Professeure des écoles depuis 2015, dans des écoles de REP ou REP+, d’abord à Strasbourg, puis à Paris, je consigne les événements qui font le quotidien d’une classe. Pratiques pédagogiques, portraits d’élèves, ce journal a pour vocation de refléter le quotidien de l’école publique, trop souvent attaquée, dégradée ou laissée à l’abandon. Heureusement, il subsiste une irréductible beauté dans le lien si particulier qui unit un.e professeur.e à sa classe, seul véritable socle sur lequel repose notre école de la république.
C’est une réalité de terrain à laquelle je fais face dans mon métier depuis de nombreuses années. En arrivant à Paris, j’ai été rapidement affectée dans une école de REP avec un dispositif UPE2A, il s’agit d’une unité pédagogique pour élèves allophones arrivants.
Ce sont souvent des enfants de familles tout justes débarquées en France, et qui, parfois, se retrouvent à vivre dans la rue. S’ils ont des relations à Paris, ils arrivent en connaissant vaguement quelqu’un qui leur offre une solution d’hébergement, mais cela est toujours provisoire. Le plus souvent, ils ne connaissent personne, ils viennent d’arriver d’Afghanistan, du Yémen, du Tibet, et le 115 leur annonce rapidement qu’ils n’ont plus de place pour eux. Ce n'est pas systématique, mais malheureusement, chaque année dans notre établissement, nous avons une ou des familles qui se retrouvent sans hébergement.
Alors, comment sait-on qu’un enfant vit à la rue ? Il ne s’en vante pas, il ne vous le raconte pas forcément, ses parents ont souvent honte. D’ailleurs, on ne le voit pas tout de suite. Avec les années on devient plus attentif aux signes, mais il faut savoir les détecter : les retards le matin peuvent être fréquents, les affaires scolaires sont perdues, l’enfant peut être particulièrement fatigué ou angoissé. Mais certains ont une telle force et une telle dignité que l’on met trop de temps à les repérer. Plusieurs fois, ce sont aussi d'autres familles qui nous ont dit les avoir vus dormir dans le métro.
Cette année, en classe, il y a Carmen*, originaire d’Amérique du Sud, qui arrivait l'année dernière tous les jours coiffée, propre, avec des vêtements fréquemment changés. Pas d'indicateurs flagrants qui pouvaient indiquer qu'elle était sans logement, sans machine à laver, sans salle de bain. Elle est volontaire, elle a envie de travailler comme tout le monde, mais depuis un an qu’elle est là, les progrès sont presque inexistants. Nous en sommes toujours à répéter que o+u fait le son [u], qu’en français le « v » se prononce [v] et pas [b].
Assez rapidement, l’année passée, l’enseignante a rencontré ses parents, et ils ont fini par avouer qu’ils étaient en pleine détresse, qu’ils dormaient dehors. Que tous les jours le défi était de déposer leur fille à peu près à l’heure à l’école puis de chercher de quoi manger pour le soir et surtout, où dormir. Le 115 ne les prenait pas car ils n’avaient pas d’enfants en base âge, seulement 3 enfants qui avaient entre 8 et 15 ans, ils n’étaient donc pas prioritaires.
Ils dormaient dans le métro, dans les salles d’urgence, dans des églises.
L’équipe pédagogique et les parents d’élèves de l’école se sont mobilisés. Pour que les choses bougent et que la mairie se décide à leur trouver un logement il a fallu que les parents investis mettent leur menace à exécution : ils se sont mis à twitter. Et là, quand l’histoire menaçait de faire du bruit médiatique, au bout d’un an de demandes courtoises en bonne et due forme, un logement leur a été trouvé.
Ils vivent désormais dans deux chambres d’un hôtel social parisien, ils sont 5.
Et cette semaine, j’avais une réunion, une équipe éducative, où nous nous réunissons : directrice, professeure référente, professeure du réseau d’aide (RASED), professeure d’UPE2A, psy scolaire, parents, médecin scolaire etc… Pour l’occasion nous avions même une traductrice. Les parents ont toujours du mal à apprendre le français malgré les cours qu’ils prennent assidument. Eux aussi, comme leur fille, « ont la tête pleine de problèmes » disent-ils, et on n’en doute pas.
Le propos de la réunion était de proposer un redoublement pour que je puisse garder cette enfant en classe une année de plus avant le collège. Elle se sent enfin en sécurité, plus paisible, il faut espérer que cela déclenche des progrès en français.
C’était un moment bouleversant que je ne suis pas prête d’oublier. La gratitude et les remerciements sans fin des parents me touchaient mais me gênaient car, face à l’intensité de leur situation, on trouve notre aide modeste, dérisoire, ou en tout cas juste naturelle face à une question qui touche à la dignité humaine.
Le père, dans une retenue très digne, nous a fait un long discours expliquant qu’il se sentait la responsabilité de sa famille, il se sent responsable qu’ils aient connu la faim, le froid, le mal logement. Il cherche du travail, mais il ne peut pas en avoir car il ne parle pas français.
La mère raconte qu’à chaque fois qu’ils croisent un sans-abri, Carmen veut lui donner à manger et elle rappelle à sa mère : « Tu te souviens, nous aussi on avait froid, on avait faim, lui c’est pareil, il faut qu’on l’aide ». Et, pour la rassurer, sa mère lui répète : « Oublie, il faut tout oublier, c’est fini ».
Cependant, la précarité de leur situation n’est pas assez rassurante pour soulager définitivement Carmen. Elle reste donc soucieuse. En revanche, elle obéit inconsciemment à l’injonction de sa mère, elle oublie, tout ce que l’on apprend, il faut le reprendre, du jour au lendemain, de semaine en semaine. Elle dit ne se souvenir de rien du Pérou, de rien de la période de confinement du Covid, du voyage pour venir en France.
Pendant que les parents parlent, nous écoutons toutes. Nous connaissions la famille, nous connaissons leur situation. Mais d’habitude c’était plutôt la mère que nous rencontrions et qui s’exprimait. Pour ma part, c’est la première fois que j’entends le père parler si longtemps. Les gorges de tout le monde se nouent, nous essayons de finir la réunion en offrant les meilleures solutions.
Les parents sont partants, volontaires pour tout ce que nous proposons, et d’une gratitude qui confine à la culpabilité d’être une « charge » pour nous. Sentiment dont j’aimerais les débarrasser. Je leur répète que c’est mon métier et que c’est moi qui suis chanceuse d’avoir leur petit soleil de fille dans ma classe. Ce ne sont pas des paroles en l’air, la simple présence de cette enfant inonde la classe de sollicitude et de bienveillance.
On dit qu’il suffit d’un élève pour vous retourner une classe et vous mettre le bazar, mais il suffit aussi parfois d’un ou d’une pour qu’un « je ne sais quoi » d’empathie profonde lie les enfants entre eux. C’est l’effet que fait Carmen, sans pourtant vraiment pouvoir échanger avec les autres à cause de la barrière de la langue.
Carmen a donc hérité de cette empathie et de cette gratitude sans fin de ses parents. Chaque jour, à la fin des cours, je me place à la porte de sortie et nous nous saluons avec les élèves. Chaque jour, Carmen vient dans mes bras et me dit « Merci maîtresse ». Et moi, chaque jour, je ne trouve pas de meilleure réponse que de la serrer très fort.
*Nom d’emprunt