Avec un sens du moment historique qui mérite d’être salué, le site Hors-Série dénonçait tout récemment le « consensus de CNews à Mediapart ». Sur ce même site se déploient aussi, désormais, les vindictes de l’essayiste Frédéric Lordon reconverti récemment en critique de films, probablement depuis qu’il s’est fait offrir une carte UGC illimitée lors de son pot de départ à la retraite.
Pour les plus jeunes, il faut rappeler, qu’au départ, Frédéric Lordon, alors économiste, a été une figure importante, par ses textes au couteau et à l’humour décapant, pour atomiser les tenants de la « pensée unique » des années 1990. Il s’est ensuite reconverti, au tournant des années 2000, dans la philosophie, de façon parfois plus vaporeuse, mais en vulgarisant de façon utile la pensée de Spinoza.
Toutefois, depuis maintenant une grosse décennie, la mécanique s’est détraquée et la pensée fossilisée. Pour le plus grand regret des nombreuses personnes, dont les auteurices de ces lignes, qui ont pu puiser pendant des années des ressources intellectuelles et politiques précieuses sous sa plume. Aux textes méchants, drôles et pertinents ont succédé, de plus en plus souvent, des productions mauvaises, dans les deux sens du terme.

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Depuis les années 2010, la plupart des textes de Lordon consistent ainsi, pour l’essentiel, à scander « plus révolutionnaire que moi tu meurs », et à brocarder tout ce qui déroge à la vision du monde de son boys band post-stalinien. Néanmoins, la lecture de son blog restait plaisante, bien que répétitive.
Le véritable naufrage a commencé avec les années 2020, quand l’essayiste, de plus en plus coprophage (voir ici et notre réponse ici), a voulu s’intéresser à des domaines étrangers à ses champs de compétence tout en poursuivant son activité préférée : dresser des procès en trahison et mépriser - depuis le canapé de sa banlieue huppée – un spectre politique allant de Ruffin aux zadistes.
L’essayiste a ainsi d’abord tenté de se frotter à la géopolitique, notamment après le 7-Octobre, avec des textes sur le Proche-Orient consistant principalement à tronquer les phrases des spécialistes de la région qu’il citait (ici et ici). Sans doute lucide sur les limites de cet exercice, il s’est trouvé un nouveau terrain de jeu et de fulmination : l’analyse des films.
Et en l’occurrence, le dernier film de Paul-Thomas Anderson, Une bataille après l’autre, même si, dans sa dernière diatribe, Lordon fait en réalité moins de la critique de cinéma que de la critique de critique de films puisqu’il consacre l’essentiel de son encre à agonir un épisode du podcast de Mediapart L’esprit critique.
Passons sur la position matérielle et intellectuelle confortable depuis laquelle est opéré ce pugilat, et sur la préférence de Lordon pour les podcasts en non-mixité masculine blanche et aisée.
La vraie querelle, on la connaît, mais Lordon semble en découvrir, le premier, comme souvent, les complexes tenants et aboutissants : comment filmer le soulèvement, l’insurrection, et surtout, comment les images elles-mêmes peuvent-elles contribuer au geste révolutionnaire. Comme si des décennies de débats dans le champ du cinéma militant n’étaient pas passées par là, de Francfort à Buenos Aires, de Paris à Cuba.
En 2025, Lordon nous annonce la prise de conscience qu’il partage avec tout·e élève de terminale option ciné : le cinéma est un art, c’est aussi une industrie. Patatras, le cinéma, a fortiori à grand spectacle, le cinéma des attractions de gauche, a toujours été tiraillé entre deux polarités en système capitaliste : faire de l’argent et faire la bagarre, autant que faire se peut.
Mais il a fallu, dans ce domaine aussi, faire la preuve que rien ni personne ne pouvait brandir le drapeau rouge au-dessus du lordonisme. Et ce, même si aucun drapeau rouge n’était en l’occurrence brandi : quiconque écoutera l’émission s’apercevra de notre position réelle sur le film.
Ainsi, plutôt que Lénine, ou Trotsky – que trois bonnes femmes n’ont évidemment pas lu paraît-il – il faut sans doute rouvrir un exemplaire de L’Interprétation des rêves pour comprendre ce qui a eu lieu lors de cette séance d’écoute enfiévrée et enragée de L’esprit critique.
Si la diatribe est le contenu manifeste de la paralysie du sommeil qui s’est emparée de l’essayiste, il demeure nécessaire d’en élucider le contenu latent, finalement assez facile à deviner tant il est commun : les femmes c’est l’inertie, la culture de masse et les fascinations faciles que celle-ci exerce sur elles, leur interdisant de contempler l’horizon révolutionnaire véritable.
Puisque les pires intentions réformistes nous sont attribuées, souvenons-nous du mépris pour la « jeune-fille » que les class first façon Lordon n’ont eu de cesse de propager dans le mouvement social des années 2000-2010, vouant aux gémonies les « nouveaux mouvements sociaux » intrinsèquement libéraux et individualistes selon eux.
Par exemple, il est bien plus aisé de postuler la stupidité d’une critique déclarant vouloir courir en manif après avoir vu un film, que de reconnaître la référence décoloniale de ce trait d’humour : le manifeste « Vers un troisième cinéma » de Getino et Solanas qui rêve des œuvres capables de projeter leurs spectateur·ices dans les rues.
« Ce cinéma de masse qui n’a d’autre obligation que de toucher les milieux représentatifs de ces masses, provoque, à chaque projection, comme une incursion militaire révolutionnaire, un espace libéré, un territoire décolonisé. Elle peut transformer la réunion en une espèce de manifestation politique, du fait que celle-ci peut être, selon Fanon, " un acte liturgique, une occasion privilégiée qu’a l’homme d’entendre et de dire" ».
Personne, n’aurait l’idée de ranger le film de PTA au nombre des « films de guérilla » appelés de leurs vœux par Getino et Solanas – on préfère le dire de peur que les bras de Morphée déforment à nouveau nos paroles. Il s’agit d’un film issu d’une nation impérialiste, d’un cinéma hégémonique, d’un cinéaste dont le regard saurait tout au plus chambouler un peu l’idéologie qui l’a constitué.
Une fois ces mille précautions trop explicitement énoncées (pardon, lecteurices), on s’interroge : qu’y a-t-il de si inadmissible à savoir reconnaître les clins d’œil (plutôt que les coups de menton) que nous adresse un film ? Ces échanges de regard complices sont multiples : une figure de Bruce Lee en héros populaire latino abritant des familles exilées, des personnages de comics imaginés par des Juifs en exil dans l’après-guerre qui, dans un nuage de cannabis, déplacent et condensent les figures du fascisme contemporain, et même des références anachroniques à l’histoire de la lutte armée aux États-Unis ?
Il faut aussi s’arrêter un moment sur le personnage de Benicio del Toro ignoré de manière significative par Lordon – puisqu’on nous reproche d’avoir les yeux de Chimène pour les « activistes » et non plus pour les révolutionnaires, les vrais, les tatoués.
Le flegmatique sensei qui fait advenir, ici et maintenant, un sanctuaire pour les exilé·es dans l’Amérique trumpisée est aussi celui qui fait imperturbablement avancer le récit, guidant un Bob burlesque et défoncé le long des passages secrets qui lui permettront de rejoindre l’autre communauté (on voudrait dire Commune) du film : les bonnes sœurs rouges et entraînées au maniement des armes.
Pas de héros dans Une bataille après l’autre, seulement des traîtres ridicules, des stoners paumés, et puis des gens qui font les choses, les unes après les autres, discrètement, dans le fond du cadre. Mais de tels personnages, évidemment, ne rentrent pas dans la vision d’une vraie révolution léniniste où un vrai penseur guiderait enfin le vrai peuple.
Sans doute faut-il rééduquer ces affects que seule pouvait sécréter la fameuse « bourgeoisie culturelle » qui parle par nos bouches. Dis-nous, Frédéric, elle est ici dans la pièce avec nous, la « bourgeoisie culturelle » ? On se souvient d’un texte de Nicolas Vieillescazes sur les « intellectuels d’ambiance », suivi de près par une charge implacable contre la tendance à « pleurnicher le vivant » de Lordon lui-même.
L’ambiance n’est sans doute plus à la pleurnicherie et à l’anxiété, il faut préférer la fureur, c’est Lordon qui l’a dit. L’intellectuel-révolutionnaire-en-colère sait que sa cote dépend de sa capacité à se montrer furax : il faut être plus furieux que les voisines, qui franchement sont bien mal inspirées d’éprouver le moindre affect devant un grand film populaire. C’est vulgaire. (La police des affects, il paraît loin l’angle alpha). Elles devraient plutôt pleurer sur les dignes matriochkas d’il y a un siècle, écrasées par l’armée blanche – au moins, on est sûr de ne pas se tromper avec des exemples aussi convenus.
Ou alors, elles feraient mieux de s’extasier sur les coups de glotte d’un bourgeois, qui, paraît-il, contiennent l’infini (ou le sublime, ou le génie, ou la mâle assurance, on ne sait plus). Il faudrait être furax ou sévère, donc, mais en dernière instance, on finit surtout par trépigner, en invoquant une révolution qu’on n’a jamais faite et qu’on ne fera jamais, surtout pas à la télévision, encore moins au cinéma.