J’ai envie d’écrire sur ce point particulier car, ces dernières semaines, nous avons eu dans notre établissement le cas d’un élève qui a ébranlé l’équipe pédagogique.
Cet enfant, appelons-le Djibril, vit dans des conditions très précaires, à l’hôtel social, seul avec sa mère et sa petite sœur. À la naissance de cette dernière, sa mère était partie dans la nuit à la maternité, Djibril s’était réveillé en panique vers 7h du matin, il s’était aperçu qu’il était seul dans la chambre. Il était en CP à cette époque-là. Inquiet, il était allé à un endroit sûr, un endroit avec des adultes pour s’occuper de lui : l’école. Il était arrivé à 7h30 du matin, en avance, sans savoir l’heure. Il était arrivé en même temps que son enseignant qui lui a donc fourni un petit-déjeuner, et toute l’équipe s’est ensuite assurée qu’il soit bien pris en charge par d’autres adultes le soir. La mère avait visiblement prévu un arrangement mais tout ne s'était pas passé comme prévu. Par la suite, il viendra souvent prendre les petits-déjeuners à l’école. Encore cette année, sa maîtresse de CM2 lui préparait un chocolat chaud le matin et un croissant, pour qu’il apprenne mieux le ventre plein. La relation qui se tissait entre eux à ce moment-là était pleine de complicité, c’était un temps privilégié, de courts échanges parfumés au cacao.
C’est un enfant touchant, il attire la plus profonde sympathie, mais il aime aussi l’affrontement, la bagarre, les embrouilles. Il est souvent dans les histoires de cours de récréation et même pire. Il s’était mis en tête l’année passée de défier perpétuellement les « caïds » du quartier et de l’école. Ceux dont les grands-frères étaient connus pour leurs faits d’armes dans la criminalité du quartier.
Un de ces élèves était dans ma classe, appelons-le Ousmane. Un soir il a retrouvé Djibril et deux autres copains devant l’hôtel social, ils étaient armés de barres de fer et de bouts de verre, prêts à en découdre. Heureusement, du haut de leurs 9 et 11 ans, ils n’avaient finalement pas pu concrétiser le combat car ils ont été séparés par des adultes. La police avait été appelée.
Nous avions donc mis en place tout un plan d’action pour tenter des réconciliations et des apaisements. Mais Djibril oscillait entre fascination et provocation, et les autres répondaient sur un seuil de violence croissant. Il y a eu des sanctions, mais aussi des récréations entières où nous les faisions jouer ensemble sous notre tutelle, nous les investissions dans des projets communs…. Nous avons tenu bon toute l’année, puis finalement les deux élèves avec lesquels les situations dégénéraient de manière violente sont partis au collège. Djibril lui, est passé en CM2 cette année.
Entre temps, notre professeure d’EPS nous avait alertés sur les capacités athlétiques exceptionnelles de Djibril. Cet enfant a un potentiel sportif énorme et il aimait ça. Toute l’école s’est mobilisée : plusieurs enseignants de l’école l’amenaient à tour de rôle aux entrainements d’athlétisme le mercredi ou samedi après-midi. L’adhésion au club a été payée par la cagnotte solidaire de l’école. Et au bout de quelques semaines à peine d’entraînement ses coachs le font participer à une compétition et il rafle tout. Pour l’occasion les deux enseignants les plus mobilisés avaient même réussi à faire venir la mère pour qu’elle acclame son fils. Elle l’aime, indéniablement, elle a juste du mal à s’en occuper car elle est seule, avec deux enfants dans des conditions difficiles, une vie rude, elle doit concilier travail harassant et éducation. Le père lui, est aux abonnés absents, et tout repose sur la mère.
L’athlétisme devient alors la voie d’excellence que nous imaginons pour Djibril. Il est content, il est flatté, il se sent valorisé et accompagné. Ainsi ce termine l’année de CM1. Quand le CM2 commence, l’école repaye la cotisation au club, des enseignants continuent à l’accompagner aux entraînements ponctuellement. Le reste du temps il y va seul. Nous l’aidons à compléter les papiers pour demander une orientation au collège avec une section athlétisme. Mais à un moment, nous réalisons qu’il n’y va plus beaucoup à l’athlétisme. Il dit qu’il veut être footballeur. Nous essayons de lui suggérer de ne pas négliger l’athlétisme pour autant, les deux peuvent être complémentaires. Petit à petit, il se désintéresse. Il ment ou alors il n’ose pas dire qu’il n’y a pas été.
Finalement il ne veut plus faire la section athlétisme au collège. Il veut aller dans l’établissement voisin. Celui où il y a ses "ennemis du quartier" qu’il continue à insulter à travers la porte mitoyenne, ce qui lui a valu plusieurs fois de rentrer accompagné chez lui par un adulte car les menaces de représailles devenaient trop sérieuses. Il est titillé par l'envie de suivre ses copains et de rentrer dans cette logique de bandes ennemies.
Quand nous avons été confrontés à son abandon de l’athlétisme, nous étions tous tristes, déçus pour lui. Nous voyons le potentiel extraordinaire de cet enfant. Nous voyons son talent. Et surtout, pour sa sécurité, nous lui souhaitions de ne pas aller dans son collège de secteur pour ne pas retomber dans les histoires d’affrontement, de bandes rivales. Mais nous ne pouvons pas le forcer. La décision lui appartenait, et il l’a prise. Sa mère, une fois les sélections pour le collège passées, pleurait dans le bureau de la directrice en s’inquiétant de ne pas avoir fait le bon choix en écoutant son fils. Qui le sait si elle a eu raison d’écouter son enfant ? Sommes-nous bien placés pour le savoir ?
Peut-être que c’était la meilleure chose à faire. Peut-être qu’il fera mentir nos inquiétudes, peut-être que sa capacité à se faire aimer et son esprit malin reprendront toujours le dessus. Ce qui est dur, c’est que nous nous sentons parfois rattrapés par les mécanismes sociaux dans lesquels sont prisonniers certains enfants. Nous pouvons espérer qu’ils s’en libèrent, l’idée est qu’ils restent les acteurs de leur propre réussite ; nous faisons tout pour. Mais nous ne pouvons pas exiger de résultat ou imposer ce que nous pensons être bon contre leur volonté. Et nous, nous sommes là, à discuter, à nous inquiéter et à nous mobiliser pour essayer de trouver les meilleures solutions, sans aucune garantie que cela fonctionne. Pourtant il faut y croire, il faut toujours essayer de se battre pour eux.
Évidemment, nous ne sommes pas naïfs, nous savons que ce n'est pas une filière sportive dans un collège qui peut le libérer, comme par magie, de toutes les inégalités sociales qui pèsent lourd dans notre pays. L'idée était plutôt de l'accompagner dans une voie qui sembler lui plaire et le valoriser, de saisir chaque opportunité positive.
La question qui m'obsède c'est : peut-on vraiment combattre les inégalités sociales avec les armes du système qui génère lui-même ces inégalités ?
Et pourtant, nous continuons à le faire, car nous n'avons pas envie de quitter le navire. L'école publique accueille des enfants de tous les horizons, de tous les milieux, et nous, les professeurs, nous sommes là pour chacun d'entre eux. Nous sommes de plus en plus conscient que ce qui tient l’École, c'est le dévouement des enseignants. Alors, quand malgré tout ce courage et ce dévouement que je peux voir chez de nombreux collègues, je continue à lire que les inégalités se reproduisent, et que l'école ne parvient pas à rééquilibrer, je me dis qu'on ne peut pas attendre de l’École qu'elle sauve la société à elle toute seule. Pour ne pas céder au découragement et à l'abattement, j'ai fini par me dire que tout ce qui est en notre pouvoir c'est de montrer à nos élèves que nous faisons tout pour qu'ils grandissent et soient armés intellectuellement afin qu'ils se sentent valorisés, acceptés, aimés et encouragés, quand ils passent dans nos classes. Et ça, je me dis que ce n'est jamais perdu.