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Billet de blog 8 novembre 2013

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De Picasso à Yves Montand, La France est un grand pays d’immigration

Quatre ans de travail, 1 186 articles, une soixantaine d’auteurs, Le Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France (Éd. Robert Laffont, Collection Bouquins) qui court sur une période remontant jusqu’à 1789 (avec la proclamation solennelle et inédite de la nation française comme principe de souveraineté) est un événement (1). Il établit un panorama assez vertigineux des peintres, chanteurs, acteurs, écrivains, philosophes, syndicalistes, scientifiques, journalistes, qui ont contribué au « roman national ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quatre ans de travail, 1 186 articles, une soixantaine d’auteurs, Le Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France (Éd. Robert Laffont, Collection Bouquins) qui court sur une période remontant jusqu’à 1789 (avec la proclamation solennelle et inédite de la nation française comme principe de souveraineté) est un événement (1). Il établit un panorama assez vertigineux des peintres, chanteurs, acteurs, écrivains, philosophes, syndicalistes, scientifiques, journalistes, qui ont contribué au « roman national ». Rencontre avec Pascal Ory (professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, à l’École des Hautes études en Sciences Sociales et à Sciences-Po Paris) qui a imaginé puis coordonné cette somme avec Marie-Claude Blanc-Chaléard (professeur d’histoire à l’Université Paris-Ouest Nanterre, spécialiste de l’histoire de l’immigration).

Selon quels critères s’est faite la sélection de ce dictionnaire ?
Pascal Ory À partir du moment où j’avais fait admettre à l’éditeur le titre, Ces Étrangers qui ont fait la France, il ne fallait pas être flou sur le terme « étranger ». Et nous nous sommes entendus sur un c ritère juridique : être né sous statut étranger. Ce qui voulait dire qu’on ne mettrait pas les colonisés dedans, lesquels à l’époque étaient tenus non comme des étrangers mais comme des inférieurs alors que les ressortissants de protectorats comme la Tunisie ou le Maroc pouvaient être de nationalités tunisienne, marocaine ou italienne dans le cas de nombreux Juifs établis dans ces régions. Tout cela peut apparaître assez strict mais a permis d’éviter la dérive et de qualifier d’étranger à peu près n’importe qui comme les Français nés à l’étranger.

Ce qui veut dire qu’on y trouvera Hergé mais pas Aimé Césaire ?
Exactement. Et pour prendre le cas de la B.D, on va trouver Albert Uderzo, né en France mais de statut étranger, italien en l’occurrence, mais on ne trouvera pas René Goscinny, fils d’émigrés juifs polonais qui venaient juste d’être naturalisés. Il est intéressant de noter au passage qu’Astérix, quintessence de l’esprit français à travers le Gaulois, a été créé par deux enfants de l’immigration !

Quid aussi de la notion de « faire la France » ?
Il y avait plusieurs manières d’aborder la question. On a plutôt privilégié le choix de la langue et de la culture française à la notion de territoire. Ce qui a conduit à intégrer Casanova parce qu’il a rédigé son œuvre en français. En l’occurrence, il s’agissait de contribuer de manière particulière à un ou plusieurs domaines, et l’on n’a pas fait pas de hiérarchie entre la politique et la culture, la philosophie et le sport.
Aux côtés des 1112 notices individuelles, l’on dénombre 52 notices collectives. Où l’on découvre le rôle des ingénieurs britanniques au début de l’industrialisation, des manouches dans la diffusion du cinématographe, des dockers sénégalais à Marseille après la Seconde guerre mondiale, etc. Sans oublier les invisibles qui ont exporté l’influence française dans leur nation, par exemple les Yougoslaves.
Le dictionnaire compte en effet des notices collectives de communautés, parfois selon des regroupements qui tiennent compte de la faible importance quantitative de plusieurs d’entre elles. Ainsi certaines comme celle des Albanais ou des Luxembourgeois ont droit à une notice spéciale alors qu’on a regroupé les Latino-américains dans une seule notice. Tout cela est discutable mais cela permet de souligner que la plupart des immigrés sont des anonymes et que nous ne tenions pas à faire un dictionnaire des élites. Il y a aussi 20 notices qui ont trait aussi bien à la Légion étrangère, qu’à l’École de Paris (2), du fait que certaines agrégations s’y sont produites. Tout comme la profession d’architecte suscitant toujours des regroupements, nous avons établi une notice sur les architectes étrangers.

Ce dictionnaire souligne une évidence dont on a vaguement conscience : tous les aspects de notre vie politique, économique, culturelle, sont irrigués par l’immigration.
Les spécialistes le savent depuis longtemps, la France est un grand pays d’immigration vers lequel depuis des siècles l’on va et qu’on quitte peu, même si en ce moment, le mouvement a tendance à se renverser. C’est ce qui nous distingue des Etats-Unis, du Canada, de l’Australie, qui ont toujours assumé le statut de pays d’immigrants, quand le récit national français, à cause de l’ancienneté de son histoire, est un récit de continuité et d’indigènes. Quand bien même, ironiquement, l’on peut dire que le nom de la France est un nom étranger puisque les Francs arrivaient de l’extérieur. Alors que le récit national américain gomme les autochtones, les Amérindiens, mais met en avant les immigrés. La conséquence est que beaucoup de Français savent que Yves Montand était d’origine italienne, Aznavour est d’origine arménienne, mais qu’ils n’en tirent pas la conclusion que l’immigration représente un part considérable de la nation.
Il y a plusieurs enseignements en filigrane dans ce livre. Le premier, est que la France a été et reste un pays très attractif, à la fois pour des raisons économiques, mais aussi pour des valeurs ?
L’on vient en France pour trois raisons. La première est évidemment économique. La France a toujours représenté un pôle de prospérité pour des populations pauvres. Il ne faut pas l’oublier. Car si beaucoup d’Italiens arrivés en France étaient antifascistes, ils étaient avant tout misérables. Deuxième motivation spécifique à la France : le symbole de liberté que représente ce pays. Voir le nombre d’artistes, d’intellectuels, de militants, d’Amérique Latine ayant fui les dictatures du Brésil, d’Argentine, du Chili, ou tous ces Grecs qui ont fui la dictature des Colonels. La troisième raison est importante, même si elle est circonscrite au niveau des artistes : La France est apparue comme un pays qui accordait beaucoup d’importance aux questions culturelles.

Deuxième enseignement sur le temps long : le mouvement d’immigration se poursuivra malgré la multiplication des barrières et les difficultés à l’accueil.
Exactement ! À l’heure actuelle, la logique est que le Nord continuera à être attractif. Et il n’y a pas de raison que le mouvement d’immigration se tarisse. Quand au mauvais accueil, il ne me paraît pas être une particularité française et j’aurais tendance à croire que les communautés, dans leur ensemble, n’accueillent pas volontiers l’autre. Qu’il y a toujours des moments de crispation. Dans le cas de la France, l’argument de la proximité culturelle utilisé actuellement pour demander un grand filtrage des musulmans est à double tranchant. Il y a plus de cent ans, c’étaient les Italiens qui faisaient l’objet de l’animosité la plus grande or ils étaient latins et catholiques…

Troisième enseignement : c’est l’intégration qui l’emporte…

Oui, à terme, l’intégration s’exercera pour la majorité des immigrés. C’est une affaire de générations. Le paradoxe de l’intégration étant que l’intégré aurait tendance parfois à fermer la porte d’entrée au suivant. À ce propos, je signale que le dernier élu du Front National à Brignoles s’appelle Lopez… En tout les cas l’intégration est la règle générale même si elle ne fabrique pas des Prix Nobel tous les jours.

On vient de parler de xénophobie, mais il y aussi dans ce livre une xénophilie qui a nourri beaucoup de passions françaises ?
La sympathie avec l’étranger concerne plutôt des formes culturelles. Ainsi l’Angleterre était un modèle au début du XXe siècle. Les Etats-Unis ont été une référence positive dans beaucoup de domaines de la culture populaire à partir du débarquement du cinéma américain et du jazz durant la guerre de 14-18. Et aujourd’hui, l’on voit de forts mouvements de fascination pour l’Extrême-Orient que ce soit à travers les arts martiaux, les philosophies, la gastronomie. Au point qu’une bonne partie de la rénovation culinaire française passe en ce moment par les Japonais…

Parmi les étrangers, certains deviennent les préférés des Français ?
Cela va de Joséphine Baker à la figure lumineuse de l’actrice Romy Schneider (Autrichienne) ou à Lino Ventura (Italien) sans oublier les sportifs, de Raymond Kopa (Polonais) à Tony Parker (Belge)…

Ce qui veut dire que des logiques de métissages sont à l’œuvre en permanence, sans que l’on s’en rende compte ?
Car le métissage des cultures, c’est un métissage des corps, via les mariages, mais aussi un métissage des pratiques sociales et culturelles. De sorte qu’il n’existe pas de peuple chimiquement pur ; la logique du métissage commençant avec les régions, les provinces, et se poursuivant à l’échelle internationale.

Pourquoi selon vous, est-il bon de s’interroger sur la question de l’identité nationale, qu’elle soit française ou allemande, palestinienne ou israélienne, etc ?
Je ne suis pas de ceux qui pensent que le mot est diabolique, même s’il a été instrumentalisé par certains. C’est une vraie question qui se pose dans le monde entier. Je ne vois pas pourquoi l’on a le droit de s’interroger sur les sources, la signification, éventuellement les impasses, de l’identité américaine, suédoise, italienne, et pas de la française. Mais il est évident que les historiens doivent faire leur job et fournir des contributions pour rappeler que nous sommes un pays nourri d’apports extérieurs incontestables et incessants. Étant entendu que ces apports sont digérés. Au point que l’on a dans le dictionnaire des quantités de personnes qui s’intègrent tellement qu’ils deviennent des symboles comme Léon Gambetta, l’un des fondateurs de la république, d’origine italienne. En le rappelant, il ne s’agit ni de nationalisme, ni de multicultarisme débilitant, mais simplement du constat qu’un peuple est fait de tous ses éléments. Ainsi dans le livre, l’on trouvera côte à côte la cantatrice romantique, La Malibran, et un article sur les Maliens.

Ce qui sous-entend aussi que la France ce sont, certes, des Français mais également des groupes sociaux, des paysans et des ouvriers, des catholiques et des laïques, des métropolitains et des colonisés, des autochtones et des immigrés…
Tout à fait ! Il est d’ailleurs frappant de constater que les grands contingents d’immigrants actuels viennent des anciennes colonies, puisqu’il s’agit surtout de Maghrébins et d’Africains subsahariens. C’est un peu comme si, en jouant sur les mots, la France est colonisée par elle-même. Car ce sont les enfants ou les petits enfants d’anciens colonisés qui « retombent » vers la France.

Pour un culturaliste comme vous, la nation est bien entendu une construction. Mais vous tenez à précisez : « encore faut-il que ca marche » ?
C’est-à-dire que le culturaliste essaye de ne pas être dupe des catégories qui sont toutes inventées. Le peuple est une invention du XVIIIe siècle. Il a bien fallu que des gens comme Mirabeau, Robespierre ou Lafayette, parlent au nom du peuple. Ces inventions sont passionnantes pour l’historien parce qu’il peut montrer qu’elles sont datées, qu’elles ont une histoire, qu’elles ne sont pas complètement libres d’arrière-pensées, de stratégies, de manipulations. Mais une fois qu’on a dit cela, il faut ajouter : ce n’est pas un opium – la nation n’est pas l’opium du peuple –, mais ça marche. Le fait qu’il ait un investissement social massif à certains moments, des collectifs et des individus qui vont dans la même direction, le prouve.

Dans ces centaines de fiches lesquelles vous ont ému ?
J’ai beaucoup appris dans certains domaines. J’ai eu la confirmation de l’importance de certaines nationalités dans l’histoire du spectacle, avec les Argentins ou les Italiens. De la part de l’Europe centrale, dans l’histoire de la philosophie. Je n’avais pas perçu à quel point le renouvellement de la photographie française est venu d’Europe centrale. Pour les destins individuels, il y en a d’admirables, surtout ceux qui sacrifient leur vie pour la France. Je pense à la trajectoire de ce général, Zinovi Bechkoff, et aussi à Missak Manoukian, un des hommes de L’Affiche rouge évoqués dans le fameux poème d’Aragon : «… Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles…» (3). Certes ces étrangers FTP-MOI exécutés sont d’abord des communistes mais leur statut d’étrangers sera bien utilisé par les Nazis pour leur propagande. Je pense à Valentin Felzin, ce philosophe qui meurt avec cette phrase terrible et très belle face au peloton allemand : « Imbéciles, c’est pour vous que je meurs ».

Frank Tenaille
1 Ce dictionnaire qui fait écho aux travaux d’historiens de l’immigration comme notre ami Gérard Noiriel, a été lancé au Musée de l’immigration, à Paris. Une soirée clôturée par le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls (origine catalane d’Espagne, p. 870), en pleine tourmente « Roms ».
2 Le terme d’École de Paris désigne les artistes qui ont contribué à faire de Paris le foyer de plusieurs créations artistiques.
3 L’Affiche rouge est une affiche de propagande placardée par les Nazis annonçant la condamnation à mort de 23 membres de Francs-tireurs partisans (FTP-MOI) en février 1944.

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