L’école n’est pas un sanctuaire coupé du monde, chaque jour l’actualité rentre au sein des classes. Les élèves arrivent parfois, dès 8h20, avec des questions plein la tête, des discussions enflammées peuvent débuter devant le porte-manteau à l’entrée de la classe.
Je me souviens très bien de lendemains de grands événements : attentats, entrées en guerre… Ils arrivent à l’école en ayant entendu des conversations entre adultes, en ayant erré sur TikTok pour certains, ou en ayant vu des journaux télévisés. Tout cela s’est emmêlé dans leur esprit sans qu’ils puissent vraiment comprendre, et tout ressort sur la table comme une pelote de réjection difficile à démêler. Quand la guerre en Ukraine a éclaté, beaucoup d’élèves sont arrivés inquiets. Alors que je terminais de faire l’appel au milieu de bavardages inhabituels une élève se lance : « Maîtresse, tu penses qu’on va se faire bombarder par la Russie ? Est-ce qu’on est en danger ? ». Une de ses camarades, souhaitant la rassurer, prend tout de suite la parole et objecte : « Mais non, ne t’inquiète pas, mes parents m’ont tout expliqué, les russes ont attaqué l’Ukraine car c’est elle qui avait commencé, ils sont gentils en vrai ». Des voix commencent à s’élever : « Quoi ? Ils disent ça tes parents ?! Poutine, tu dis qu’il est gentil ?! ». STOP ! Cessez le feu ! Retour au calme, on recadre tout ça.
Il est 8h30 du matin, j’avais tranquillement prévu de faire une séance de mathématiques, et voilà que je me retrouve à devoir parler de l’actualité brûlante. Je commence toujours par rassurer, apaiser, comme si j’avais le pouvoir de prédire l’avenir, j’assure évidemment qu’il ne va rien nous arriver, que nous sommes en sécurité. Un pieux mensonge car, je ne suis pas dans la tête des dirigeants qui possèdent l’arme nucléaire, mais mon rôle est de calmer leurs angoisses pour qu’ils puissent continuer leur vie d’enfant. Je ne dois pas faire de politique avec eux, je dois rester neutre, en bonne fonctionnaire. Et surtout, ne nous mentons pas, je n’ai pas les compétences nécessaires pour proposer une analyse assez fine des conflits complexes qui bouleversent l’ordre mondial.
La stratégie est donc toujours la même : retour au calme, je reprends la parole pour calmer, rassurer, et je ramène ça à un niveau d’enfant. Au bout d’un moment, je tranche, je recentre sur le programme de la journée, il faut que la vie de l’école reprenne son cours. Il m’a fallu des années pour me sentir la capacité de gérer ce genre de moments sans anxiété.
Si on tente d’étouffer ce genre de propos, cela peut empirer, ils peuvent continuer à marmonner entre eux ou faire enfler la discussion en récréation. Et parfois, les enjeux sont trop graves pour qu’on les laisse filer. Mais, il faut se sentir assez solide pour rester maître du navire. Je ne sais pas si j’aurais osé en début de carrière.
Un exemple révélateur : cette année, nous préparions une journée de commémoration en partenariat avec le collège. En effet, le 27 janvier, c’est l’anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, journée symbolique choisie pour commémorer les anciens élèves de l’école et du collège déportés. Je commence à expliquer la commémoration, les enjeux historiques et de mémoire. Et là je sens une tension dans la salle, des regards, des chuchotements. Je m’arrête et un élève ose prendre la parole pour me lancer : « Comme par hasard, on va lire le nom d’enfants juifs en pleine guerre contre la Palestine. Ça c’est parce que la France est du côté d’Israël, moi je ne le ferai pas. »
Heureusement cela n’arrive pas deux jours après la rentrée, mes élèves et moi nous nous connaissons bien maintenant, nous avons une relation de confiance et à leur âge (en CM2) la figure de « la maîtresse » est encore une entité d’autorité et d’affect très forte. Je ne pars pas de rien pour cette entrée en négociation. Je ne m’énerve pas car je sens que si je braque mes interlocuteurs je perds l’adhésion. Alors j’ai pris le temps encore une fois. J’ai d’abord recontextualisé, ces enfants ont été déportés alors que l’état d’Israël que nous connaissons actuellement n’existait pas etc... Je montre bien l’antériorité de l’événement, je déroule les actes antisémites ignobles et la logique génocidaire nazie. Les enfants posent des questions, je réponds, leur curiosité naturelle reprend le dessus. Alors, un des deux enfants qui étaient d’abord dans une posture de refus dit : « Finalement maîtresse, ce que les juifs vivaient à cette époque, c’est la même chose que les musulmans vivent en France aujourd’hui ». Même si nous ne sommes plus dans l’animosité, mais au contraire dans la compassion, je ne peux pas le laisser être dans cette confusion. Mais je sens qu’il veut exprimer quelque chose d’important pour lui. Je lui demande pourquoi il dit ça. Il raconte quelques moments où il a été victime de racisme, où il s’est senti ostracisé à cause de sa religion ou de sa culture algérienne. Pour bien comprendre cet enfant, il faut savoir qu’il est arrivé en France il y a 3 ans, et il a mal vécu la séparation avec toute sa famille et ses amis. Il m’en parle souvent, il est souvent mélancolique, tracassé.
Néanmoins, il faut que je le nuance car il est essentiel de distinguer discrimination et racisme, qu’il a malheureusement dû expérimenter et politique d’extermination de tout un peuple. Alors je lui demande par exemple : « Est-ce qu’il y a des lois en France qui autorisent à te déporter parce que tu es musulman ? », réponse : « Non », etc... Même si c’était confus et maladroit de sa part de comparer le sort des enfants juifs déportés à son expérience, c’est tout de même cela qui lui a permis de s’identifier, de compatir, et d’accéder à la compréhension de l’événement que nous préparions. C’était donc essentiel de prendre le temps de l’écouter.
Pour finir, la demi-heure prévue est devenue une bonne heure. Mais sans regret aucun, car finalement, les deux élèves les plus farouchement opposés ont fait partie des volontaires pour lire les noms des élèves juifs déportés le jour de la commémoration. Un moment émouvant, bouleversant même.
Je vous parle là d’un exemple où le dialogue et la patience ont porté des fruits, les victoires ne sont pas toujours aussi éclatantes. Parfois on obtient juste un apaisement superficiel sans que la conviction suive.
Mais inlassablement, on se bat au quotidien pour éduquer et transmettre, on revient à la charge.
Je terminerai donc en parlant des professeurs du second degré qui ont travaillé dans des collèges ou lycées touchés par les alertes à la bombe et les mails de menace. Ce matin, ils ont dû faire cours après de nombreuses procédures de sécurité : inspection des locaux, évacuation, fouille des sacs à l’entrée... Après tout ça, il a fallu rendre les élèves à nouveau disponibles pour apprendre. Une tâche de plus, et pas des moindres, dans les défis pédagogiques quotidiens.