Lors de l'édition 2012 du Festival d'Avignon, nous avions rencontré Alain Badiou, philosophe majeur, qui pense le théâtre comme « un événement de la pensée ». Il y a fait dans le cadre du Théâtre des idées, un « éloge du théâtre ». Entre spectacle, performance, théâtre post-dramatique… tentative de définition de ce qui fait le génie et l’originalité de cet art menacé et pourtant « supérieur ».

Diriez-vous, à l’instar de Karl Valentin (1), que « le citoyen devra aller, que le théâtre lui fasse horreur ou non, 365 fois par an au théâtre » ?
Alain Badiou - Je ne serais peut-être pas aussi radical ! Dans ma Rhapsodie pour le théâtre, je reprenais cette idée en disant que ce serait assez bien que le théâtre soit obligatoire, sous une forme ou sous une autre. J’ai toujours trouvé que tout le monde méritait le théâtre. Et que par conséquent, le théâtre méritait aussi tout le monde.
Comment le théâtre peut éclairer le citoyen ?
La force du théâtre c’est de montrer que les choix, les décisions, sont toujours prises à l’intérieur de situations concrètes, particulières, et dans une relation complexe aux autres.Tout théâtre est largement un théâtre de la décision. Le théâtre enseigne que d’un côté, les circonstances et les situations comptent beaucoup, qu’elles pèsent lourd, il exprime les nécessités, les grandes pulsions, les contraintes, mais il enseigne aussi qu’en définitive, aucune décision, aucun choix ne se réduit strictement à ces contraintes. Le théâtre le montre concrètement, avec des corps et des voix. Le théâtre, c’est le grand jeu de la nécessité et de la liberté. Il n’ y a pas d’enseignement plus fondamental.
Quels sont les sujets qu’il est urgent d’aborder selon vous ?
Il faudrait présenter sans aucun doute, à la fois de façon critique et aussi de façon dramatique, ce que j’appellerais l’état actuel de la démocratie. C'est-à-dire, qu’en est-il du régime contemporain de la liberté, qu’est-ce que nous sommes en état de décider vraiment, quelles sont les forces qui nous interdisent de décider, comment fonctionne le semblant, quelles sont les formes d’artifices, de fausseté, d’hypocrisie, qui infestent notre vie collective.
Par ailleurs, il faudrait que le théâtre esquisse - ce n’est pas à lui seul de le faire - mais il faudrait qu’il se fasse l’écho de la possibilité d’une proposition différente. Qu’il soit aussi un théâtre de reconstruction, de l’espoir. Le théâtre devrait avoir comme fonction, à la fois d’examiner les raisons d’une espèce de nihilisme contemporain, du peu de foi dans des avenirs transformés, mais aussi d’indiquer comment, dans certaines circonstances, tel personnage peut se guider vers autre chose que ce nihilisme.
Pensez-vous à certaines pièces contemporaines ?
Je ne veux pas faire une distribution des prix. Mais il me semble que la pente la plus générale du grand théâtre contemporain - je parle du théâtre qui a une force, une densité, a basculé de façon un peu unilatérale, du côté de la dimension critique.
Celle qui exhibe les excès parodiques, souvent cyniques ou tragiques du monde contemporain. Qui nous donne des images souvent impressionnantes de tout cela, mais, sur le versant qui consisterait à donner une éclaircie, il n’y a rien de vraiment saisissant. Comme si le théâtre était un peu, aujourd’hui, un théâtre de l’aliénation générale, de la souffrance et du crime, tout en restant une simple copie du monde tel qu’il est.
Il nous faudra bien revenir à une dialectique rénovée, nouvelle, mais à une dialectique du texte et de l’image, sans écraser le texte sous la prévalence de l’imagerie. C’est en fait un problème plus général, qui est que nous sommes dans une phase assez démunie du point de vue des grandes idées… pour parler mon langage…
Est-que le théâtre du passé peut éclairer le citoyen d’aujourd’hui ?
Il y a une éternité du théâtre. Sans vouloir transformer le théâtre en musée, je pense que la réanimation de la grande théâtralité de tous les temps fait absolument partie de l’histoire du théâtre. En particulier depuis l’invention de la mise en scène.
À la fin du XIXe siècle, au début du XXe, on voit comment à chaque époque, la réinterprétation des grands texte théâtraux du passé fait absolument partie de la vie du théâtre. Je me souviens parfaitement comment dans ma jeunesse, Vilar, avec Antigone ou avec les pièces d’Aristophane, parlait de la guerre d’Algérie. Tout le monde comprenait. Et après tout, c’était quand même des textes solides. Ça avait cet avantage !
Est-ce que la catégorie « théâtre politique » est pertinente selon vous ?
Je ne suis pas sûr que théâtre politique soit un bon mot d’ordre. Dans ma propre discipline, la philosophie, j’ai toujours trouvé que le partage entre philosophie politique, philosophie des sciences, de l’art, esthétique etc. était déplorable, académique.
Va-t-on dire que le théâtre de Corneille est un théâtre politique ? En un certain sens il ne parle que des affaires de l’État mais fondamentalement ses pièces sont des tragédies, dont le milieu, l’élément, peut être la décision politique. Je crains que faire du « théâtre politique » donne des tentatives un peu dogmatisées, ou un peu scolaires. Nous manquons d’un théâtre d’aujourd’hui, politique ou pas, qui reconstituerait, dans l’élément de la technologie moderne et du spectacle moderne, une nouvelle relation entre le texte et le corps, ou entre le texte et l’image.
À travers cela, on verrait apparaître, inévitablement, le souci politique. En vérité, le théâtre n’a jamais parlé que de deux choses : la politique et l’amour. C’est encore vrai aujourd’hui. Simplement, la politique est malade et l’amour l’est aussi à certains égards, trop immédiatement associé à la sexualité, de même que la politique est immédiatement identifiée à la vie aliénée, la vie perdue. Il nous faudrait une politique plus politique et un amour plus amoureux si je puis dire… et une recombinaison de tout cela, dans une théâtralité forte.
C’est plutôt dans cette voie que je m’avancerais plutôt que de parler de théâtre politique comme une spécialité.
Comment expliquez-vous que, à quelques expériences près, le théâtre n’intéresse qu’une infime partie de la population ?
C’est véritablement le point le plus alarmant. Mais il n’y a pas que le théâtre qui est concerné. Depuis le tournant du XIXe siècle, progressivement, la généralité de la sphère et de la création artistique s’est trouvée petit à petit contractée dans des publics de plus en plus restreints et spécialisés.
Je ne pense pas que ce soit la faute de l’activité artistique elle-même. La raison en est ce que l’on a appelé « la crise des idéologies ». Pour que les gens aillent massivement au théâtre, il faut que le théâtre unifie quelque chose qui est commun à tous.
Et qu’il sache s’adresser à ce qui est commun à tout le monde. C’est pour cela que les pièces du passé ont une grande importance, parce que nous savons qu’à l’époque grecque, à l’époque des farces du XVIIe siècle, du théâtre romantique, le public de théâtre était très large. Pour reconstituer un public de théâtre, il faut naturellement un travail d’investissement, d’éducation (le théâtre obligatoire !), mais il faut voir qu’aujourd’hui, ce que les gens ont en partage en termes d’idées, de représentation du monde, d’espoir propre, est très limité.
Cela ne dépasse-t-il pas la simple question de l’histoire du théâtre ?
L’idée même que les idées sont importantes est peu présente dans nos sociétés. Le monde est tellement matraqué par la pulsion marchande, l’idée de l’acquisition, de la circulation des biens, l’idée des nouveaux objets mis en circulation, l’idée des salaires, des finances, de la pauvreté menaçante...
Cette circulation générale des objets est un véritable obstacle à la stabilisation des entreprises artistiques. Et politiques aussi du reste. L’art demande une espèce d’attention désintéressée d’un type différent. On ne peut aller au théâtre dans une optique strictement consommatrice.
Si on veut maintenir le théâtre dans sa force, y compris éducative, il faut bien que la demande du public puisse être cette demande désintéressée d’être éclairé sur la situation afin d’entrer en contact avec des problèmes décisifs de l’humanité, des questions d’orientations de l’existence et de la pensée.
Or c’est un fait que le monde tel qu’il est, le monde du capitalisme mondialisé ne travaille pas dans cette direction. Prenez l’époque où la religion - Dieu sait que je ne suis pas nostalgique de la religion - était omniprésente, c'est-à-dire habitait tous les esprits et n’avait pas de rapport immédiat avec la vie matérielle, d’ailleurs très difficile des gens : eh bien, vous pouviez avoir des représentations théâtrales des grands textes de la Passion, avec un public gigantesque.
De même, dans la Cité grecque, lorsque Eschyle représente la défaite des Perses à Salamine, tout le monde était intéressé, parce que cette question était une question nationale, vitale pour tout le monde. Aujourd’hui, vous demanderiez quelle est la question, de ce niveau-là, qui est vitale pour tout le monde… vous auriez peu de réponses !
Vous voyez bien qu’aucun des partis politiques en présence ne manie ce type de langage. Ils ne nous promettent rien qui nous soulève au-dessus de ce que nous sommes. Ce brave François Hollande, on ne peut pas dire qu’il soit charismatique du point de vue de la représentation générale du monde ! Ce n’est pas un reproche… il est comme tout le monde !
Par quoi le théâtre est-il menacé aujourd’hui ?
Il est menacé à un niveau empirique par l’existence massive d’autres formes de divertissement. Dès l’Antiquité, il a été menacé par les jeux du cirque. L’histoire du théâtre à Rome est très typique de ce point de vue-là. Le théâtre intellectuel, représenté par des gens importants, Sénèque, Plaute, a été petit à petit, absorbé, disqualifié, par les gigantesques divertissements du cirque.
Des spectacles d’une violence extrême parce que les gens n’étaient plus remués par grand-chose finalement et qu’il fallait vraiment aller très loin pour les faire un peu bouger… Ce n’est pas sans rappeler les films gore d’aujourd’hui…
C’est la première menace…
La deuxième, c’est que le théâtre s’inscrit toujours dans un minimum de culture acquise, c’est-à-dire que le rapport au théâtre ne peut pas se faire sans un minimum d’éducation. Quand les gens allaient écouter des pièces en alexandrins, il fallait qu’ils aient ça dans l’oreille comme rythme poétique. Il y a aujourd’hui une responsabilité de l’enseignement tel qu’il est, qui, tendanciellement, écarte les gamins des grands textes et de l’habitude de fréquenter des écrits un peu au- dessus du divertissement ordinaire. Il y a un côté sourdement démagogique de l’enseignement, qui n’est pas propice au théâtre, lequel est comme le disait Mallarmé « un art supérieur » . La troisième menace est une raison générale, qui est que le théâtre vit de ce qu’est l’époque historique.
D’ailleurs, le théâtre a des grands moments et des moments plus faibles. Je pense que nous sommes dans un moment de basses eaux du théâtre et que, dans ce cas-là, il est effectivement menacé, parce que ça fait boule de neige : le théâtre n’est pas suffisamment alimenté par la situation, par l’intellectualité, par l’enseignement, par les gens… donc il n’est pas d’un bon niveau et encore moins fréquenté. Cela ne durera pas. Ce sont de classiques séquences d’affaiblissement qui sont le symptôme d’un abaissement de la conscience historique générale.
Pouvez-vous nous éclairer sur le terme de « théâtre post-dramatique » ?
Le théâtre post-dramatique est fondamentalement l’idée que c’en est fini du théâtre dans lequel les notions de texte et de personnages, qui sont liées, sont dominantes. C’est l’idée d’une théâtralité qui chercherait ses fondements en dehors des ressources entre texte, personnage et même acteur. Cela veut dire que ce n’est plus le drame des personnages dans des situations dont il est question, mais que ça peut être tout autre chose : des images du monde… sous forme de choeur, de déplorations, de chorégraphie…
De manière générale, cela tend à déplacer le centre de gravité du théâtre du texte vers le corps. Une tendance tout à fait importante aujourd’hui, où le corps de l’acteur est censé porter l’énergie théâtrale, de façon centrale, dans un rapport de conflit scénique avec la puissance des images. À l’égard de ce théâtre, dont on voit bien l’origine, je dirais franchement que j’y suis opposé. Je pense que dans cette voie-là, le théâtre s’identifie au spectacle.
La différence, qui a toujours existé entre spectacle et théâtre, disparaît et le théâtre devient une modalité du spectacle ; il sera donc encore plus en rivalité avec les autres formes du spectacle, notamment le cinéma et la danse, dans un mélange de tout cela et dans une figure qui ne mérite que le nom de spectacle. Or, je soutiens qu’il faut maintenir que le théâtre, qui est un spectacle, n’est pas réductible au spectacle. La meilleure preuve, c’est qu’il en demeure des traces non spectaculaires, sous la forme des grands textes. Le spectacle est ce qui a lieu et disparaît, ce qui est d’ailleurs revendiqué dans le post-dramatique. Mais à ce moment-là, le théâtre devient cette figure particulière du spectacle qu’est la performance. Or le règne de la performance est la fin du théâtre.
Vous souvenez-vous de votre expérience d’acteur lorsque vous avez interprété le rôle titre dans Les Fourberies de Scapin ?
C’est un souvenir ineffaçable. C’était si violent, que j’avais réellement pensé devenir acteur. Le moment où on entre sur scène, où on est dans la lumière devant le public et où, justement, on va devoir soi-même et à tout instant, résoudre le problème de la transmission – au sens fort - du texte aux gens qui vous écoutent, à ce moment-là, vous mesurez que vous produisez un effet, avec votre corps et votre voix, à partir d’un texte, par ailleurs très connu et très fameux. C’est une vibration extraordinaire, c’est d’une intensité prodigieuse.
Comment passe-t-on du théâtre à la philosophie ?
Je me suis rendu compte quand même que, si intense que soit l’art de l’acteur, il n’était pas à la mesure de mes ambitions ou de mon orgueil. L’acteur reste tout de même quelqu’un dont la fonction décisive est la transmission. C’est la vieille hésitation entre création et transmission. Les gens que l’on peut envier le plus, ce sont des gens comme Molière, écrivain et acteur. Mais il y en a très peu dans l’histoire, qui assurent eux-mêmes la transmission de leur propre création. Je suis devenu philosophe parce que la philosophie me passionnait déjà et qu’elle était plus dans ma ressource et mon désir.
Nous pourrions aborder les rapports qu’entretiennent le théâtre et la philosophie, mais cela mériterait encore un long développement…
On peut simplement en dire un mot conclusif… La philosophie a un rapport au théâtre qui est un rapport ambivalent, depuis toujours. Parce que d’un côté, elle aurait tendance, au moins une certaine philosophie, à dire que le théâtre est un faux semblant de la vérité, qui fait comme si tout ce dont il est question existe, est vrai, alors qu’il s’agit d’une imitation, d’un jeu, d’un faux semblant… et donc cette transformation du réel en semblant, qui est l’activité propre du théâtre, inquiète le philosophe.
Le philosophe est toujours quelqu’un qui dit : attention, nous vivons dans le semblant, les apparences, l’idéologie, la propagande… cherchons où est le réel et la vérité… cela c’est dans un premier moment. Mais dans un deuxième temps, il peut penser que le théâtre fait exactement comme lui, qu’il se sert des moyens du semblant pour le démasquer. Le philosophe peut alors s’apercevoir qu’il est lui-aussi un peu comédien. Quand je fais un cours, je suis proche de l’expérience du théâtre ! — Marie-Hélène Bonafé
1. Le Théâtre obligatoire pour tous (1920)
Publié in César 310 de sept. 2012 et www.cesar.fr/alain-badiou-2012
Pour les curieux...
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