" Je dis que l’avenir, c’est du désir, pas de la peur », Patrice Chéreau, Les visages et les corps
Nous venons de vivre une séquence délétère. On a vu la question sociale des « Roms », – boucs émissaires dont les Nazis firent jadis une cible, soudain racialisée. « Roms » dont un ancien président de Médecins du monde qui intervenait en Afrique du Sud au temps de l’Apartheid1 a dit que les conditions de vie du township d’Alexandra étaient moins catastrophiques que celles qu’ils affrontent place de la Porte de Paris à Saint-Denis.
On a vu des employés de magasins, manipulés par de grandes enseignes, venir devant les caméras bêler qu’on les laisse « libres » de porter leurs chaînes le dimanche. On a vu à Brignoles la victoire électorale (avec plus de 50 % d’abstention) d’un parti extrêmement extrême, capitaliser sur l’opportunisme de politiques faisant songer à des lapins tétanisés par les phares médiatiques du fait sécuritaire. On a entendu le président du Giec (Groupe d’experts internationaux sur l’évolution du climat) déclarer tout à trac : « Il est minuit moins cinq ». On a assisté à la noyade de centaines de fugitifs des conflits et de la misère (Érythrée, Irak) au large de Lampedusa et de Malte, suscitant les larmes de crocodiles de responsables européens. On a suivi l’arrestation en milieu scolaire dans le Doubs d’une jeune fille kosovare, acte qui nous rappelait de sinistres époques.
Dans tous ces événements, quelles que soient les complexités évidentes des situations, s’est exprimé l’affrontement en une pensée morte et une réalité positive, celle qui mobilisa les Italiens en faveur des boat-people ou les lycéens s’identifiant à Leonarda. Comme si le hiatus entre une pensée verticale et une pensée horizontale, tout à la fois économique et culturel, cartographiait un conflit entre des sociétés usinées au XIXe siècle qui vivent une crise existentielle à travers le grippage de leurs outils (redistribution keynésienne, État-nation, école, famille nucléaire, justice, hôpital,…) et un monde en devenir qui n’a pas encore les mots pour dire son destin2. Un bras de fer qui commande en tout cas de placer l’individu démocratique au cœur du débat collectif, à la place du client-électeur abandonné au consumérisme destructeur du vivre-ensemble. Des enjeux qui imposent aux acteurs politiques s’affirmant progressistes de rompre avec leurs atermoiements, et de s’attaquer aux vrais assistés (spéculateurs et multinationales voyous) d’une finance dont un futur Président de la république nous avait bien dit qu’elle était « un adversaire sans visage » qui asséchait les capacités des peuples. À quand aussi la mise en place d’un véritable plan Marshall des partages des savoirs en phase avec la révolution numérique ? Et combien faudra-t-il encore attendre pour que l’Europe devienne une idée d’avenir pour autant qu’elle se dote enfin d’une véritable identité, seule condition pour s’affirmer comme premier défenseur de la démocratie sur la scène internationale. Un horizon par rapport auquel plus que jamais la culture, versus éducation populaire (éducation, transmission, savoirs-faire, mémoire), doit disputer à l’Entertainment son hégémonie. Tant dans son déploiement en rhizome, elle sert à penser le changement, à donner des mots au futur. Changer de focale, désigner l’énergie civique, nommer les lignes de fuite solidaires, durables, égalitaires, innovantes socialement, c’est en tout cas ce à quoi s’emploie modestement dans cette perspective ce journal.
1 L’apartheid (mot Afrikaans signifiant séparation, mise à part) était une politique dite de « développement séparé » affectant des populations selon des critères raciaux ou ethniques dans des zones géographiques déterminées.
2 Lire à ce propos nos interviewes de Thomas Piketty et Pascal Ory. À lire aussi : « Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous » de Richard Wilkinson (Éd. Les Petits matins) qui mesure l’impact social de l’idéologie neolibérale.