L'université de Nancy 2 à laquelle j'appartiens, vient de s'illustrer comme une des universités "irréductibles". Ce matin, la nouvelle de la fermeture administrative de l'établissement vient de tomber du haut de la présidence, qui est allée jusqu'au bout des concessions que l'on peut accorder à des étudiants qui, en échange de la levée du blocage, exigeaient un "10 de note planché" à tous leurs examens (je respecte leur orthographe) .
Bien des choses sont contestables dans la LRU et le récent décret des enseignants chercheurs contre lequel j'ai manifesté. Mais je veux développer ici quelques réflexions sur le mouvement étudiant contre ces réformes ainsi que sur les arguments qui ont été avancés par des collègues qui ont soutenu les étudiants mobilisés. Avant d'analyser rapidement ces arguments, il faut rappeler deux faits difficilement contestables. Le premier est que les étudiants mobilisés ont vigoureusement empêché la tenue des cours, en se comportant comme une police politique en herbe à l'égard de tous ceux qui tentaient malgré tout de donner ou de suivre un enseignement. Le second fait incontestable est qu'une partie des enseignants mobilisés n'a jamais clairement condamné le blocage, mais l'a tout au plus "contesté" mollement et l'a fait vivre en en animant le campus par des "conférences en lutte", etc., et a rendu ainsi plus difficile encore la décision de la présidence qui a tardé à réagir . Il est de bon ton maintenant de s'interroger sur les raisons de ces blocages "contestables, mais qu'il faut comprendre". Voyons maintenant les arguments avancés.
(1) L'argument de la crise économique: celle-ci est ressentie plus vivement par des étudiants en lettres et sciences humaines à qui l'on propose "une marchandisation du savoir" où ils ont tout à perdre. La compétition entre les universités préconisée par la politique gouvernementale ne fait qu'accroître ce sentiment d'insécurité que ces étudiants ressentent vis-à-vis du marché de l'emploi qui précisément ne les attend pas.
(2) La critique de la trop faible mobilisation enseignante: certes le blocage est contestable, mais les enseignants chercheurs touchés pourtant directement par les réformes ont insuffisamment réagi. Ils refusent le blocage, mais ne proposent aucune autre action susceptible d'être efficace.
(3) Le rejet de la règle majoritaire: certes une minorité d'étudiants sont mobilisés activement et s'opposent à la tenue des cours et des examens, mais les conquêtes sociales n'ont jamais été faites par des majorités. (La violence estudiantine répond à une violence plus grave qui est la violence gouvernementale.*)
(4) Le déni de l'étiquette "gauchiste": l'argument qui consiste à stigmatiser les étudiants mobilisés comme des "gauchistes" est ridicule et prouve uniquement que l'on n'a pas écouté leurs propos lors des AG. (Ce mépris du mouvement étudiant montre juste que l'on retourne contre les étudiants mobilisés "une violence que l'on ne sait pas retourner contre nos autorités".* Je cite ici un document qui a circulé mais qui n'a pas été rendu officiel).
Si l'on peut admettre le point (1), on voit mal en revanche en quoi le blocage constituerait une réponse adéquate à la difficulté que ressentent les étudiants en lettres et sciences humaines sur le marché de l'emploi. S'il suffisait d'arrêter d'étudier et d'empêcher les autres de le faire pour résoudre les problèmes d'embauche à la sortie des facs, on pourrait suggérer aux gouvernements d'Europe (puisqu'il y a une internationale du blocage) de raser tous les campus.
L'argument (2) est pour le moins étrange. Car s'il est vrai qu'un enseignant mobilisé peut être amer face à une mobilisation insuffisante de ses collègues, on comprend mal comment il peut excuser le blocage estudiantin comme réponse à la mollesse du corps enseignant. On n'imagine pas qu'un cheminot de la CGT puisse "comprendre" qu'une gare soit bloquée par des usagers mécontents, quels que puissent être les motifs de ces derniers et même s'il est insatisfait de la mobilisation de ses camarades. Il n'est pas difficile de deviner où irait aussitôt sa solidarité.
Le rejet de la règle majoritaire, indiqué en (3), ou plus exactement le rejet de la valeur de cette règle, est le symptôme d'une pensée qui montre la fausseté du point (4). Dans l'esprit de ceux qui tolèrent le blocage, le fond de l'affaire est moins la loi LRU et les décrets, que la lutte contre la sociale-démocratie capitaliste qui organise la compétition internationale des universités. Les propositions pour un salaire étudiant, voire pour une université sans contrôle des connaissances et hors de tout esprit de compétition entre les enseignants chercheurs, l'hostilité à toute prime au mérite fondée sur l'évaluation, obéissent à la même idéologie qui, si elle n'est pas "gauchiste", est au moins "post-soixante-huitarde". Le moins que l'on puisse dire est qu'une telle idéologie est en total décalage avec la réalité, ce que ses partisans par ailleurs ne nient pas. Enfin les points que j'ai fait suivre du signe * sont des propos tenus qui expriment nettement l'idée qu'il y a une violence révolutionnaire acceptable qui s'auto-proclame comme légitime. De la même façon des assemblées générales nettement minoritaires se considèrent comme légitimes en raison de la passivité du plus grand nombre, et avec raison: les révolutionnaires réussissent quand le pouvoir manque de force.
Si l'on résume, aucun de ces arguments n'est fondé, ou réaliste, ou même tout simplement vrai. Et la question n'est pas là. Il ne s'agit pas de développer une argumentation rationnelle, il s'agit de contester et de perturber le système, avec l'espoir de parvenir à le renverser. Tout le problème est que cette perturbation actuelle va très rapidement être compensée par un ajustement à la baisse des inscriptions des étudiants dans ces filières où les désordres n'ont cessé de se développer. Qui parmi les enseignants mobilisés souhaiterait honnêtement que son enfant s'inscrive dans une université qui a connu depuis trois ans, chaque année, un blocage? Quel étudiant un tant soit peu prévoyant n'hésiterait pas à s'inscrire à nouveau à Nancy 2 s'il a la possibilité d'aller étudier dans une université moins agitée et où il sera plus certain que les examens seront maintenus en fin d'année? Quoi qu'en disent ceux qui comprennent les blocages des universités, ce type d'action est bien préconisé par des groupes gauchistes, et cela n'est pas être sarkozyste que de le reconnaître. De la même façon que l'extrême droite avait rendu service à Mitterrand naguère, les gauchistes rendent service aujourd'hui à Nicolas Sarkozy, en vidant les facs qu'il n'estime pas et en donnant tous les arguments dont il a besoin pour justifier sa politique en matière d'enseignement et de recherche. La principale caractéristique du "gauchisme" selon Lénine est la méconnaissance et le refus de la réalité, ainsi que son incapacité à adapter son action en fonction du contexte. Une maladie infantile pour un Lénine naguère; un allié qui s'ignore comme tel, car désespérément infantile, pour un Sarkozy aujourd'hui.
CQFD.