Je reprends une pilule.
Je mets le contact. J'embraie. J'écoute le bruit du moteur. Ce n'est pas ça. La radio grésille un peu. Ce n'est pas ça. Je trouve une place où me garer. Toujours la même. Près de l'entrée de l'autoroute. Toujours la même. Je traverse les deux passages pour piétons qui me séparent du boulot.
J'allume une autre cigarette.
Le tabac craque sous l'effet de la flamme. Ce n'est pas ça. Ma collègue parle. Me raconte sa journée. Ce n'est pas ça. On regarde les gens passer dans la rue. Comme tous les jours. Certains parlent. D'autres crient. D'autres ne disent rien. Il y a ceux qui sont pressés et ceux qui ne savent pas où aller. Ceux qui ont l'air tristes. Ceux qui ont l'air allumés. Les freins des bagnoles crissent à l'approche du passage pour piétons. Ce n'est pas ça.
Je bois un café.
La cuillère tinte sur la faïence de la tasse au design suédois. Je me demande si tout le monde tourne sa cuillère dans le sens horloger. Si tout le monde racle le fond de la tasse avec la cuillère. Mais je sais que ce n'est pas ça. Je prends un air concentré. C'est toujours bien de prendre un air concentré quand on boit un café. J'ai toujours cru que ça donne une espèce de contenance de circonstance.
Je suis assis sur la table d'auscultation.
Le vieux médecin me dit que j'ai 12 et 8 de tension et que c'est bien. J'ai jamais compris les chiffres qui correspondent à la tension. Mais s'il dit que c'est bien. Mon coeur et mes poumons sont normaux. Mes réflexes aussi. Vous êtes-sûr, je lui demande, parce que j'ai vraiment l'impression que ça ne va pas. Il me répond que oui et me dit de me reposer. Apparemment, ce n'est pas ça.
Je pousse le caddie dans l'allée du papier toilette.
C'est quoi déjà le papier que j'achète? Double ou quintuple épaisseurs? Par paquet de six ou vingt-quatre? Parfumé? Le caddie grince. Ce n'est pas ça. Parce que ça a toujours été comme ça. Je ne me rappelle jamais quel papier toilette j'achète d'habitude et je repère à la couleur de l'emballage. Ce n'est pas ça.
Tout semble normal.
Tout semble aller pour le moins mauvais dans le pire des mondes.
Et pourtant, moi je l'entends.
Comme un claquement répétitif.
Pendant qu'on reprend des pilules. Quand on allume une cigarette.
Comme un bruit de cuir qui tape.
Quand on boit un café. Quand on se rend chez le médecin.
Comme le cri d'un aigle revenu d'un vieux cauchemar.
Quand on se rend au supermarché.
Rassurez-moi, vous l'entendez?
C'est là. Non?
Vous l'entendez. N'est-ce pas?