Y a-t-il un terme assez juste, assez fort, pour caractériser le geste de Mariam al-Khouli ? La presse parle d’immolation par le feu. Un terme désormais passé dans le langage courant, presque banalisé, depuis que le suicide par le feu de Mohamed Bouazizi, mort le 4 janvier 2011, a déclenché une révolution en Tunisie et a fait l’effet d’une traînée de poudre jusqu’aux confins du Yémen, surnommée « Printemps arabe ».
Un acte inconcevable dans le pays d’origine de Maryam, la Syrie, où la guerre civile fait désormais rage depuis trois ans ; le pays qu’elle a dû quitter malgré elle, ses quatre enfants sous le bras, pour se réfugier dans le petit pays voisin, le Liban. C’est là, à Tripoli, devant le bureau du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations Unies, que la cinquantenaire est sortie mardi 25 mars d’une queue de réfugiés en train d’attendre une aide alimentaire bénigne et s’est aspergée le visage et les vêtements de mazout avant d’y mettre le feu.
Le désespoir le plus profond ne doit pas mener au suicide dans la religion musulmane. Le verset du Coran, repris sur les forums internet dédiés à l’Islam à l’évocation du suicide, est sans détour : « Et ne vous tuez pas vous-mêmes. Allah, en vérité, est Miséricordieux envers vous. Et quiconque commet cela, par excès et par iniquité, Nous le jetterons au Feu, voilà qui est facile pour Allah. » (Coran, 4 :29-30 ).
La guerre et ses reniements. De toutes les croyances les plus ancrées, les plus profondes auxquelles Maryam était attachée. Trop de souffrances, d’injustices ressenties pendant les affres de la guerre et de l’exil ont mis à bas ses convictions humaines et religieuses les plus inamovibles. Alors après trois jours à se faire renvoyer chez elle les mains vides et les oreilles remplies de promesses par le seul organisme supposé lui venir en aide, l’UNHCR lui ayant annoncé que sa famille avait été rayée de la liste des bénéficiaires de l’aide aux réfugiés, la mère de famille craque, hors d’elle. Aujourd’hui, son visage et sa poitrine sont brûlés au troisième et au second degré. Des complications sont à craindre au niveau des reins et du foie.
L’immolation de cette femme devant ses propres enfants est le signe du renoncement qui suit ce trop-plein de reniements. D’autres signes ne trompent pas. Des jeunes filles qui se prostituent pour pouvoir survivre, dans les camps de réfugiés où sont cantonnés les Syriens aux abords des frontières de leur pays, ou dans les villes des pays limitrophes ? Un acte inenvisageable et donc muet, comme l’ont montré deux journalistes revenus du camp de Zaatari, dans leur enquête La prostitution discrète des réfugiés syriennes. Mais un tabou brisé de plus.
Jusqu’à quand les Syriens devront renoncer à leurs socles identitaires, à leurs convictions, au nom de la survie ? Jusqu’à quand seront-ils privés de vie ? A deux pas du bureau de l’UNHCR, la clinique de soins post-chirurgicaux créée par des médecins syriens et d’origine syrienne membre de l’Union des organisations syriennes de secours médicaux (UOSSM, comprenant l’UOSSM Suisse), soigne au même moment trois enfants brûlés. Deux par des explosions pendant la guerre, un troisième à cause d’un accident domestique lié au gaz, les conditions de vie étant de plus en plus précaires pour les réfugiés syriens. Là, ils sont soignés, considérés, entourés ; la dignité de ces êtres brûlés vifs dans leur corps comme dans leur âme est à nouveau reconnue. Un répit. Éphémère.
Quelques semaines avant l’immolation de Maryam, une mère de famille syrienne est venue faire soigner sa fille Amal, le bras et la poitrine brûlés par l’explosion d’un baril de TNT. Au-delà de la douleur de sa fille de sept ans, elle angoissait pour l’argent. 200 dollars de loyer, avec un mari qui ne travaille q’un jour sur dix, payé une misère, et deux petites filles à nourrir… Et à soigner. Cette famille non plus ne recevait plus l’aide de l’UNHCR, qui dit se concentrer désormais sur les familles les plus vulnérables. Mais la responsable de l’UNHCR de Tripoli était venue en personne, touchée par le sort de plusieurs enfant brûlés dans le centre de soins. Jusqu’ici, sa promesse de les déplacer en Europe est restée lettre morte et l’espoir de la mère de famille s’estompe peu à peu, elle qui menaçait déjà de rentrer en Syrie si sa situation continuait de se dégrader.
Dans son essai Ce qui fait une vie, la philosophe Judith Butler remarque qu’« une vie déterminée ne peut être, à strictement parler, appréhendée comme ayant été blessée ou perdue si elle n’a pas au préalable été appréhendée comme vivante. » De plus en plus, de nombreux réfugiés syriens au Liban ont l’impression de ne pas faire totalement partie de la communauté des vivants, d’être cantonnés à la survie à côté des autres qui peuvent jouir de leur vie à plein temps. La philosophe se demande aussi : « Quelles vies sont-elles considérées comme dignes d’être sauvées et défendues et quelles vies ne le sont pas ? »
Le geste de Mariam al-Khouli est un cri silencieux pour nous rappeler qu’on ne peut pas laisser des vies se décomposer de la sorte sans rien faire. A moins de ne considérer que les vies des Syriens n’ont pas la même valeur que les nôtres.