dossier france | Traqueurs d'odeurs | Texte et photos Patrick Sagnes
« J’en avais assez d’être réveillée par les odeurs, j’ai vu une annonce dans le journal et j’ai immédiatement intégré les Nez normands » explique Marina Lachaud, une habitante de Sainte Adresse, commune mitoyenne du Havre. « Ici le furfuryl mercaptan et le scatol sont les odeurs les plus courantes » poursuit-elle savamment. Si Marina n’est pas une férue d’écologie, elle a néanmoins frappé à la porte d’Air Normand (observatoire de la qualité de l’air) préoccupée par de l’incidence de ces odeurs sur la santé.
A 20km de là, à Honfleur, Michel Lair, ébéniste à la retraite invoque, lui, d’autres raisons à son engagement. « Dans mon jardin, deux arbres, un abricotier et un cerisier, sont morts. Plusieurs agriculteurs étaient dans le même cas. L’entreprise IAP Sentic -laboratoire qui collabore avec Air Normand- a effectué une expertise, à l’occasion de laquelle je les ai connus ». Très sensible à l’écologie, il récupère l’eau de pluie, consomme les légumes de son potager et s’intéresse à l’énergie solaire. La préservation de l’environnement est sa préoccupation première d’autant qu’il a hérité d’une sensibilité familiale pour les odeurs : son père était capable de distinguer 4 qualités de beurre différentes sur un marché, et sa fille, militante écologiste en Allemagne, est oenologue. « J’aime m’engager bénévolement et j’ai voulu mettre cette sensibilité particulière pour les odeurs au service d’Air Normand » résume Michel.
Le langage des odeurs…
En 2003, l’association lance une vaste opération de recrutement de Nez. Initiative moins étrange qu’il n’y paraît : aucun appareil n’est à ce jour capable d’analyser les odeurs dans leur diversité et leur concentration, de manière aussi fiable que le nez humain. Marina et Michel, tout comme une vingtaine d’autres havrais et habitants de la région, ont répondu à l’appel. Le principe est simple : 72 heures de formation, des séances de révision puis une campagne de mesures deux fois par jours à 8h et 20h, de chez soi, pendant un an.
Maryline Jaubert, experte du laboratoire indépendant IAP Sentic détaille la démarche : « Des experts d’IAP Sentic se déplacent sur les sites industriels pour réaliser des profils olfactifs. Puis nous formons les riverains plus spécifiquement aux odeurs repérées sur ces sites. Ils remplissent des fiches lors des opérations de veille, nous exploitons les résultats et rendons un rapport d’étude à Air Normand ». Les Nez apprennent à reconnaître le champ des odeurs, un langage basé sur 45 référents censés caractériser les différents types d’activité. « Pour affiner la grille, on rajoute des références complémentaires selon les zones. Par exemple, au Havre où les odeurs soufrées sont les plus importantes, nous avons complété la grille avec 5 référents » précise-t-elle. Attention, cependant, à ne pas confondre odeur et toxicité. Seules certaines molécules odorantes sont toxiques, telles le H2S, mais à très haute dose. A contrario, des gaz moins odorants se révèlent parfois plus dangereux.
…et ce qu’elles évoquent
Selon la formatrice, l’apprentissage des odeurs demeure relativement aisé : «Il n’y a pas vraiment de difficulté à s’initier aux odeurs. Par contre, il faut du temps. Les odeurs restent très ludiques pour tout le monde. A la fois une redécouverte et un enrichissement, cette formation permet aux Nez d’œuvrer pour la cause de l’environnement, mais aussi de sentir au quotidien des parfums, des vins, des fleurs, d’aborder les odeurs de façon différente, d’être au cœur de l’odeur ». Seul bémol, opposé par un des membres des Nouveaux Cyrano (groupe de bénévoles de l’estuaire de la Seine), la difficulté de dissocier l’odeur de l’évocation. Pour mieux mémoriser les différentes molécules odorantes, chaque participant note ce qu’elles évoquent pour lui, et cela va de la pomme de terre à la peinture en passant par la lessive, l’œuf pourri ou le citron. Mais une odeur peut évoluer dans le temps, se transformer. Détail d’importance : renifler des odeurs fortement désagréables nécessite une certaine conviction.
Une conviction qu’Air Normand s’efforce de défendre. Et ce, depuis le début de son histoire en 1973. Deux réseaux de mesure de la pollution sur l'estuaire de la Seine et à Rouen, l’ALPA et le REMAPPA sont créés, les tout premiers, à l’époque, à voir le jour en France. Réunis aujourd’hui sous le nom d’Air Normand, ils s’intègrent au dispositif national de surveillance qui compte 40 associations agréées par le Ministère de l'Environnement. Ils demeurent les seuls sur le territoire à proposer, au-delà des mesures de la qualité de l’air, une surveillance de la pollution odorante par des citoyens. Un numéro vert a été mis en place pour que les Nez signalent toutes les odeurs anormales.
Le succès des Nez Normands
Cette méthode, certes contraignante, a néanmoins fait des émules. Cinq groupes de Nez (environ 100 personnes) ont été formés depuis la première opération réalisée dans le secteur de Grand Couronne (Rouen) en 1997. Cette opération-pilote avait été déclenchée par les nombreuses pétitions et plaintes dues à une odeur forte et à répétition provenant d’une usine de traitement du colza. « Au début, on se demandait si les gens étaient prêts à suivre les 72 heures de formation nécessaires, si l’opération allait bien fonctionner » se souvient Véronique Delmas, directrice d’Air Normand.
Au-delà de la dévotion des habitants, le succès des Nez Normands tient au travail mené de concert avec les autorités régionales et à la participation des entreprises. Avant le recrutement des Nez, Air Normand a réalisé un travail préparatoire auprès des industriels pour qu’ils s’engagent à réduire les odeurs, des négociations pas toujours aisées car certaines entreprises demandaient à être convaincues. Puis au Havre, le Comité de l’Industrie et des Activités Connexes de la Région Havraise (CICAH), (regroupant 36 entreprises) signe une convention de partenariat avec la collectivité territoriale, une sorte de code de bonne conduite. Des groupes de travail, aux objectifs clairs, sont mis en place. Des représentants des Nez assistent aux comités de pilotage, deux fois par an. « Il s’agit d’un travail à long terme, entre 3 et 5 ans » explique Céline Léger, responsable de la communication. « Nous devons former les Nez, déterminer les notes odorantes et les lieux où elles sévissent, les communiquer aux industriels, attendre qu’ils mettent en place des solutions avant d’entamer une nouvelle campagne de mesure pour évaluer les résultats. »
L’exemple de Chevron et Total
Chevron Oronite (qui produit des additifs pour lubrifiants et carburants) et Total comptent parmi les 20 entreprises du Havre à s’être engagées. Chez Chevron, 19 Nez ont été formés à la suite d’un incident survenu en 2001 : une très forte odeur d’urine de chat dont personne ne parvenait à détecter la provenance pendant près d’une semaine. « Cette opération basée sur le volontariat a permis de former des Nez sur tout le site : à l’usine de fabrication, dans les services administratifs, et les laboratoires. Jour et nuit, des personnes sont capables de détecter des odeurs anormales et de donner l’alerte » explique Sophie de Lamberterie du service environnement. Les Nez de Chevron ont suivi en 2003 une formation dispensée par IAP Sentic et adaptée aux odeurs spécifiques du site. « Cette formation s’inscrit dans la politique générale de Chevron en matière d’environnement. Notre système de management vise à réduire l’impact des déchets, les rejets dans l’air ou dans l’eau ».
Une fois l’an, les riverains et les membres des associations locales, dont les Nouveaux Cyrano, sont conviés à la présentation des aménagements et investissements réalisés dans le domaine des odeurs et autres aspects liés à l’environnement. Chevron s’est ainsi dotée, en 1997, d’une colonne de lavage des gaz et travaille sur un gros projet pour 2006 : une unité de régénération de l’H2S. A cette occasion, les Citoyens-Nez découvrent les applications de leur formation dans le monde industriel et peuvent commenter la gestion des incidents de l’année.
Un éveil des consciences
Des élus se retrouvent aussi au sein d’Air Normand. C’est le cas du Président de l’association ALPA-Air Normand, Denis Merville, député-maire de Saineville-sur-Seine. « Un des mérites d’Air Normand a été de faire prendre conscience aux industriels qu’il y avait des émissions d’odeurs. Ils ont été d’accord pour participer au financement de l’opération et recevoir, en retour, les résultats via la DRIRE » (Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement) indique-t-il. Une prise de conscience qui semble acquise, renforcée par une réglementation française et européenne plus stricte et des seuils d’alertes de plus en plus bas. « Pour installer une nouvelle usine la réglementation se renforce. C’est pourquoi certaines communes nous sollicitent pour mesurer la qualité de l’air et son évolution. Cela a été le cas pour l’usine ecostuaire d’incinération (problème de dioxine) de Saint Jean de Foleville où un camion laboratoire a mesuré l’air avant et après la mise en service » relate Denis Merville.
A n’en point douter, face aux multiples odeurs de la zone industrielle havraise de Gonfreville L’Orcher, un nez ne peut rester indifférent. Certes, la pollution odorante n’est pas la priorité en terme d’environnement, mais elle nuit gravement à la qualité de vie. Les « Nez » en sont convaincus. « Je me suis lancée dans cette démarche citoyenne car je suis optimiste. Je pense que les industriels ont envie de faire bouger les choses et que la volonté politique existe. Le Havre pâtit d’une mauvaise image qui doit changer » explique Cécile Saiter, chef de projet dans une agence de communication. Si la motivation des bénévoles faiblit épisodiquement face à la lenteur des résultats, la traque aux mauvaises odeurs n’est pas finie. Une nouvelle équipe de Nez se forme actuellement à Pont-Audemer. Les Nez Normands ont bien l’intention de continuer à veiller sur leur région.
P.S.
Texte et photos Patrick Sagnes