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Billet de blog 28 juin 2013

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Roberto Alagna: « Je suis contre tout apartheid musical »

50 ans de vie, 30 ans de carrière, au zénith de sa popularité, le ténor multiplie les expériences musicales avec la réussite que l'on sait. L'optimisme de l'artiste s'exprime dans une puissance active qui n'altère ni l'intuition de cœur ni le sens dramatique de la vie. Entretien avec Roberto Alagna.

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50 ans de vie, 30 ans de carrière, au zénith de sa popularité, le ténor multiplie les expériences musicales avec la réussite que l'on sait. L'optimisme de l'artiste s'exprime dans une puissance active qui n'altère ni l'intuition de cœur ni le sens dramatique de la vie. Entretien avec Roberto Alagna.

 Pourquoi un chanteur convoité par les plus grandes scènes internationales revient-il régulièrement à Marseille ?

D'abord, je viens parce qu'on m'y invite. J'en remercie le directeur de l'Opéra qui a su créer un climat de confiance dans lequel les artistes se sentent appréciés. Ensuite, j'ai besoin d'une véritable communion avec le public et je sais qu'à Marseille on aime ce côté affectif ; nous sommes donc sur la même longueur d'onde. Aux Chorégies d'Orange également, c'est le même public. Nous nous retrouvons régulièrement pour partager ce que l'on a vécu entre-temps, c'est presqu'un rituel.

 Est-ce également l'aventure d'une prise de rôle qui vous séduit dans les propositions de l'Opéra de Marseille : Marius en 2007, Rodrigue en 2011… Comment abordez-vous un rôle pour la première fois ? Qu'en est-il pour Enée dans cet opéra de la démesure ?

Je ne travaille pas de façon académique mais instinctive. Il faut que je tombe amoureux de l'œuvre ; pas seulement mon rôle mais les autres personnages, l'histoire et, bien sûr, la musique. Berlioz rime avec grandiose. Les Troyens est une œuvre magistrale que j'avais travaillée, il y a très longtemps, pour un enregistrement avec Michel Plasson qui finalement n'avait pas abouti. Depuis, elle me hantait. La mythologie de l'Enéide me rapproche de mes racines siciliennes. La difficulté m'intéresse aussi. Toutes les prises de rôles sont difficiles mais cet ouvrage de Berlioz est légendaire, presque intouchable. J'arrive à un moment de ma carrière où je peux relever ce défi hors-norme.

 Le sens de l'excès vous séduit chez ce grand romantique ?

Il y a quelque chose de singulier chez lui comme un kaléidoscope où tous les styles se rencontrent. C'est un passionné, inventif. Personne n'a été aussi éclectique.  Pour la voix, il a composé dans des supports variés : requiem, oratorio, opéra… J'ai enregistré un disque avec tous les airs pour ténor de Berlioz ; c'est peut-être le plus beau. Il passe de la joie exubérante à la mélancolie la plus profonde…

A la colère aussi…

Quand il s'est senti trahi, en effet, il a failli trucider l'amant de sa fiancée ! Il le raconte avec un rare talent d'écrivain. C'est un personnage de roman. Un romantique à cent pour cent.

 Vous entretenez avec Béatrice Uria-Manzon une complicité et une confiance  de travail qui sont le résultat d'une vielle amitié ?

Nous étions à l'école de l'opéra ensemble. C'est une amitié qui a grandi en même temps que nous. Elle défend les œuvres avec passion et se plonge dans les rôles avec un naturel confondant.

 Dans cet opéra, vous avez tous les deux des rôles périlleux qui réclament une vigueur immédiate mais surtout beaucoup d'endurance. Plusieurs filières énergétiques sont mises à contribution comme disent les sportifs ; c'est un opéra en cinq sets ?

C'est un marathon qu'il faudra savoir gérer. Enchaîner les rôles de Cassandre et Didon est un gros défi pour Béatrice. Je l'admire pour ce courage. Mais la difficulté est à chaque instant. Il y a mon entrée qui, à froid, est fracassante et puis ça continue…

 En observant les domaines musicaux que vous parcourez : classique, traditionnel, jazz… on sent une curiosité, un désir d'élargissement. Quelles en sont les frontières territoriales : le baroque, la musique contemporaine, le chant grégorien ?

Je suis un peu comme Berlioz, tous les aspects du chant me séduisent. Quand la voix humaine est servie par des génies qui lui procurent une sorte d'écrin, alors ça devient le plus bel instrument. Besa me mucho est une œuvre classique dans son genre ; une chanson qui restera éternelle. Le chant grégorien est magnifique, j'ai moi-même composé dans cette veine-là. Il ne peut pas exister de barrière. C'est comme si, sur un violon, il n'était possible de ne jouer que du Mozart. Ce serait un apartheid musical !

 Dans votre disque Passion vous prenez un soin méticuleux à l'authenticité des arrangements, de la couleur, du balancement latino avec la même volonté de fidélité que pour du Massenet ou du Puccini ?

Quand on choisi de servir une œuvre, il faut respecter le style ; que ce soit du Verdi, du Mariano ou du chant traditionnel. Quand je passe de Little Italie à Werther, cela demande un travail technique d'émission vocale, autant d'énergie et de concentration ; mais surtout  des cultures différentes dans lesquelles il faut se plonger. J'ai besoin de l'une pour nourrir l'autre et réciproquement. Cette passion a commencé il y a bien longtemps avant même que je fasse de l'opéra, même si le goût évolue… Ce sont des respirations qui me sont nécessaires parce que l'opéra peut user si l'on n'y prend garde car on attend de vous, chaque soir, un miracle…

 La voix a ceci de supérieur aux autres instruments qu'elle ouvre à une autre polysémie, celle de la poésie. Vous êtes particulièrement attentif à l'intelligibilité du texte que vous chantez, quelque soit le style ?

Je suis très attaché à cette dimension. J'ai d'ailleurs écrit un livret pour lequel mon frère a composé la musique 1. J'aime la musique des mots. Les faire sonner dans Marius, dans Cyrano, dans Werther ou des œuvres inspirées de Shakespeare… est un vrai plaisir. Chaque langue a sa musicalité. La diction a une grande importance : il faut que les gens comprennent la richesse des textes. C'est dommage quand les chefs d'orchestre jouent trop fort et obligent les chanteurs à privilégier la puissance au détriment de la diction. Il ne faudrait pas avoir besoin de regarder les sous-titres.

 Si lui-même n'était pas républicain, la musique de Berlioz aspire à faire chanter le peuple. Vous aussi ?

C'est complexe. Il se sent patriote et en même temps incompris. J'ai moi-même le sentiment parfois d'être mal-aimé par la critique, les professionnels du métier ; mais quelque part cela décuple mes forces. Peut-être qu'en cela nous nous ressemblons ?

 Vous avez interprété La Marseillaise avec l'orchestration du compositeur, un 14 juillet, Place de la Concorde. Vous n'êtes certainement pas insensible à cette dimension citoyenne d'un unisson populaire à travers le chant ?

N'oublions pas que je suis un enfant issu de l'immigration, au commencement nulle part chez lui. Quand je chante cette Marseillaise, sublimée par Berlioz, j'affirme mon identité comme un porte-drapeau de cette génération. Comme Enée, ce déraciné, a fondé Rome, je me sentais l'emblème de ces jeunes déracinés… J'ai envie de dire que ça tourne autour de cette pathologie (rire).

 La tolérance, le consensus sont des valeurs que vous revendiquez. A quoi dites-vous niet catégoriquement ?

A pas grand-chose… Le plus important est de ne pas juger car on ne peut jamais se mettre totalement à la place de l'autre.

 Vous fêtez cette année vos trente ans de carrière. Quel a été l'An Un de cette ère professionnelle ?

Hier, j'ai eu une belle surprise car l'orchestre de Vienne a joué pour la première fois l'Happy Birthday à un chanteur. J'ai cinquante ans aujourd'hui (ndlr : le 7 juin) et j'ai donc démarré ma carrière professionnelle à vingt ans en faisant des opéras pour scolaires (cinq par semaine !) avec piano et chœur, dans de petits théâtres. Avant ça, je faisais des cabarets depuis l'âge de quinze ans, j'ai commencé à étudier vraiment le classique à dix-sept. Mes débuts "officiels", c'était au festival de Glyndebourne en 1988.

 Un anniversaire est un moment heureux : les gens qui vous aiment sont là. C'est parfois aussi l'occasion d'une certaine nostalgie. Qu'est-ce qui vous accompagne dans ces moments de méditation sur la fuite du temps ?

A l'intérieur, je me sens un gamin plein d'énergie. Je suis une fois Don José, une fois Cyrano, une autre Roméo… J'ai l'impression d'être toujours aussi jeune que ces personnages. Je n'en reviens pas d'avoir cinquante ans. Il semble que tout redémarre…

 Un quinquagénaire plein d'optimisme?

Absolument.

Propos recueillis par Roland Yvanez

 (1) Le Dernier Jour d'un condamné, opéra en deux actes et un intermezzo, musique David Alagna livret Roberto et Frédérico Alagna d'après Victor Hugo.

[Les Troyens]

Marseille attelle son char aux Troyens, l'opus magnum du romantisme lyrique. Expression du moi incontinent d'Hector Berlioz, c'est un opéra en crue que chevaucheront Roberto Alagna et Béatrice Uria-Manzon, le couple idéal pour cette fresque exaltée aux dimensions XXXL.

 Malgré sa facture classique, Les Troyens est une œuvre d'une grande inventivité ; à chaque page Berlioz renouvelle ses ressources d'inspiration. Les innovations orchestrales et les combinaisons de timbre initient un « solfège des objets sonores » avant l'heure dans lequel il résume son expérience de l'art. Les exigences musicales du compositeur ont fait de cet opéra un monument redouté et espéré car, quand la réussite vient couronner l'ambition, alors la résultante est inoubliable.

La poésie virgilienne infusée dès l'enfance, un talent littéraire que l'écriture de ses mémoires révèlera à la postérité, ont conduit Berlioz à écrire lui-même le livret. Le compositeur garde ainsi l'emprise sur tous les effets y compris la tension entre les sons et les mots, l'architecture musicale et le drame. Cette volonté de maîtriser et de faire converger les forces motrices de l'opéra apporte une puissance souveraine à son lyrisme dont Wagner saura se souvenir.

Mais Berlioz, contrairement au chantre de Bayreuth, ne saura réunir de son vivant les moyens financiers et techniques de cette entreprise. Les Troyens sera amputé des deux premiers actes (La prise de Troie) et sera créé sous le titre Les Troyens à Carthage au Théâtre Lyrique - et non à l'Opéra, salle pour laquelle l'œuvre était destinée - en 1863 soit cinq ans après la partition achevée. Il faudra attendre 1890 pour voir l'ouvrage entier donné, à Karlsruhe, en deux soirées consécutives. Les Troyens reste une gageure, même aujourd'hui, et traîne une réputation d'œuvre « maudite » qui sied d'ailleurs parfaitement à la personnalité du grand romantique français et rend son exécution si excitante !

L'opéra de Marseille, avec l'aide de Marseille-Provence 2013, en propose  l'intégralité, en version concert, avec une distribution élyséenne. La Mezzo-soprano, Béatrice Uria-Manzon enchaînera les rôles successifs de Cassandre puis Didon. Après que son interprétation de Carmen l'a hissée au firmament lyrique international, la cantatrice se lance un nouveau défi. Elle sera face à face avec le ténor Roberto Alagna dont chaque prise de rôle (Enée en l'occurrence) provoque le bruissement de toutes les rédactions musicales dans le monde -y compris celle de César !  Le rôle masculin d'Ascagne sera interprété par la soprano Marie Kalinine (que l'on peut écouter en duo avec Roberto Alagna dans sa tournée consacrée aux succès de Luis Mariano).

Nous aurons plaisir à entendre un éminent représentant de « l'art si pur du chant français » le baryton Marc Barrard dans le rôle de Chorèbe. Nicolas Courjal, que l'on retrouvera deux fois la saison prochaine, complètera le registre dans les basses. La pléthore d'artistes (88 musiciens, 75 choristes, 11 solistes), les raffinements rythmiques et la durée de l'œuvre rendent la tâche du chef d'orchestre cardinale. Cette mission stratégique ne pouvait être confiée qu'à Lawrence Foster, le nouveau directeur musical de l'orchestre.

Baudelaire devait avoir en tête un air des Troyens lorsqu'il écrit en 1867 : « Apothéose se présente irrésistiblement sous la plume du poète quand il a à décrire un mélange de gloire et de lumière 1 ». Peut-être était-ce le duo d'amour de l'acte IV qui nous promet une soirée « d'ivresse et d'extase infinie » ?

 RY

  1.  L'Art romantique, Charles Baudelaire

[ Marseille, Opéra de Marseille ; Les Troyens, les 12 & 15 juillet 2013 à 19 h (4 heures de musique & 2 entractes) ; O4 91 55 14 99 ; opera.marseille.fr ; www.cesar.fr ]

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