C’est un objet extraordinaire que présente à partir du 5 octobre le Musée départemental de l’Arles antique (MDDA). En l’occurrence, un bateau de 2 000 ans exhumé entier du Rhône, depuis le site de l’ancien port d’Arelate (Arles). Claude Sintes, directeur du musée, explique en quoi cette trouvaille est fabuleuse, unique au monde, et combien l’aventure humaine et technologique qui a permis son exposition dans des temps records est, elle aussi, exemplaire.
En quoi ce chaland romain est exceptionnel ?
On connaît d’autres bateaux conservés, comme le fond de carène qui se trouve à Marseille sur le Vieux-Port, mais des bateaux entiers on en a très peu. Il y a le Vasa, grand vaisseau suédois du XVIIe, les drakkars vikings du IXe, la Mary Rose, bateau anglais de l’époque des Tudors, mais un bateau romain complet, l’on n’en avait pas. Et pour la première fois l’on a tout, le bateau avec sa coque, son appareil de gouverne, son mât de halage, puisque ce bateau fluvial était une sorte de péniche à fond plat. Sa cargaison : des pierres qui viennent des carrières de Saint-Gabriel près de Tarascon. Le barbecue (dolion) des marins avec son four, la vaisselle, des outils, le bois de chauffage coupé… L’on a même le nom du constructeur ou du propriétaire frappé au fer dans le bois. Et l’on a une bonne datation du bateau puisqu’avec l’étude d’hydrochronologie – de datation des bois – l’on sait que ce bateau a coulé à l’époque de Néron, dans les années 50-55 après J.C.
Et concernant les délais selon lesquels toute l’opération de valorisation du chaland fut conduite ?
En 2010 a été prise la décision politique d’agrandir le MDAA afin d’accueillir ce chaland alors qu’aucune fouille n’était entamée. Des sondages avaient permis de comprendre que le bateau était entier, dans un état exceptionnel de préservation, mais l’on ne savait pas comment on allait le sortir et réaliser sa restauration. Lorsqu’on connaît la difficulté pour trouver des budgets, réaliser des appels d’offres, les lenteurs des études scientifiques, tout cela fut réalisé en un temps record ! D’une part, parce qu’il y a eu des moyens, ensuite parce que tout le monde, soudé par ce pari, a donné son meilleur. Jusqu’au ministère qui dans un délai étonnant, a classé ce bateau « trésor national » sur la seule base de photos.
Tout cela se faisant avec un acteur très coopératif, le Rhône ?
Oui, l’on a eu vraiment un temps remarquable puisqu’on a pu fouiller le bateau d’avril à novembre 2010, le fleuve étant plongeable durant tout ce temps. On ne l’a su qu’après : il n’arrive qu’une fois par siècle que le fleuve soit aussi bas, tranquille et clair !
Comment se fait-il que ce bateau et sa cargaison aient pu être aussi bien préservés ?
Le bateau était amarré au quai romain de Trinquetaille. Il y eut une très grosse crue. L’amarrage avant cassé, le bateau est parti dans le courant. Mais comme il était encore chargé de 27 tonnes de pierres, il a coulé avec un angle de 30 degrés par rapport au quai : la partie avant était sous quatre mètres de limon. Comme on était en période de crue, 20 à 40 cm de sable et de limon se sont déposés sur le bateau et l’ont en quelque sorte fossilisé. Ce qui a fait que tout était en parfait état de conservation. Et c’est donc à partir d’un morceau du bateau qui sortait qu’a commencé la fouille. C’est là qu’on a compris, à mesure que l’on avançait, qu’on avait affaire à un objet exceptionnel, comme il y en avait pas deux au monde. Ce qui a justifié la présentation du bateau dans un MDAA agrandi, cela en conjonction avec Marseille-Provence Capitale de la Culture 2013.
Dès lors, comment avez-vous trouvé la solution pour le sortir ?
Sur la fouille, jusqu’à 50 personnes ont été associées avec des compétences d’archéologie et de travaux publics. Sortir un tel bateau d’un coup était possible mais sur des années. Il a fallu vingt ans pour mettre au point la sortie du Vasa. Avec les responsables des travaux publics, l’on est arrivé à la conclusion qu’il fallait le tronçonner. Sinon il était impossible dans un temps très court de sortir un bateau pesant 50 tonnes dans l’eau et cassant comme du verre. L’idée fut donc de le couper en dix tronçons de trois mètres, chacun de ces morceaux devant être encagé dans une protection métallique qu’il a fallu couper, boulonner, souder sous l’eau, dans des conditions périlleuses et souvent dans le noir absolu.
Où l’on se rend compte que cette opération a fait appel à une fabuleuse ingénierie collective ?
Une fois que le bateau a été découpé et monté sur le quai d’Arles, des spécialistes de stéréographie et de stéréométrie ont fait un relevé par nuage de points. Il était important d’avoir une image exacte puisqu’on allait démonter le bateau et devoir le remonter. Sont aussi intervenues des entreprises comme Arc-Nucléart, le laboratoire spécialisé de Grenoble (une unité du Commissariat à l’Energie Atomique) ou A-Corros (entreprise spécialisée dans la restauration du patrimoine métallique). Dès le départ ces spécialistes nous ont dit comment procéder. Il fallait gagner le maximum de temps alors qu’avec une autre procédure l’opération risquait de prendre de 5 à 10 ans. Tout fut donc prévu dès l’origine. Par exemple, les portoirs en inox de la cage, envisagés pour sortir le navire, ont été faits en association avec les restaurateurs d’Arc-Nucléart et Lyofal de Salon qui allaient intervenir un an plus tard pour lyophiliser le bateau avant de l’imprégner de résine, et cela aux dimensions de leurs fours ! Il faut savoir aussi que les architectes qui ont envisagé l’extension du MDAA n’avaient pas encore les mesures du bateau. Ils ont travaillé sur plusieurs hypothèses avant que la fouille de vérification définisse l’hypothèse de 31 mètres !
Qu’est ce que ce bateau apporte en termes de connaissances ?
Il nous apprend énormément sur l’architecture navale, les capacités de chargement de ce type de péniche. On comprend mieux les transports locaux, notamment de ces pierres dont on sait qu’elles servaient à paver les voies ou construire des maisons en Camargue où il n’y a pas de pierres. Ce type de bateau descendait le courant et remontait hâlé par des esclaves. Grâce au mât de halage retrouvé intact sous la cargaison avec toutes ses traces de cordages, l’on a pu faire le calcul qu’il fallait 25 à 30 esclaves pour tirer le bateau à pleine charge…
Outre le bateau, il y avait aussi autour de lui tout ce dépotoir d’objets jetés dans le Rhône, lequel a révélé d’aussi fabuleuses pièces que votre fameux buste de César ?
Dans le fleuve, des millions d’objets se trouvent compressés les uns sur les autres sur une épaisseur d’un à quatre mètres, cela sur 80 mètres de large et 300 mètres de long ! A cet endroit, l’on a jeté des choses dans le Rhône durant huit siècles. Le port d’Arelate fonctionnant du Ier avant J.C jusqu’au VIIème siècle après J.C. On y trouve des objets n’ayant jamais servi, comme des bronzes ou des vaisselles de Campanie. Ceux dont les riverains voulaient se débarrasser comme des éléments d’architectures. Des cargaisons tombés des bateaux. Et énormément d’amphores d’Espagne, Crète, Grèce, Egypte, qui produites sur les lieux de production de conserves ou de salaisons, étaient des sortes d’emballages perdus. Ainsi, pour sortir le bateau, l’on a fait une fenêtre de 35 mètres sur 8 et, sur cette surface de 1 à 4 m d’épaisseur, l’on a sorti 4000 objets entiers dont 100 tonnes d’amphores souvent cassées qu’on a remis dans le fleuve après les avoir identifiées !
Quels budgets pour cette grande première ?
La fouille a coûté 1,3M €, la restauration 1,7M €, et il faut compter 6 millions pour l’extension du MDAA. C’est donc un budget de 9M € pour une toute petite partie de ce qu’on a découvert puisqu’on va présenter le bateau et 450 objets, sur les 4000 qu’on a trouvé et les 10000 trouvés auparavant.
Ceci dit, dans la concurrence muséale internationale, il y aujourd’hui des « stars », comme le César du Rhône, et ce chaland romain qui est appelé à connaître le même succès planétaire ?
Oui, l’on est dans la rareté, qui plus est connue des spécialistes puisqu’on est déjà en contact avec une dizaine d’universités à travers le monde. Quand au monde des medias il est fort intéressé aussi… Au point que le grand magazine, National Géographic va faire un focus de 16 pages sur cette opération qui sera diffusé en langue anglaise à 40 millions d’exemplaires. Mais comme ils veulent aussi le faire paraître en édition mondiale, c’est à dire dans 29 langues, le tirage sera de 120 millions d’exemplaires ! Cela représente pour la ville, le département, la région, une valorisation assez incroyable !
Propos recueillis par Frank Tenaille
[Arles, Musée de l’Arles Antique (MDAA) ; Inauguration de l’extension avec le chaland, le 4/10 et ouverture au public
le 5/10 ; www.arles-antique.cg13.fr ]