Considéré comme le pilier de la lutte anti-11-septembre, la stratégie d'emploi des drones tueurs vit des heures sombres. Celles de sa remise en question face à un premier bilan, celui de ses dix premières années d'utilisation. Les résultats apparaissent des plus mitigés. En effet, de récentes révélations d'Edward Snowden – qui ne relèvent pas uniquement de l'étendue de l'espionnage de la NSA - traitent de documents ultra-confidentiels sur les drones et les obstacles auxquels font face les stratèges américains en la matière. Un article du Washington Post du 3 septembre 2013 en fait état. En France le sujet ne fait pas recette comme souvent concernant les questions de défense. Et pourtant dès la fin de l'année le drone de combat américain Reaper servira sous cocarde française.
Aux États-Unis la guerre fait rage, par médias interposés, entre agences américaines, sans parler de la bataille antidrone que mènent les opinions publiques mobilisées. L'emploi de drone dans la chasse au terrorisme international ne fait pas que des émules, loin de là. Les insurgés ciblés, et particulièrement les membres d'Al Qaida, affichent ou disposent quant à eux de stratégie antidrone éprouvée (ou encore à démontrer). Du moins ont-ils clairement adapté leurs moyens d'action à ce qui représente pour eux une menace (voir ici).
L'affichage d'une stratégie du « moindre mal » au périmètre changeant
Débuté dès la fin 2001, l'usage du drone armé connaît un intensification tout particulière sous le mandat d'Obama. Comme l'analyse l'enseignant-chercheur Stéphane Taillat, dans une publication de l'Institut Français des Relations Internationales (IFRI) du mois d'octobre 2013, l'usage du drone a été élaboré dans un esprit très pragmatique. Pour mener ce qui ne serait pas « une guerre de choix », mais « une guerre de nécessité », selon les termes d'Obama lui-même, les États-Unis doivent « mettre fin à des guerres jugées politiquement et financièrement trop coûteuses ». « [L']usage sélectif de la force pour lequel les drones armés semblent offrir un avantage comparatif indéniable » fait de l'avion sans pilote la clef de voûte de la politique permettant les « éliminations ciblées » (targeted killings) fondées sur des kill lists, que Grégoire Chamayou qualifie plutôt d' « assassinats extrajudiciaires » dans son livre « Théorie du drone » (p. 54).
La CIA s'est ralliée progressivement et tardivement à ce mode d'action. En effet selon S. Taillat la stratégie de la CIA est de bâtir : « un dispositif de manière à capturer puis interroger les individus soupçonnés d'appartenir à la mouvance djihadiste ». Elle refuse que ses agents soient considérés comme des assassins. Seulement les déboires qui entourent le fonctionnement du centre de détention de Guantánamo ont eu raison de cette « éthique de la vertu ». Après le fiasco de la guerre en Irak et l'enlisement du conflit en Afghanistan, Obama opta pour une stratégie à « empreinte humaine allégée » (the light-footprint strategy). Le drone en est le bras armé. Sa « Théorie de la victoire » en est le cœur. Elle consiste en « un effort focalisé et ciblé sur des individus appartenant à une liste de terroristes actifs » selon les propos même du président américain lors d'une session de questions-réponses qu'il à tenue sur Google+ le 30 janvier 2012. Elle affiche pour objectif exclusif d'éliminer physiquement les leaders djihadistes.
Mais les faits la contredise car on est passé « d'une stratégie de décapitation à une stratégie d'attrition ». En effet, « il semble que les drones armés ciblent davantage de 'militants' de base que des chefs ». Taillat s'appuie sur une enquête du journaliste Jonathan Landay (ici) suivant laquelle seuls 2% des individus tués correspondraient à cette cible. L'essentiel étant des « militants » et une dernière proportion – décroissante dans le temps, de 2010 à nos jours – de 25% à 15% correspondrait aux « dommages collatéraux » : comprendre des civils malencontreusement tués lors de ces attaques.
Par ailleurs « même si le drone à une capacité de surveillance, il ne remplace pas un travail approfondi de renseignement sur le terrain » dont il a impérativement besoin pour localiser et identifier les individus de la kill list. Pour preuve, en parallèle à la CIA souvent montrée du doigt par les médias, il existe un deuxième acteur-clef, largement moins connu : le Commandement des forces spéciales américains, ou Joint Special Operation Command (JSOC). Ces deux agences se livrent à une concurrence féroce pour s'attribuer les faveurs du Congres américain dans la lutte contre Al Qaida, et de s'arroger le premier rôle dans cette « guerre ».
Une autonomie stratégique toute relative
Contrairement à une autre idée reçue, les agences américaines ne violent pas inopinément les espaces aériens des pays survolés par leurs engins télécommandés. Elles doivent composer avec le gouvernement des états concernés.
Si imposer leurs opérations est plus aisé sur certains théâtres comme la Somalie, il n'en va pas de même sur d'autres. Au Pakistan, le gouvernement d'Islamabad a, à plusieurs reprises, limité ou interdit l'usage des drones. La mise en œuvre de ces derniers nécessite donc de déployer des stratégies d'influence, de bénéficier d'appuis à proximité des zones surveillées et frappées. Ne serait-ce que par la nécessité de disposer des bases d'atterrissage et de décollage pour ces avions sans pilote. Car même s'ils sont téléguidés depuis les États-Unis, physiquement ils ne peuvent être trop éloignés des zones d'opérations (quelques centaines de kilomètres).
Dans des documents révélés par le lanceur d'alerte Snowden et commenté dans l'article du Washington Post cité précédemment, c'est la sémantique employée autour des opérations utilisant les drones-tueurs qui pose problème. En effet ces agences suggèrent que des campagnes de communications adaptées pourraient contribuer à contrer les propagandes antidrones, qu'elles proviennent de citoyens américains, des populations soumises aux frappes ou, surtout, de celles que propage Al Qaida.
Une arme fragile techniquement et idéologiquement
Il ne fait aucun secret que le point faible des drones, son talon d'Achille en quelque sorte, est son système de télécommande qui repose sur des liaisons satellitaires. Sans cette télécommande le drone ne sert plus à rien. Il se met en attente ou rentre à sa base d'origine. Or les Américains ont déjà perdu quelques-uns de leurs drones pour cette raison. Les agences avancent des causes techniques, et ne semblent pas considérer avoir été victime d'une action de neutralisation extérieure.
Néanmoins elles constatent les efforts d'Al Qaida pour tenter d'acquérir les compétences technologiques afin de couper ce nœud gordien. Il est dit que l'organisation terroriste cherche activement à enrôler des ingénieurs qualifiés (et on sait qu'ils y sont parvenus avec les attaques du 11 septembre 2001). Ainsi des dispositifs d'aveuglement des drones, à base de rayons lasers, seraient en cours de mise au point au Pakistan. Pour autant, les rapports américains ne croient pas l'organisation terroriste encore capable de brouiller ou contrôler leurs avions sans pilotes, malgré ce que peut proclamer Al Qaida. Il lui faudrait surmonter des challenges « substantiels » avant d'y parvenir.
Par contre, les analyses de renseignements américains pointent du doigt les efforts des djihadistes pour dépeindre l'arme-drone comme un outil immoral, lâche et illégal. Les agences s'estiment soumises à une grande vulnérabilité de part l'émergence d'une opposition publique antidrones manipulée ou non par le groupe terroriste.
En 2010, un rapport prédisait déjà que les opérations aériennes des drones « pourraient être soumises à une attention accrue, perçues comme illégitimes, activement combattues ou subversives ».
En réponse à cette remise en cause anticipée, elles suggéraient de bannir certains termes et expressions, et préconisaient l'emploi d'une sémantique alternative moins connotée.
Les « attaques de drone », « kill list », « guerre robotisée », « assassinats aérien » devraient être prohibés. Il était souhaitable de privilégier une approche plus abstraite, comme les « actions militaires préemptives et préventives », le « droit inhérent à l'autodéfense », les « opérations létales par véhicules aériens non-pilotés », des mots clefs qui dans le langage technocratique sont appelés éléments de langage.
Le drone de combat n'est pas une émanation du mal, ni l'arme absolue du XXIème siècle. C'est simplement une nouvelle arme. En tant que tel, c'est le cadre de son usage qui importe.
Si son emploi est mis à profit pour appuyer des forces au sol, alors il peut être considéré comme le prolongement de l'avion de chasse dont la principale amélioration réside dans son endurance. Dans ce cas cet emploi ne revêtirait aucune problématique éthique supplémentaire.
Par contre, dans le cas présent - lutter contre le terrorisme internationale suivant la stratégie de « l'élimination ciblée » (« targeted kills ») - il ne peut qu'être soumis à de fortes controverses. Dans la mesure où l'insurgé n'a plus d'adversaire contre qui combattre lorsqu'il est pris pour cible par un drone isolé, il ne peut être considéré comme un combattant. Aussi n'y a-t-il plus aucune légitimité à l'abattre au regard des lois des conflits armés. Il s'agit donc bien « d’assassinats extrajudiciaires ».
En poursuivant par ce mode d'action cette « guerre de nécessité », Obama ne semble avoir d'autre choix que de lutter contre les mouvements d'oppositions qui s'élèvent légitimement en l’absence de tout cadre juridique adapté. C'est donc plus d'une guerre de communication qu'il s'agit que de l'évaluation objective des résultats des frappes des drones-tueurs étant donné que leur efficacité est remise en cause même si elle permet de maintenir une pression sur Al-Qaida.
Pourquoi l'armée française a un besoin urgent de drones ?
Ce premier bilan d'emploi des drones de combat devrait éclairer d'un jour nouveau nos stratèges de la Défense. Car jusqu'à maintenant, ces derniers n'ont pas encore exposé explicitement le cadre d'emploi des deux drones américains Reaper (sous cocarde française) qui seront en service au-dessus du théâtre malien d'ici à la fin de l'année (comme évoqué ici).
Dans une des rares interventions sur le sujet, le ministre de la Défense en date du 31 mai 2013 déclare dans le journal Les Echos, en réponse à la question précédente, que des « situations concrètes ont confirmé le sentiment que nous avions » (de la nécessité d'avoir des drones), le « Nous » étant le ministère de la Défense. Concernant leur usage au Mali : « ce territoire grand comme 2,5 fois la France, rend indispensable le déploiement de drones ». Et c'est tout !
Il semble que leur rôle soit cantonné à des missions d'observation puisque le ministre parle exclusivement de « drones de surveillance pour conduire ses opérations ». Mais le Reaper étant un drone de combat rien n'empêche qu'il soit armé et de l'utiliser dans le même esprit que les agences américaines. Autrement dit pour des « assassinats extrajudiciaires » qui vont pénaliser avant tout comme l'exemple américain l'a déjà démontré les populations locales. Il semblerait que tel ne serait pas le cas pour le Reaper américano-français, mais encore une fois comme rien n'est écrit, rien n'est moins réversible !
Le ministre estimait que son « ministère autant que l'industrie a manqué le virage de ce type d'équipements ». Néanmoins lui est-il possible de ne pas manquer celui de l'idéologie et de la stratégie d'emploi. Encore faudrait-il la rédiger en l'appuyant sur des arguments autres qu'un « sentiment » ou des considérations de tailles qui échappent totalement aux citoyens français !