C’est un spectacle envoûtant que Jean-Louis Trintignant (récemment prix du meilleur acteur au Festival de Cannes pour son rôle dans Amour, le film d’Haneke) joue encore pour quelques temps entouré de l’accordéoniste Daniel Mille et de son sextet 1. Un spectacle qui a pour filigrane des poèmes de Jacques Prévert, Boris Vian et Robert Desnos, choisis pour leurs parti-pris libertaires. Après, il a décidé d’arrêter. Rencontre pudique, malicieuse et joyeuse, dans le domaine viticole, Rouge Garance, créé avec des amis entre Nîmes et Avignon.
Journal César - Comment est né ce spectacle ?
Jean-Louis Trintignant - Cela fait plus dix ans qu’avec Daniel Mille on fait des concerts depuis La Valse des adieux d’Aragon et les Poèmes à Lou, d’Apollinaire que j’interprétais avec Marie. La poésie est la forme littéraire que je préfère. Je trouve que la poésie et la musique, très proches l’une de l’autre, se magnifient réciproquement. Ce que j’aime dans la poésie, c’est un parler musical. Il y a la musique des vers parce que ça revient sur les même finales de la versification mais il y a aussi, à l’intérieur des vers, une musique. Par exemple, dans Apollinaire, il est assis à une table et il dit : « Je devrais écrire mon conte en prose mais je regarde la cétoine qui meurt dans le cœur de la rose »…
Pourquoi Prévert, Vian, Desnos ?
J’ai fait des spectacles avec d’autres poètes comme par exemple Aragon. Mais si j’ai beaucoup d’admiration pour l’écrivain, humainement il ne me plaisait pas beaucoup. Alors que ces trois-là me séduisent beaucoup. Ils ont en commun un esprit libertaire. Libertaire cela veut dire anarchiste. Je trouve que les valeurs anarchistes sont très belles. Elles n’existent pas car c’est une négation du gouvernement, de la politique, de la guerre, de la religion, soit une utopie. Et je me sens très proches d’eux lorsqu’ils parlent de problèmes politiques. En outre, je trouve qu’il faut parler légèrement de choses graves comme la mort. Et ces poètes savent le faire. Par exemple, il y a ce poème de Boris Vian qui dit : « Faites ci, faites ça, et si vous n’y arrivez pas, vous pouvez toujours vous suicider… » A côté de cela, ils ont beaucoup d’amour pour les petites gens. Ils défendaient les pauvres. Et c’est vrai que les problèmes des petites gens sont plus importants que ceux des nantis dont on parle plus souvent.
Vous pensez que dans le contexte actuel, ces textes sont bienvenus ?
Je crois qu’on a besoin de retrouver des valeurs. Sans être didactique dans ce spectacle, l’on parle des choses importantes de la vie. Par exemple, de la guerre. On est tous contre la guerre et pourtant on l’a fait. Il y a longtemps qu’en Europe on n’en a pas fait heureusement, mais il y a encore nombre de « petites » guerres de par le monde.
Prévert est quelqu’un qui vous suit depuis longtemps…
Je connaissais Prévert comme tout le monde, mais je ne savais pas qu’il était engagé politiquement à ce point. En 1955, il écrit un poème, Etranges étrangers, dans lequel il parle déjà des sans-papiers. C’est un côté engagé que j’ai essayé de garder parce que cela renvoie à des utopies. Il a écrit un poème dans lequel il dit : « Quand j’étais enfant, je me marrais tout le temps, j’avais de grandes idées. Maintenant que j’ai grandi mes idées aussi on grandi… mais ce sont toujours de grandes idées, d’idéales idées... ».
Pourquoi Desnos qui eut la préscience de la catastrophe nazie et mourut au camp de concentration de Theresienstadt ?
En effet, mais il est beaucoup moins connu que les deux autres, hormis le poème de La fourmi « de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête » qu’on apprend à l’école. Mais j’aurais pu aussi choisir parmi les poètes libertaires du XXe siècle, des gens comme Mallarmé ou même Brassens ou Léo Ferré.
Vous avez une trajectoire qui donne le vertige. Vous rencontrez la célébrité internationale avec Brigitte Bardot et le film Et Dieu... créa la femme de Roger Vadim. Vous disparaissez dans le conflit algérien durant trois ans comme soldat. Vous avez travaillez à votre retour à L’Express comme assistant photographe. Vous retrouvez une grande notoriété avec des films comme Les liaisons dangereuses, le Fanfaron, Un homme et une femme, etc. Vous êtes de la vague des films engagés, du cinéma italien, du cinéma d’auteur. Vous faites du théâtre, de la course automobile. Vous vous mariez plusieurs fois et avez des enfants. Vous vous impliquez dans un domaine viticole ?
Quand on rassemble tout cela, ça paraît beaucoup mais ça ne l’est pas. Cela s’est fait en soixante ans ! (sourire)
Mais quand même 130 films, ce n’est pas rien !
Pendant longtemps j’ai fait énormément de cinéma. Je tournais quatre ou cinq films par an. J’en terminais un le samedi, j’en commençais un autre le lundi. Jusqu’au au moment où j’ai arrêté parce que j’ai eu envie de faire autre chose, notamment du théâtre.
Cette passion du théâtre vous est venue après avoir vu Charles Dullin en 1949 ?
Il jouait L’Avare à Aix-en-Provence. Ce fut une révélation ! J’ai trouvé le spectacle tellement beau que je me suis dit : « Il faut que je fasse cela ! » Et alors que je faisais du droit à la faculté, j’ai tout abandonné. Je suis « monté » à Paris et je suis allé prendre des cours chez lui et Tania Balachova.
Ce qui vous donnera le plaisir de jouer Shakespeare, l’auteur de théâtre dont vous vous sentez proche, outre Marivaux. Pourquoi ensuite l’IDHEC (Institut des Hautes Etudes Cinématographiques) ?
Je ne voulais pas être comédien au départ. Je voulais plutôt être metteur en scène de cinéma. Je m’étais dit qu’en faisant une école de comédiens, je saurais diriger des acteurs. Puis j’ai fait l’IDHEC où j’ai formé un trio de copains avec Alain Cavalier et Louis Malle. Je voulais donc faire de la mise en scène. J’en ai fait d’ailleurs plus tard avec deux films : Une journée bien remplie, Le maître-nageur. Mais ils ont été des échecs et je n’ai pas insisté.
Comment avez-vous choisi vos rôles, vous qui avez une certaine constance dans ceux d’anti-héros ?
Je n’ai jamais choisi un film pour le rôle mais plutôt pour le metteur en scène même si parfois je me suis trompé. A ce titre, j’ai participé à de nombreux premiers films. Les réalisateurs quand ils sont jeunes et font leur premier film y mettent beaucoup de leur vie. Même si c’est parfois un peu maladroit, c’est souvent très intéressant.
Dans votre filmographie, vous avez une affection particulière pour Ma nuit chez Maud d’Eric Rohmer, Le Conformiste de Bernardo Bertolucci, Z de Costa-Gavras, mais encore ?
J’ai tourné aussi dans beaucoup de films qui n’ont pas été des succès commerciaux mais qui me plaisent comme L’Homme qui ment de Robbe-Grillet avec lequel j’ai fait plusieurs longs métrages.
Qu’est-ce que pour vous un bon film ?
L’esprit d’un film, c’est le metteur en scène qui l’impulse. C’est lui qui a des idées qu’il distribue. Les acteurs, nous sommes présents au même titre que les techniciens qui s’occupent de la lumière et du son. Nous, on s’occupe de jouer les personnages. Par exemple, dans Amour, Haneke nous demande à Emmanuelle (Riva) et moi : « Vous connaissez cette scène ? ». Nous lui répondons qu’on l’a travaillée. « Et bien, jouez-là comme vous la pensez ! ». C’est une scène assez jolie où je demande à voir un album de photos et elle dit : « Ah ! C’est beau la vie ! ». Après, il nous dit : « Emmanuelle, c’était bien, mais vous, c’est pas ça du tout ! Vous me parlez de votre personnage, il est certes dans l’histoire, mais ses problèmes ne m’intéressent pas ! ». Il avait complétement raison et je l’ai joué différemment. Pour dire que le metteur en scène, comme un chef d’orchestre, a une vue d’ensemble. Nous les techniciens ou les acteurs, nous ne connaissons que notre partition.
Permettez que le passionné de westerns vous interroge sur Le Grand Silence de Sergio Corbucci ?
Je l’ai fait parce qu’auparavant j’avais participé à un film un peu tordu, La mort a pondu un œuf, de Giulio Questi. Le producteur s’était ruiné parce que le film n’avait pas marché. Comme je l’aimais et que tous les westerns qui se faisaient en Italie marchaient (Ndlr : c’était la vague du western-spaghetti symbolisée par Sergio Leone), je lui ai dit : « Je vais faire un western avec toi ! ».
Et là encore, ce fut un anti-western ?
Oui, mais qui n’a pas très bien marché…
Sauf que depuis il est devenu culte !
Il y avait dans le western italien une tradition. A la fin, le héros arrive et tue tout le monde ! Lorsqu’on a tourné cette scène, j’ai dit au metteur en scène : « Tu ne voudrais pas une scène dans laquelle j’essaie de tuer tout le monde et où je me fais tuer ? » Il m’a dit : « Si tu veux, l’on peut tourner une prise pour toi ». Finalement, c’est celle qui a été gardée et le film fut un échec à cause de cela (rire) alors qu’il était assez beau…
Quid de votre passion de l’automobile qui vous conduira jusqu’à participer aux 24 heures du Mans où vous ferez sixième ?
A un moment, j’ai quitté le cinéma et je me suis lancé dans la course automobile. Cette passion me venait de mon oncle héraultlais, Maurice Trintignant (Ndlr : un des deux seuls pilotes français à courir en Formule 1 pour Ferrari dans les années 1950). La F1 me plaisait beaucoup… J’avais 45 ans et je débutais comme… Alain Prost.
Pourquoi avoir tourné la page du cinéma depuis Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau ?
Le théâtre me plaît davantage. Même si tourner Amour avec Emmanuelle Riva (film Palme d'or au 65e Festival de Cannes, Ndlr) et ce très grand metteur en scène qu’est Michael Haneke fut un plaisir.
Pourquoi cette préférence pour le théâtre ?
Parce qu’on peut faire du cinéma sans acteurs comme avec les films animaliers (rire) - d’ailleurs je préfère voir des films animaliers que des films de fiction avec des histoires qui ne sont pas intéressantes-, mais qu’on ne peut pas faire de théâtre sans acteurs…
Tourner avec Haneke ne doit pas être évident ?
Pour moi, ce fut facile. Sa manière de diriger les acteurs me plaît. Je trouve qu’au cinéma les acteurs surjouent. Il est très attentif à cela. Il raconte très simplement. Il a une idée du cinéma qui est dépouillé et poétique.
Cela rejoint votre idée de la poésie qui fait court et suggère ?
Oui, dans la poésie, il y a des zones d’ombres : on peut y mettre ce qu’on veut. A un moment, je demandais à Haneke pourquoi il y avait un pigeon. Il m’a dit : « Vous y mettez ce que vous voulez ». Je lui disais : « Mon personnage disparaît. L’on ne sait pas s’il va se suicider, se donner à la police, partir à l’étranger. Qu’est-ce qu’il fait après ? ». Il avait son idée mais ne voulait pas la dire. C’est ce que j’appelle les zones d’ombres.
Quelle relation avez-vous avec le Sud ? Guy Bedos m’avait dit qu’à l’époque de vos débuts, on vous appelait « le gars de Nîmes » …
On m’appelait aussi l’Arménien… parce que Trintignant (rire).
Je vous demande cela car lorsque Rohmer vous a sollicité pour Ma nuit chez Maud vous refusiez le rôle, lui faisant valoir qu’il était janséniste, « trop loin » de vous ? Pourtant vous avez une musique d’acteur assez sobre, un jeu plutôt intériorisé. Comment s’exprime donc votre méditerranéité ?
C’est marrant car dans les films italiens, j’incarnais toujours des rôles d’Italiens du nord, c’est-à-dire à la même latitude que le Gard. Je suis Cévenol. Je suis de Pont-Saint-Esprit qui est un peu la porte des Cévennes. C’est un Midi qui n’est pas extravagant comme celui des Marseillais. Ici, nous sommes des Méridionaux assez réservés, marqués par le Protestantisme. Un jour, j’achetais des fromages de chèvre à un monsieur qui descendait des Cévennes. Il était très précieux, efféminé. J’ai demandé à un de ses amis : « Il est homosexuel ? ». Et l’autre m’a répondu : « Non, il est Protestant » (rire)…
Que faut-il faire pour prétendre devenir un bon comédien ?
Il faut regarder autour de soi, regarder les gens. Essayer de devenir plus riche humainement. Je pense que c’est comme cela qu’on s’améliore. L’imagination pour un comédien, c’est aussi essentiel. Il faut savoir réinventer les situations. Il ne faut pas réciter ce qu’on a appris, il faut l’oublier.
Votre plus beau souvenir ?
Je crois que c’est ce spectacle. Je crois que je le préfère à tout ce que j’ai fait. J’y vis un grand bonheur !
Pourquoi justement ce spectacle ?
L’on arrive à y exprimer quelque chose de raffiné. Il est authentique parce que ce sont des poètes. Ce n’est pas un spectacle intellectuel. La poésie souvent fait peur parce qu’elle est perçue comme un peu guindée et je déteste la poésie dite avec un ton sentencieux. Alors que cette poésie est musicale, très terre à terre. C’est exaltant aussi de jouer avec des musiciens. Parfois je dis des textes qu’ils ne connaissent pas et ils improvisent. La liberté, c’est magnifique. C’est important de pouvoir créer libre. Tant qu’on en est là, l’on est jeune. C’est après, quand on rentre dans des couloirs bien précis, que l’on devient vieux.
Daniel Mille dit à propos de vous : « Il a un sens du rythme - dès qu’il y a un tempo, il s’y pose naturellement -, une maîtrise du silence, mais aussi un son, c’est à dire sa voix. Nous musiciens, passons des années à peaufiner ce son alors que lui, il l’a naturellement, même si ça l’agace qu’on le dise puisqu’il estime que c’est comme si on disait : « Toi, tu as un bel accordéon » ?
Pour ma part, je ne trouve pas ma voix extraordinaire. Et j’estime que dans la voix, ce qui compte, c’est ce qu’on y met, la sensibilité, les intentions. Vous avez remarqué que toutes les familles ont une voix ? Moi, j’ai peur d’avoir la voix blanche comme mon père et mon oncle qui à plus de 80 ans, l’âge qui est le mien, perdaient leur voix. C’est pour cela que je vais arrêter en automne. J’ai peur de faire le spectacle de trop…
Pourquoi être si catégorique ?
A un moment, l’on ne me demandera pas mon avis, forcément. Je serai, je ne sais pas… invalide. Et puis je vais mourir bientôt. Je crois qu’on est sur terre pour accomplir un cycle. Ce n’est pas triste. C’est normal. Il faut laisser la place aux autres.
Et qu’allez-vous faire après l’automne ?
J’irais beaucoup aux concerts ou au théâtre. J’irais voir quelques films. Le cinéma, j’aime moins. Car comme j’en ai fait beaucoup, je vois tout ce qui n’est pas sur la pellicule. C’est à dire l’assistant qui crie : « En avant, le camion ! » avant qu’il ne passe dans le champ (rire)…
Propos recueillis par Frank Tenaille
- Jean-Louis Trintignant avec le Daniel Mille Sextet se produit à Nîmes, le 30 juin, à 21h dans les jardins de la Fontaine. Une initiative de l’association Jazz 70.
- Un domaine viticole de 5 hectares à Saint-Hilaire-d’Ozilhan, baptisé Rouge Garance (en hommage à Arletty), dans lequel il s’est associé avec Claudie et Bertrand Cortellini et qui produit 20 000 bouteilles de Côtes du Rhône appellation villages AOC. Il a fait dessiner sa première étiquette par Enki Bilal qui le dirige dans Bunker Palace Hotel et Tykho Moon.