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Billet de blog 10 juillet 2018

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Couples psychiques et mariages physiques dans le Bassin du Congo

Le livre de Patrice Yengo, Les mutations sorcières dans le Bassin du Congo. Du ventre et de sa politique, paru aux éditions Karthala en 2016 est un ouvrage dense, puissant et rare. Le commentaire qui suit, essaie d'en rendre compte.

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Un scénario impossible comme le Réel (Lacan) : vers 1948, dans le Bas-Congo, une expédition psychique meurtrière d’un père contre sa fille conduit à la création d’une véritable institution : un rite de conjuration du mal qui marque une des naissances de l’afrodystopie, la dystopie africaine qui insiste jusqu’à nos jours.

Maledimba-Kumisa Massamba est catéchiste de la Mission Protestante de l’église missionnaire suédoise, la Svenska Missions Forbundet. Il tue sa fille Miankodila au cours d’une expédition psychique qu’il mena, dit-il, avec son épouse Bakokusa Lebika et leurs deux garçons. Agirent-ils en toute conscience ? Question naïve sur laquelle nous allons conclure ce texte. Car, dans ces années qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale, au Bas-Congo, dans l’actuelle République démocratique du Congo, alors sous domination coloniale belge, il ne s’agit pas de science-fiction. Nous assistons au contraire à une des naissances de l’afrodystopie.  En effet, afin qu’un tel meurtre jamais ne pût se reproduire, le catéchiste rassembla des excréments d’hommes et d’animaux, les mélangea avec de l’eau. Ce fut la potion de renonciation à la Chose porteuse de mal, coutumièrement considérée comme logée dans le ventre. Il frotta la potion contre sa bouche avant de la boire.  Un rite de crucifixion de la Chose vit aussitôt le jour. Il prit le nom de Mukunkusa ou Mukunguna.  Il tenait son sens du verbe kikongo « kukusa » qui signifie se frotter contre quelque chose en vue de neutraliser les effets de la souillure ou de la démangeaison. Tel est le commencement de la mutation du ventre et de sa politique. L’allusion à la Politique du ventre, sous-titre du désormais classique L’Etat en Afrique, de Jean-François Bayart, est manifeste. On n’en a donc pas encore fini avec le ventre et  sa politique excrémentielle, comme l’atteste le postscriptum intitulé « D’un ventre encore à venir »,  dans lequel Patrice reconnaît sa dette à l’endroit des grands écrivains congolais, Tchicaya U Tam’si et Sony Labou Tansi. Et dans la mesure où le débat sur la place du ventre dans la politique africaine ne peut se tenir sans en référer à l’identité chrétienne du fondateur de Munkukusa, à la question que pose presque par coquetterie, Patrice Yengo, de savoir quel sens les Africains donnent au ventre, Sony Labou Tansi lui répond : « Les Européens pensent qu’ils gardent l’Homme dans la tête, […] Je pense quant à moi que l’Homme est dans le cœur , nous disons le ventre. » (cité à la page 297 du livre de Patrice Yengo). Donc on est loin d’en avoir fini avec la question du ventre, question à la fois sociale, politique, économique, psychique, cultuelle et libidinale.  Question que l’auteur des mutations sorcières dans le bassin du Congo aborde sous l’angle d’une double économie : l’économie économique, celle qui consiste en la production, en l’échange et en la consommation des richesses matérielles et symboliques, d’une part ; et l’économie libidinale, celle qui est directement liée à la production et à la reproduction de la vie sous la pulsion du désir sexuel, d’autre part.    

Mais revenons au rite qui vit le jour après l’acte coprologique du catéchiste protestant meurtrier de sa fille au bout d’une expédition psychique, donc dans l’invisible (sans pour autant que la mort de sa victime fût invisible… Car entre le psychique et le visible, il n’y a pas de solution de continuité en Afrique noire). Voici comment ce culte se déroulait : « On creusait un trou dans le seul en forme de croix à l’intérieur duquel la terre prélevée sur les tombes était mélangée à du vin de palme et de l’eau pour former une boue sacrée. A la droite de ce trou était dressée une croix en bois sur laquelle étaient attachés un clou et un marteau, tandis qu’à gauche étaient posées une Bible et des amandes de noix de palme. Tour à tour, chaque participant venait se placer face à l’autel et, prenant l’engagement de renoncer à la sorcellerie, il enfonçait le clou dans la croix en bois » ( p.136).  La croix en bois était la croix de la Chose. Elle symbolisait la tombe. Clouer cette croix signifiait, pour l’individu, clouer son propre cercueil. La relation métonymique des sujets à la Chose est à noter ici.  L’autre croix, celle creusée sur la terre, était la croix de Jésus. Elle symbolisait la tombe. La Bible et le reste du dispositif représentaient le Dieu chrétien. Rite syncrétique, donc. Patrice Yengo ajoute qu’il n’est point question ici de mouvement politico-religieux comme le kimbanguisme ou le matswanisme. Le mouvement est acéphale et laissé à l’initiative des chefs de famille et de villages. 

Mais pourquoi le catéchiste entreprit-il cette expédition psychique destinée à exterminer sa fille. En voici la raison: « Ma femme et moi aimions beaucoup notre fille. Nous n’avions jamais souhaité qu’elle se mariât à un homme qui serait d’une région éloignée de la nôtre. Nous préférions que la file se mariât à un homme vivant à proximité de notre village pour assurer l’affection et le service dont nous avions encore besoin. Par contre notre fille accepta l’invitation de Madiama du village Kimbwala. Or ce dernier travaillait à Boma, un centre urbain très éloigné de notre région. Comme Miankodila [la fille] avait insisté de se marier avec lui, nous avons été contraints de lui permettre de réaliser son souhait. Nous nous sentions trahis. Son départ était une perte irrécupérable pour nous, étions, car nous sentions que nous étions abandonnés. En conséquence nous étions déterminés à ramener notre fille auprès de nous. Nous avons décidé de la tuer par des méthodes de la sorcellerie. En la tuant, son esprit reviendrait au village pour continuer de vivre avec nous de façon mystique. »(p.138) C’est ainsi que la fille fut étranglée, et son esprit ramené au village de ses parents par le corps expéditionnaire familial. Ce meurtre fut mis sur le compte de la Chose de sorcellerie, cette puissance qui agit dans le ventre des humains et à l’action de laquelle il fallait renoncer par le rite  Munkukusa. Le contexte historique de son apparition, les circonstances de l’aveu du catéchiste, la signification de l’acte de renonciation au mal commandé par la Chose, font l’objet du travail particulièrement dense de Patrice Yengo, au Chapitre 5 de son essai. Les historiens et les anthropologues qui ont étudié ce rite se sont intéressés au contexte de son apparition. Il s’agit d’un contexte de prospérité économique jamais connue auparavant dans la région du Bas-Congo. L’argent et les richesses matérielles, symboles du « monde des Blancs », accumulés par les cadets sociaux et/ou par les femmes, induisent alors un processus de leur autonomisation par rapport au pouvoir des aînés sociaux. Cette analyse que font les anthropologues et les historiens, Patrice Yengo ne la conteste pas. Dans le sens où ce qui fut remarquable et qui l’est encore aujourd’hui, c’est la manière dont le pouvoir de l’argent, ce désir-maître selon Spinoza, discrimina entre ce que je propose d’appeler le père psychique au pouvoir dévastateur, d’un côté, et le père physique, au pouvoir limité. Mais l’auteur va plus loin en situant son analyse au cœur de ce que j’appelle l’économie psychique du Munkukusa. Dans mon langage, en effet, le père physique est le mari de la mère physique, les deux vivent dans le foyer conjugal et forment le couple physique dont la progéniture, cependant, a pour père réel, dans le matriclan, le père psychique, autrement dit, le frère de la mère. Dans la tradition du matriclan, les pouvoirs du frère de la mère, et donc du père psychique des enfants de sa sœur, sont dévastateurs : c’est lui le mangeur institutionnel de ces enfants, qu’il considère comme ses « choses », ses cabris. Il est donc le père cannibale par vocation. Ce cannibalisme signifiant en même temps l’inceste : il mange les enfants de sa sœur au sens où il est leur « mari de nuit » institutionnel. Manger et copuler étant synonymes dans les langues du bassin du Congo. Il est dans ce sens l’incestueux ou le cannibale psychique. Il s’ensuit que dans le foyer conjugal formé par le couple, cohabitent trois autres couples mais qui sont des couples psychiques. Dans la tradition du matriclan, l’un de ces trois couples psychiques est celui que forme la mère et son frère ; suivent ceux que forment respectivement le père physique et sa sœur, le père et sa nièce.  Ce qui change avec l’affaire du Munkukusa, c’est la formation du cinquième couple, le couple du père avec sa fille.  Ce couple est au fondement de la monté en puissance du père et de la famille, il marque le moment de naissance de l’afrodystopie.  

En effet, l’adoption du rite Munkukusa par les ainés qui en élaborèrent sa forme moins coprologique   s’expliquait par leur souci de maîtrise d’un contexte économique et politique qui les affaiblissait. Cette explication économico- politique de l’apparition du Munkukusa, Patrice Yengo ne la réfute pas. Au contraire. Elle lui permet de mieux mettre en exergue l’autre économie, l’économie libidinale, qu’il ne conçoit pas en rupture avec la première. Pour ce faire, il va porter son attention sur les rapports que le lignage entretient avec ce qu’il appelle le socius de la famille, entendue comme famille structurée par les relations du père, de la mère et des enfants. Les descriptions que fait Patrice de cette structure dans le système de filiation caractéristique du matrilignage sont en effet très instructives sur l’importance du désir dans le meurtre de la fille par son père et ses conséquences sur la distribution lignagère du pouvoir de tuer ou de manger au moyen des expéditions et moyens psychiques.  En effet, dans le matrilignage d’avant l’irruption déstabilisatrice de l’argent et des richesses des Blancs, un foyer conjugal comprenait, comme nous venons de voir, quatre couples. L’accumulation économique affaiblit les frères des mères, et transfère leur pouvoir au père et aux cadets sociaux. Cependant, le père de Miankodila en plus des circonstances économiques qui conspirent à l’autonomisation des cadets sociaux et à l’affaiblissement des oncles, vivait une vie chrétienne qui l’avait émancipé des responsabilités avunculaires : les relations des oncles à leurs neveux. Il n’avait de ce fait de responsabilité qu’à l’endroit de sa progéniture. Sa fille devint dans cette perspective sa nièce. Or, dans l’anthropologie des relations entre les oncles et les nièces dans les matriclans, l’oncle maternel est le père certes, mais aussi le « propriétaire » des enfants de sa sœur qu’il peut dévorer si bon lui semble : il en est le sorcier institutionnel. Dans le même registre de l‘anthropologie des relations avunculaires, manger signifie aussi copuler, comme nous l’avons vu. En d’autres termes, dans le contexte que décrit Patrice Yengo, le père de  Miankodila s’était institué comme mari psychique de sa fille. Ce qui fait qu’au sein de son foyer conjugal, il y avait un cinquième couple, le couple formé par Maledimba-Kumisa Massamba, le père catéchiste et sa fille Miankodila. Ce couple résidant dans le même foyer conjugal fut donc un couple psychiquement incestueux,  un couple symbolisant la Chose qu’il fallait crucifier.  L’on peut ainsi comprendre que l’expédition psychique du père se fît avec toute la famille mais pas pour les mêmes raisons. La mère allait tuer sa rivale, le père ramener l’esprit de son épouse incestueuse dont il ne pouvait se séparer ; et les enfants se débarrasser d’une sorcière. En furent-ils conscients ? J’ai dit que la question est naïve et que je lui réservais une réponse à la fin. Le plus important pour le moment, c’est de souligner que  le Munkukusa venait, de ce point de vue, normaliser le nouvel ordre social et psychique par le renoncement à la réalisation de l’inceste comme le fit le catéchiste. Le départ en mariage de la fille ne devrait plus provoquer cette violence meurtrière exercée par le père-mari incestueux. Il lui fallait au père  accepter cette autonomisation de sa fille fantasmatiquement perçue comme épouse. D’un point de vue sociologique, ce dispositif de normalisation venait ratifier une autre autonomie, ou la même, plus objective :  celle des cadets sociaux qui s’émancipaient de la tutelle des aînés par le moyen de l’accumulation des richesses matérielles. Du coup, la monté en puissance du père, à laquelle conspiraient les actions du christianisme et du capitalisme, avec pour corollaire l’affaiblissement des oncles, se faisait en même temps que l’autonomisation matérielle, sociale et libidinale des jeunes. Ce n’est donc pas un hasard si, comme le souligne Patrice Yengo,  c’est par une lettre envoyée par le jeune mari de la fille du catéchiste que toute cette affaire se déclencha : les deux étaient objectivement complices dans le nouvel ordre politique qui s’instaurait dans la société et dans le matriclan kongo. Car c’est suite à une lettre  « mauvaise », écrite par Madiama, le jeune marié, lettre qu’il  marqua d’une croix qui signale une mauvaise annonce et qu’il adressa au catéchiste et à sa famille que  le père catéchiste avoua son crime  en accusant toute sa famille. La lettre accusait le couple. Or, lorsque l’argent et la richesse matérielle accumulés par les cadets sociaux et par les femmes ont lieu, il y a des répercussions sur les structures mentales de la société :  une situation de tension qui en appelle à des entreprises de son éradication : c’est la naissance du munkukusa. Il venait empêcher que l’amour paternel se réalise de manière phantasmatique par la mise à mort de la fille au moyen d’actions psychiques nocturnes. En même temps, fait valoir Patrice Yengo, par cet acte, le père s’affirmait « comme pouvoir de vie et puissance de mort ». Ce fut le passage de l’activité « népoticide », souligne-t-il,  en lignée matrilinéaire, en activité « filiicide » en lignée agnatique.  Cette réalité se traduit par l’horreur de l’accusation de meurtrière que signifia la mère : elle renonça à retourner dans le foyer conjugal après les deux semaines des funérailles.  Le refus pour la mère d’assumer consciemment cet acte odieux plaçait  ainsi   paradoxalement le père  en position d’unique sujet capable d’assumer la gravité de l’acte. En plus, la procédure symbolique qu’inventa le père après l’aveu, consistant à  renoncer désormais à un tel acte, comme le montre Patrice Yengo, est hautement significative de la montée en puissance de l’analité dans la nouvelle configuration familiale, qui cherche son autonomie par rapport au clan. Le père chrétien, vivant comme un « blanc », voulait posséder sa fille. Mais « la personne convoitée est ressentie comme un bien à posséder et se trouve ainsi sur le même plan que la forme la plus primitive de la propriété, c’est-à-dire le contenu corporel , la selle » ( Karl Abraham, cité par Yengo, page 150. Elle est la marque de l’autophagie.

Venons-en, pour ne pas conclure, à la question de savoir si l’aveu du père traduit la réalité de son expédition psychique, et si sa femme et ses enfants furent conscients de leur acte ? Dans un monde où l’on crucifie la Chose pour se condamner à mort si jamais l’on ne renonçait pas au pouvoir de la Chose, la relation métonymique que l’on établit par ce geste avec la Chose implique que la conscience humaine est la conscience de la Chose. De nos jours encore, cette extériorisation et cette matérialisation de la conscience humaine dans la Chose se manifestent dans le pouvoir sans limite octroyé par l’idéologie néolibérale au désir-maître de l’argent, qui enrôle telle une vague qui enroule toute conscience qui s’en trouve prisonnière et lui fait perdre le sens de la réalité. L’ère du néolibéralisme est l’ère de l’intensification de l’enrôlement de la conscience humaine dans les vagues du désir-maître de la Chose. Voilà pourquoi la question est naïve. Car dans les deux Congos comme au Gabon et ailleurs en Afrique centrale, la puissance dévastatrice, parce que spectrale, des couples psychiques est la réalité la plus ordinaire de la violence de l’imaginaire, violence qui traduit les ravages de la déparentélisation par la puissance consumatrice  de la Chose dans ses complicités perverses avec le Désir-maître de l’argent et du pouvoir. Voilà pourquoi je considère que le passionnant ouvrage de Patrice Yengo est un éclairage particulièrement puissant de la genèse et des logiques de ce que j’appelle l’afrodystopie.  

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