la province du Guangdong, nous avons fait une halte à DongGuan, la capitale chinoise de la chaussure d'où proviennent 90% des paires exportées. Nike y est installé mais finalement toutes les griffes étrangères, parfois mêmes luxueuses. Pouvait-on se présenter simplement devant une usine? Pas évident. Derrière les grilles des batiments loués au gouvernement local, les vigiles vous regardent intrigués. Une intrusion spontanée semble ne pas faire partie du protocole.
Une idée. Dans quelques jours s'ouvre une gigantesque foire à la chaussure à DongGuan où fabriquants et clients potentiels sont censés se retrouver aux frais de la princesse; la mairie de Dongguan dont la place serait plus grande que celle de Tiananmen, d'après le chauffeur de taxi, paie les repas et l'hôtel. Il faut dire que la production a chuté de 30% et les chantiers des nouveaux hotels de luxe sont tous stoppés: désormais tout est tenté pour relancer la machine. Sans surprise, les organisateurs de cette foire sont hong kongais comme la plupart des patrons d'usines de la ville. Ce sont eux qu'il faut joindre et convaincre de nous faire pénétrer dans les usines. Après une demi-heure de palabres, mon interlocutrice à Hongkong est prête à convaincre un directeur d'usine de Dongguan de répondre à mes questions. Il m'appelle. L'homme est courtois mais pressé. Il est à l'aéroport de Shanghai, sur le point d'embarquer pour New-York où l'attend un procès pour une histoire d'usurpation de marque. Il produit des pantoufles "de grande qualité" pour l'Angleterre et les Etats-Unis. Il semble très décontracté, il en a sûrement vu d'autres. Au terme de cette discussion, il faut maintenant le convaincre de nous laisser entrer dans son usine, située dans la zone industrielle numéro 3 de cette ville-usine grande comme Paris. "Vous savez, ce n'est pas si beau à l'intérieur" précise le patron. "Mais nous allons juste jeter un oeil". A travers le téléphone, j'entends un appel au haut-parleur pour l'embarquement immédiat. Notre patron accepte, donne le numéro de son bras droit à l'usine et s'excuse.
Deux heures plus tard, un 4x4 rutilant nous attend devant la gare des bus de DongGuan. Le conducteur est le monsieur sécurité de l'usine. Je demande: "plutôt la sécurité des produits, des ouvriers ou du bâtiment?" Un peu de tout en même temps. L'homme est fier de nous montrer cinq bergers allemands qui rôdent dans la cour. "On les nourrit uniquement à la viande fraiche". Un vieux panier de basket rouillé est planté sur le goudron, dans la cour. Toute menue et souriante, une jeune femme nous accueille. La température est très élevée, 38 degrés et les ateliers ne sont ni ventilés ni climatisés. Les dortoirs derrière sont dégueulasses... aux antipodes du "showroom" du premier étage où sont alignés comme autant de trophées des centaines de paires de pantoufles différentes. Nous allons rester plusieurs heures, totalement libres de nos mouvements. Comble du zèle, un chef demandera à ses ouvriers de ne pas prendre de pause pour les besoins du photographe. Je m'empresse de dire que ce n'est pas la peine: les travailleurs, tous jeunes, ont déjà fort à faire. La journée démarre à 7h et s'achève à 21h. Le travail est à la chaîne, alienant, sans aucune possibilité de rotation de poste. Mais à la clé, des dizaines de milliers de pantoufles colorées, achetées 5 dollars selon le client britannique, vendues à 1 dollar et des poussières d'après plusieurs travailleurs de l'usine. Evidemment, personne ne sera en mesure de fournir des documents. Le client britannique n'a pas envie d'une mauvaise publicité, du genre "Plongée dans le sweatshop de couturier britannique" . J'apprendrai qu'il a envoyé un cabinet d'audit deux jours après ma visite.
Alors allons voir chez les concurrents pour savoir quelle marge indécente il est désormais possible de faire en Chine. Et les concurrents ne manquent pas. Dong Guan est gorgé d'usines à chaussures, des rangées de bâtiments gris encerclés de forêt tropicale et de marécages. Sur la route cabossée, des camions bleus avec un container sur le dos qui crachent de la fumée noire. Si le porte à porte est à tester, j'ai découvert une méthode radicalement efficace pour démarcher les fournisseurs de la ville. Sur la toile chinoise, Il existe un site chinois, une sorte de facebook où je peux tchatter en direct avec la plupart des fournisseurs. Après l'ouverture rapide d'un compte gratuit, il suffit juste d'indiquer le type de produit qui m'interesse, la ville-usine et avec quel acteur de la chaine de production (fournisseur) je souhaite être mis en contact. Un clic sur "Search" et me voilà devant une palanquée de commerciaux de Dong Guan susceptibles de répondre à mes questions. Une petite étoile verte m'indique si mes interlocuteurs sont en ligne. Il est 23h et 5 sur 12 candidats correspondant à mes attentes sont prêts à discuter. L'un travaille pour une usine qui fabrique des pantoufles en formes de personnages de bd: on clique. La discussion est très cordiale, le commercial flatte mes origines francaises et la longue amitié sino-française. Puis il me demande ce qu'il peut faire pour moi, me donne le lien vers son site, je lui demande des références, il me demande la quantité de produits que je souhaite avoir, si je suis d'accord pour un emballage plastique. Va pour 40 000 paires de pantoufles pour femmes, direction la France par container.
Délai de production ? Prévoir 45 jours. Les salaires des ouvriers? Ceux en vigueur dans la région. Soit 770 rmb par mois d'après un circulaire d'avril 2008. J'ai été frappé par l'extrême facilité de pouvoir produire en Chine.
- "I just need a sample" (j'ai juste besoin d'un échantillon), m'ont répété les commerciaux.
- "Mais je n'ai pas d'échantillon juste quelques photos".
- "Alors pas de problème".
J'envoie plusieurs photos de pantoufles, de face, de profil, recto-verso. Toujours par internet, ils me demandent l'épaisseur de la semelle en caoutchouc, la qualité demandée. Je demande le moins cher. Après quelques minutes, la fenêtre de mon ordinateur clignote et ils sont en mesure de m'envoyer un devis. Le prix est édifiant. Je n'ose plus marchander, presque coupable d'avoir frappé à la porte du Made in China. Je répond par un courtois "je vais réfléchir". L'usine s'occupe de la production et de l'acheminement jusqu'au port de Canton ou Shenzhen. Avec un supplément, ils me trouveront un "sourceur" occidental ou chinois capable de ramener la marchandise jusqu'à mon entrepôt français. Soit 2 euros la paire au final. Elle se retrouvera à 14 euros à la rentrée des classes.
A découvrir sur mon site (jordanpouille.com): les photos de cette immersion dans l'usine de DongGuan. Deux photos de la série ont servi pour illustrer mon reportage publié cette semaine dans Marianne sur les "sacrifiés de la crise" et qui s'intéresse aux lycées et étudiants chinois, aux paysans, aux ouvriers migrants et leurs familles, aux cols blancs, aux job-centers, aux patrons d'usines à travers un long périple.