Depardieu : stop au pilori.
Bien sûr on ne peut qu’être révolté des propos répugnants prononcés par Depardieu dans un documentaire récent, Complément d’enquête, tout comme nous écœurent les actes d’abus sexuels dont certaines femmes l’accusent. « Un homme, nous confie Camus, dans son roman inachevé Le premier homme, ça s’empêche ». Depardieu visiblement ne s’est pas empêché, cédant aux pulsions les plus primitives. Mais ces paroles et ces actes, aussi infâmes soient-ils, peuvent-ils faire l’objet d’une vindicte collective ? Ce déferlement de haine que l’on projette sur l’homme et sur l’acteur - faut-il interdire ses films ? - qu’elle en est la fonction dans l’espace social ? Que lui veut-on à Depardieu ? L’érection (sic !) progressive, bien orchestrée par les médias, d’une figure de bouc émissaire nous fait remonter en mémoire d’autres scènes, bien enfouies. Pensons à ces femmes de la Libération, jugées hâtivement par un tribunal populaire, livrées au massacre à la tondeuse et exhibées en pleine rue. Désigner massivement le mauvais objet a toujours une fonction bien illusoire : celle de se refaire une virginité sur le dos de l’autre. C’est toujours l’histoire de la paille et de la poutre qui fait son remake.
Freud qui en connaissait un bout après la grande boucherie de 14-18, voyant venir le pire, en tira la leçon en 1929, dans un petit ouvrage emblématique, que nous ferions bien de ressortir des bibliothèques poussiéreuses. Malaise (Unbehagen) dans la civilisation. Le premièr titre était : Malheur (Unglück)… C’est son éditeur qui le lui déconseilla, de peur de ne rien vendre. Alors Freud qui pourtant affirmait qu’à lâcher sur les mots on finit par lâcher sur les choses, s’inclina et édulcora son titre : les civilisations feraient de temps à autre un petit malaise ! Alors que tout l’ouvrage porte sur le malheur structural qui affecte toute civilisation : l’homme, précise Freud, rejoignant Marx, n’est pas cet être débordant d’amour pour son prochain, mais un être agressif et haineux, qui ne pense qu’à exploiter sexuellement son prochain sans son consentement, à en tirer une force de travail en le rémunérant le moins possible, et il ajoute : à le martyriser et à le tuer. Il conclue d’un adage latin que l’on doit au poète Plaute : homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme. Et si l’homme est un loup pour l’homme, le travail de civilisation est de … lui limer les dents. Depardieu, mon semblable, mon frère, pourquoi serait-il différent ? Peut -être un peu plus loup ?
La mise en scène à laquelle on assiste aurait alors cette fonction de refoulement : clouer au pilori l’image du loup que chacun porte en lui pour éviter de se la coltiner. Mais on voit bien que dans cette chasse à l’homme, « degueulasse », s’écrie sa fille Julie, c’est bien le loup qui fait retour.
Dans un autre texte, Psychologie collective et analyse du moi, Freud précise que les groupes humains se soudent sur le rejet de la différence. Autrement dit l’amour des uns se constitue sur la haine de l’autre. C’est bien ce que l’on voit aux commandes dans les lois iniques qui sont en train d’advenir sur l’immigration. Le FN peut se frotter les mains : son fonds de commerce prolifère.
On assiste toujours à la même stratégie ignoble : désigner le bouc ! Les juifs antiques en avaient fait un pratique symbolique : on convoquait une fois l’an sur la place du village tous les citoyens en présence d’un bouc et chacun le chargeait lourdement de ses fautes et manquements. Ensuite le bouc était chassé dans le désert. C’est une pratique que l’on peut voir à l’œuvre chez les Grecs anciens sous une forme très différente dans le théâtre, espace de catharsis, de purification des passions. Serions-nous dans une telle régression historique que nous, les modernes, ne sachions plus faire appel aux appareils symboliques de traitement de la haine et de la violence ? Le bouc n’est plus un animal, mais un humain ; les passions ne sont plus symbolisées mais passées à l’acte.
Maintenant faut-il interdire les films de Depardieu ? Pourquoi penser qu’un homme soit d’un bloc ? La question rejaillit périodiquement. Pour Céline : faut-il jeter à la poubelle Le voyage au regard de sa conduite inqualifiable pendant la guerre ? Est-ce qu’on foule au pieds Les yeux d’Elsa lorsqu’on sait la duplicité d’Aragon face au goulag ? Est-ce que l’œuvre d’Heidegger doit être ostracisée pour avoir pris aveuglément le parti de l’idéologie nazie ? Là encore j’ai bien peur que les jugements soient guidés par une forme d’idéal de pureté qui produit fatalement une ségrégation : rejeter les mauvais pour camper dans le camp des bons.
Alors comme disait Lénine : que faire ? D’abord remettre dans les mains de la justice ce qui en relève. Ensuite freiner des quatre fers face au tribunal médiatique qui s’étend comme trainée de poudre dans un déferlement de jouissance sans limite. Enfin jouer des ressorts de la culture, de la parole et du langage, pour penser les questions autrement qu’en lâchant aux quatre vents les chiens d’une haine féroce. Si « un homme ça s’empêche », l’invitation de Camus vaut à tous les niveaux.
Joseph Rouzel, psychanalyste
rouzel@psychasoc.com