Pas de manifestation officielle, pas de partage culturel national autour du centenaire de la naissance d’Albert Camus (1913-1960), l’auteur de L’Etranger, Le Mythe de Sisyphe ou d’Actuelles. Mais en la France et de par le monde, une myriade d’initiatives. On dira que cela correspond mieux à l’esprit libertaire de Camus, mais quand même. Il était donc l’heure d’aller rencontrer celle qui, avec pudeur et humilité, s’occupe de la vie des œuvres de son père.
Journal César - Albert Camus devait être l’un des temps forts de Marseille-Provence Capitale européenne de la Culture 2013 (MP 2013), à travers notamment une grande exposition gratuite mettant en valeur son œuvre, ses idées, ses engagements et sa vie. Tout cela a capoté. Quelle est votre version de ce pataquès ?
Catherine Camus - Je n’ai rien compris. Franchement, je ne sais pas ce qui s’est passé ! Ce que j’apprenais, c’était par les journaux. J’ai vécu six mois d’enfer. D’autant que Jean-François Chougnet (Ndlr : directeur de MP 2013) a déclaré que c’était moi qui avait décidé qu’il n’y aurait plus d’exposition ! Alors que j’ai seulement dit : j’ai besoin de connaître de quels documents Benjamin Stora, le commissaire de l’expo, a besoin afin de savoir ce qui est disponible compte tenu des sollicitations que je reçois du monde entier. Une liste que j’ai attendu un an et demi.
Mais Benjamin Stora, c’était le scénario ? Qui aviez-vous en face pour réaliser la mise en œuvre technique de cette exposition avec ce que cela suppose de logistique ?
Mais je ne sais pas ! Au départ, il y avait un monsieur, parfaitement correct, Jean Iborra (Ndlr : directeur adjoint à MP 2013 des expositions). C’est lui qui m’a envoyée, en avril 2012, une liste de demandes tellement vague, que je ne me trouvais pas plus avancée. Je le lui ai dit. Or, trois jours après, il me téléphone pour me dire que l’exposition est annulée sans même m’en donner la raison.
Donc, il n’y a pas eu le début d’une mise en œuvre pour cette mega-exposition ?
Je ne crois pas. Alors qu’entre mon approbation du synopsis de Benjamin Stora et le moment où tout s’arrête, il s’est passé un an et demi. Voilà la réalité. Et j’ai toutes les preuves de ce que j’ai dit. Car dans cette affaire, il n’y a que moi qui écris. Les autres, ils téléphonent ou passent par les journaux. Quand aux medias, ils n’ont pas cherché à se renseigner. Y compris lorsqu’on a évoqué les nostalgiques de l’Algérie française pour justifier l’arrêt de l’exposition. Au point de susciter des amalgames et des glissements ayant l’air de dire que je ne voulais pas de Benjamin Stora, auquel j’avais dit oui, au motif que j’aurais été proche de l’OAS ! Vous imaginez, j’ai quand même en mémoire que l’OAS avait condamné mon père à mort !
Si l’on comprend bien, MP 2013, qui est l’organisateur de l’expo, ne prend pas la peine de venir vous voir et vous informer d’éventuelles difficultés dans sa mise en œuvre ?
Le seul que j’ai vu fut, mais c’est dans la préhistoire, Bernard Latarjet au tout début. Après, j’ai travaillé durant cinq ans pour eux : j’ai un dossier énorme ! Cela jusqu’en 2012 lorsqu’ils me disent : c’est fini.
Autrement dit, on vous a rendu responsable de l’échec de l’expo Camus sans droit de réponse ?
Là où j’ai été en colère, c’est lorsqu’on m’a mis tout sur le dos, en instillant des termes d’un machisme effondrant : « évaporée », « qui n’assume pas », « on ne sait jamais ce qu’elle va faire ». Alors que je n’avais aucun pouvoir décisionnaire, ni à la mairie d’Aix, ni à MP 2013, et que j’assume Camus depuis 32 ans. Oui, j’ai trouvé tout cela d’une grande lâcheté. Les gens de MP 2013 n’assument pas ce qu’ils font. Seul Benjamin Stora a dit qu’il avait toujours eu de bons rapports avec moi. Quand à la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, je ne l’ai jamais vue. Elle a seulement déclaré que la seule belle expo était celle de Stora et ses services m’ont appelé pour me dire qu’elle était arrêtée.
Pourtant, dans le projet de candidature de MP 2013 auprès du jury européen, Albert Camus en constituait une pièce maîtresse ?
Mais il était au centre ! J’ai conservé le gros document initial de candidature que MP 2013 ne m’a pas envoyée d’ailleurs : c’est un copain qui a récupéré un exemplaire pour me signaler tout ce qui concernait Camus. Et bien, là dedans, ils disent que je suis « conseiller scientifique », cela sans demander mon autorisation. Et donc l’on peut se demander où est passé l’argent gagné grâce à l’image de Camus. Au bout du compte, de tout cela, qu’il s’agisse de l’opéra autour de Camus, des pièces de théâtre, du match de football au Stade Vélodrome, de la grande exposition de 5 000 m2, il ne reste rien ! Heureusement qu’il y aura quand même l’exposition Albert Camus, les couleurs d’une œuvre, assumé par la Cité du Livre d’Aix. Cette exposition attend d’ailleurs le 17 juin pour savoir s’il elle va avoir le tampon MP2013. Mais il n’est pas sûr qu’ils la tatouent (rire).
Quel était votre sentiment par rapport à ce projet d’exposition ?
Au départ, l’idée de MP2013 présentée par Bernard Latarjet, était de faire une expo de 5 000 m2 pour le Centenaire, scénarisée par Benjamin Stora et Aurélie Filippetti qui n’était pas alors ministre. C’était prévu autour de l’Algérie. Je leur ai dit : « Si vous voulez le faire comme cela, pourquoi pas, mais je pense qu’Albert Camus est un écrivain universellement connu, certes nourri par l’Algérie, mais dont la pensée dépasse le cadre régional ».
Quid d’une célébration nationale du Centenaire de Camus en France ?
La Bibliothèque de France ne veut pas en entendre parler. Beaubourg a dit à Gallimard qu’il n’y avait pas de place. En juillet 2012, Antoine Gallimard a écrit à Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture, pour lui demander ce que la France comptait faire pour le Centenaire. Il attend toujours la réponse. C’est dommage, car ailleurs, c’est une belle image de la France. En définitive, si l’institution française boude, cela me réjouit beaucoup. C’est tout à l’honneur d’Albert Camus. Finalement, il y a peu, les instituts français ont demandé à Gallimard une exposition, pour répondre je suppose aux sollicitations de pays étrangers, puisqu’il y a eu des événements concernant Camus à New Dehli, en Jordanie, au Mexique, en Argentine, au Brésil, à New-York…
Comment avez-vous vécu le projet de panthéonisation de votre père ?
Pour moi, au départ, c’était affreux. Je ne le voyais pas à Paris dans ce truc minable que je déteste, lui qui était claustrophobe. D’autant que lorsque Alexandre Dumas, que j’adore, y avait été mis, j’avais manifesté avec une pancarte : « Alexandre, reste avec nous ! » (rire). J’ai fini par céder car tous les gens issus du même milieu que papa m’ont demandé de dire oui. C’était pour ma grand-mère, pour une reconnaissance nationale en forme d’espoir. Je savais aussi que le seul président qui pouvait avoir une idée aussi farfelue était Sarkozy et qu’après, ça serait fini. J’ai téléphoné à Florence Malraux pour savoir comment cela s’était passé pour elle. Elle m’a dit que cela avait été abominable, que la grande machine étatique l’avait traitée comme une moins que rien. Ceci dit, sur cette affaire, Sarkozy a été correct et respectueux. Mais dire oui, c’était accepter qu’on enlève mon père du cimetière de Lourmarin. En disant non, mon frère m’a rendu service. Mais pourquoi ne pas faire comme avec Aimé Césaire dont la famille a dit non ? Il est tranquille aux Antilles et l’on a mis une plaque en son nom au Panthéon.
Les chercheurs ont à leur disposition le Centre de documentation Camus d’Aix en Provence qui recèle énormément d’archives. Or, peu d’entre eux sont orientés vers Camus ?
C’est l’Université française ! Dernièrement, un chercheur de Harvard m’a dit qu’il pensait qu’il devrait attendre huit jours son tour pour accéder aux archives. Car lorsqu’un professeur français était venu faire une conférence sur Camus à Harvard, il n’y avait pas eu assez de place pour accueillir tous les étudiants !
Faut-il y voir encore un effet induit du différent avec les Sartriens ?
Je suppose… Mais c’est dommage pour les chercheurs… car Papa fait du bien.
C’est tout de même un paradoxe dans la mesure où Camus, qualifié hier de « philosophe pour classes terminales », se retrouve aujourd’hui au cœur de nombreuses problématiques éthiques, citoyennes, ou nord-sud, voire les révoltes du monde arabe ?
C’est l’évidence. Encore que ce n’est déjà pas si mal d’être philosophe pour classes terminales. Ce n’est pas méprisant, même si ce l’était dans la bouche de Jean-Jacques Brochier 1.
Camus récusait d’ailleurs qu’on le qualifie de philosophe…
Il disait qu’il n’était pas philosophe parce qu’il ne croyait pas assez en la raison. C’est vrai que la raison déifiée, c’est desséchant. Il disait que rien n’est vrai qui force à exclure. Que forcément un système exclut puisque c’est fermé. La philosophie en Occident étant pensée comme système, ça exclut tout ce qui ne peut pas rentrer dans le système. Donc Camus ne pouvait pas être philosophe en ce sens-là. Si maintenant, c’est ami de la sagesse et ami de l’Homme, il serait plus philosophe que beaucoup d’autres.
La gestion de l’héritage Camus au quotidien qu’est-ce que c’est ?
En terme d’investissement, les traductions, c’est peanuts. Les demandes concernent surtout les chercheurs, les théâtres, le cinéma et les adaptations, les télévisions, les lecteurs qui écrivent parce qu’ils adorent Camus, les écoles, les médiathèques, les colloques, les expos de tous les lieux qui vont s’appeler Camus. Tous les matins on ne sait pas ce qui va arriver au courrier. C’est cela qui fait que Camus c’est vivant.
Quelle est votre attitude à l’égard des biographies ?
Mon père se méfiait des biophages. L’essentiel d’un être est dans son mystère. Je les lis seulement pour éviter les erreurs factuelles.
N’est-il pas encombrant de vivre avec Albert Camus ?
Non, mon père ne l’est pas ! Il m’a toujours aidé. Je l’ai perdu jeune, mais il m’avait donné des bases solides. Ce qui est difficile, ce n’est pas mon père, c’est la célébrité, le regard que les autres posent sur vous. Chacun pense que je dois être comme ceci ou comme cela. Moi, je suis une chèvre. Je suis comme je suis. Même si, à l’adolescence, ce fut plus compliqué d’être la fille de. Oui, je pense que mon père était un chouette mec !
(1) Jean-Jacques Brochier, auteur de Camus, philosophe pour classes terminales, un pamphlet de 1970.