Pas une douleur physique, non. Quand on est à la marge du Grand Récit, quand on n'écoute plus les fables depuis qu'on est petit, ou plutôt quand on les préfère, tirer sur une cigarette se fait toujours plus pénible.
On passe notre temps à courir après notre vie. Il parait même qu'il faut la gagner. C'est con, on l'a pourtant quand on naît. Enfin, c'est ce qu'on aurait pu se dire.
Ne pas être en retard. Ne pas être en avance. Quand on casse, on recommence. Jusqu'à ce qu'on casse pour de bon. Il parait qu'on vit plus vieux mais moi je pense que nous sommes déjà morts. Morts à Auschwitz, Hiroshima et Nagasaki. Et ceux qui croient être toujours là, meurent à chaque fois qu'ils se battent pour une place de parking sous les centres commerciaux.
Et d'autres fument leurs cigarettes. Et si on leur parle de la douleur que l'on ressent, les regards sont un mélange d'interrogation, de pitié et de désapprobation. Parce que demain ça ira mieux, parce qu'il y a les émissions culinaires à la télé, parce qu'il faut racheter du pain au supermarché.
Au fond, ils ressentent la même douleur mais l'Ecran leur a appris à l'oublier. L'Ecran leur donne toutes les réponses à leurs questions. L'Ecran choisit de les rassurer ou de leur faire peur pour ensuite les rassurer.
Alors, la douleur de la cigarette, ça fait belle lurette qu'ils n'y pensent plus.
Et l'Ecran légitime la Loi et le Grand Récit. Et pour les dernières zones d'ombres, ils peuvent toujours choisir de se tourner vers le Vieux. Et chaque jour, fumant une cigarette, regardant les passants aller et venir, ils ont appris à oublier, préférant penser qu'ils pensent.
Ce n'est guère étonnant ces oublis: on n'a jamais autant consommé d'alcool, d'anti-dépresseurs et de drogues diverses. Mais laissons tomber tout cela parce que, dans une semaine, c'est la Grande Fête. Heureusement qu'on a tous ces produits parce que, sobres, ça demanderait une dose létale d'ironie de faire la fête à notre culture quand celle-ci est responsable de tellement de souffrance et de morts, dans le monde ou sous nos yeux. Il parait qu'il faut la défendre, cette culture. Moi je voudrais y mettre le feu avec mon mégot de cigarette.
Mais pour l'instant je l'écrase. Tais ma douleur. Et continue.