Il est mardi matin et notre travail en Afghanistan peut vraiment commencer. La veille au soir, nous avions appris qu'un convoi militaire français partirait à 7h30 pour un village reculé à l'est de Kaboul. Il nous faut pour cela, rejoindre le camp de l'armée par nos propres moyens. En quittant la chambre de notre étrange hôtel, nous croisons un colosse blond qui empeste l'alcool. Il sort enfin du bar; j’irai voir ce qui s’y trame à notre retour... Il parait que c'est le repère kaboulien des fameux agents de sécurité BlackWater et leurs prostituées caucasiennes.
Nous voilà prêts à sortir. Le jeune gardien d’hier soir, celui du deuxième sas blindé, dont le pistolet automatique est aussi gros que l’appareil photo de mon complice, est toujours là… sur le qui-vive. Il est resté éveillé toute la nuit. Sa came à lui c’est le red-bull.
(Heureusement, nous avons trouvé moins cher)
Réservé la veille, le taxi sécurisé nous attend, blanc comme la neige qui tombe lourdement ce matin. Le bitume est boueux, le trafic est ralenti mais les contrôles sont toujours aussi nombreux. Météo oblige, les policiers de Kaboul ont revêtu un manteau supplémentaire, parfois une couverture… On ne reconnaît plus leur uniforme. La Kalachnikov en bandoulière, il devient difficile de les distinguer d’un insurgé, d’un Taliban, d’un Pachtoune en manque de dollars, que sais-je encore.
Le taxi est surchauffé, le chauffeur a deviné que nous étions français. Il tripote son autoradio pour nous mettre RFI, histoire de détendre l’atmosphère. En France, à entendre le présentateur : c’est la crise, la crise, la crise. Au moins ici, c’est la guerre. Je papote en anglais avec le chauffeur. Il m’explique qu’il conduit la nuit, qu’il termine sa « journée » avec nous. Qu’il ira sans doute à la mosquée après, puis dodo puis muscu. A Kaboul, nous découvrirons plus tard que les loisirs sont quasi-inexistants… sauf les salles de musculation, omniprésentes.
A l’entrée du camp Warehouse, les checking sont longs, fastidieux. C’est le lot quotidien de tous les Afghans qui travaillent à l’intérieur comme serveur, agent d’entretien, interprète ou caissier. Le nombre de cases remplies par des téléphones portables déposés à l’entrée est le meilleur indicateur du nombre d’Afghans travaillant ici, pour la coalition : 618 à 7h du matin. De toute manière, la présence de brouilleurs un peu partout dans le secteur rend les téléphones inutilisables. Pas plus lors notre expédition dans les montagnes afghanes, où le réseau ne passe pas.
Acheminés par 4x4 jusqu’au milieu du camps, nous partons à la rencontre de l’unité (c’est le jargon) prévue pour le détachement du jour. Derrière, un hangar abrite discrètement des blindés qui ont sérieusement « morflé »… à la suite d’un tir de mortier, la plupart du temps. Ceux là ne font pas partie de la visite.
Juste le temps d’enfiler le gilet par balle, le casque et nous voilà engouffrés dans nos blindés légers, des hummers made in France en partance pour un petit village perdu dans la montagne afghane. Visiblement, des cas d’une maladie rare, moyenâgeuse, ont été détectés. (C’est le sujet d’un de nos reportages, je n’en dirai pas plus). Avec deux médecins français, nous arriverons sur place presque à l’improviste. Les militaires préviennent rarement à l’avance de leur arrivée dans un village, pour ne pas qu’un insurgé soit au courant et leur réserve un comité d’accueil.
Ce qui est à 60 km peut semble être à une éternité. Il faut emprunter des chemins détournés et non balisés, traverser une rivière, le tout sous la neige. 6 véhicules blindés français se suivent. A l’intérieur, trois militaires et beaucoup de munitions. Sans surprise, le confort est spartiate. Deux places à l’avant, une énorme radio. Les emplacements prévus pour les famas, à chaque portière, sont tout sauf pratiques. Il faut se déboiter une épaule avant de pouvoir dégainer son arme par la seule sortie, le toit. En effet, de lourdes trappes sont prévues au dessus de chaque passager. Utiles pour pouvoir s’extirper du véhicule en cas d’alerte. Indispensables pour pouvoir garder la tête droite, tout simplement. Ces véhicules semblent avoir été dessinés pour des soldats chinois d’1m60…. Alors on laisse dépasser sa tête par les trappes ouvertes en permanence.
La neige est encore plus violente, épaisse et masque les traces laissées par le véhicule qui nous précéde. Au bout d’une heure, nous commençons à apercevoir quelques empilements de pierres, des chiens, plusieurs moutons. Un militaire, le co-pilote, m’explique que les Afghans s’approprient un terrain en le délimitant par des murets.
Nous empruntons une piste que les soldats appellent le canyon tant elle est étroite, nichée entre deux falaises. De chaque côté des grottes. De grandes croix peintes à la bombe signifient qu’elles ont déjà été inspectées. Certaines de ces grottes ont abrité des caches d’armes, parfois vieilles, laissées à l’abandon après le retrait des troupes soviétiques.
Des pierres saillantes, pointées vers le ciel commencent à hérisser le paysage. Il s’agit en réalité d’un gigantesque cimetière construit à la va-vite après un massacre. Les Talibans auraient décimé les 2/3 de la population du village à l'issue de sanglants combats avec les habitants, éleveurs de chèvres et de moutons.
L’accueil des habitants est courtois. Des hommes sont venus avec un fusil, l'un d'eux porte aussi un sabre. Le village est toujours délabré mais une école de ciment a été construite depuis, par un détachement italien. Parce que les enfants sont en grandes vacances actuellement, l’école sans chauffera servira d’infirmerie pour accueillir tous les malades.
Peut-être parque les médecins étaient des hommes, les femmes du village ne sont pas venues. 150 enfants et hommes font la queue, un visage ou des mains sanguinolants, rongés par la maladie. Comme tente de l’expliquer l’interprète aux habitants, les Français ne sont pas venus avec un traitement mais pour tenter de définir un diagnostic avant de réfléchir et d’organiser les soins.
Si j’étais frappé hier par l’absence de couleurs à Kaboul, je suis ce midi bouleversé par les regards des enfants, paniqués, apeurés mais dignes. Des souffrances visibles mais des visages sans larme. Des plaies béantes mais des regards fermés. Peuple de guerriers.