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Billet de blog 9 juillet 2019

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Union européenne, un nouveau logiciel est nécessaire

Avec l'autorisation de la revue trimestrielle de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), Hommes & Libertés, ce blog reprend l'article écrit par Raffaella Bolini (ARCI) et moi-même dans le numéro 186, paru en juin 2019. Jan Robert Suesser.

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La configuration du nouveau Parlement était attendue. Au-delà des commentaires convenus, comment penser un avenir européen qui répondrait aux attentes de ceux et celles qui, par dizaines de millions, y sont laissés sur le bord du chemin ?

Les élections européennes viennent de se tenir au moment où cet article est finalisé. Les deux grands blocs politiques, démocrate-chrétien et socialiste, n’ont plus la majorité. Le centre est renforcé. L’extrême droite est au plus haut de ses précédents résultats. Les écologistes sortent renforcés dans quelques pays. Les forces nationalistes sont loin d’avoir submergé le parlement européen. La majorité, favorable à la poursuite d’un projet européen, est plus diverse, tant en terme d’orientations politiques que de sensibilités nationales. Les enjeux essentiels pour l’Europe restent les mêmes.

Depuis nombre d’années, on assiste à de multiples bouleversements électoraux dans les pays européens. Ils ont traduit la montée des mécontentements et des désespoirs de franges entières de la population qui voient leur situation fragilisée, précarisée, ou qui craignent d’être les prochaines victimes qu’on abandonne.

Le manifeste « #PourUneEuropeSolidaire » (1), présenté à l’occasion de ces élections européennes par une vingtaine d’associations engagées pour l’accès aux droits essentiels en France, signé par la LDH, rappelle la situation : « Sur le continent le plus riche de la planète, 128 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, 11 millions sont en état de privation sévère de logement et un.e salarié.e sur six est un.e travailleur.euse pauvre. Trop de personnes n’ont pas accès à une protection sociale adéquate et aux services essentiels à leur bien-être et à leur épanouissement. L’accroissement des inégalités, la mise en concurrence des salarié.e.s, des personnes en situation d’exclusion, la dégradation des modèles sociaux et l’absence de réponse d’ampleur à l’urgence écologique entraînent le désaveu populaire, la perte de confiance dans les institutions et un rejet sans précédent des exilé.e.s qui meurent par milliers en Méditerranée. »

Sur le plan électoral, le sentiment d’être laissé de côté s’est traduit longtemps par une montée impressionnante de l’abstention, et maintenant, trop souvent, cela s’exprime par des votes pour des offres politiques d’extrême droite et de droite extrême qui prônent le repli sur des identités excluantes de toute diversité.

Cependant, les évolutions électorales ne vont pas dans cette seule direction : on l’a vu par exemple au Portugal ou en Espagne avec les succès d’offres politiques se présentant d’abord comme de rupture avec les politiques d’austérité ; ou encore, en Slovaquie, avec la question démocratique et contre la corruption.

Si les peurs du déclassement social sont fortement présentes partout dans l’Union européenne, les résultats électoraux à toutes les échelles géographiques (européenne, nationale et locale) montrent qu’il n’y a aucune fatalité à ce que les offres les plus réactionnaires s’imposent. Cette constatation est essentielle pour penser le temps qui vient.

Éléments de réponses des partis européens dominants

Les questions posées aux sociétés nationales (ou infranationales) ont partout une dimension européenne. Cela résulte d’une contradiction essentielle pour la construction européenne telle qu’elle se fait : la richesse est produite grâce à la profonde intégration économique mais elle est inégalement répartie entre pays ; les attentes sociales et environnementales sont identiques partout sur le continent mais traitées avec les moyens présents dans chaque pays.

Le sentiment de tous ceux et de toutes celles qui, dans chaque pays, se sentent laissés pour compte agrège les personnes vivant dans la grande pauvreté et celles qui jaugent leur situation à l’aune de l’accroissement des inégalités. Aucun pays européen n’échappe à cela. Mais comment les partis dominants comprennent ce qui fonde ce sentiment ?

Durant la campagne pour ces élections, pour la première fois, certains responsables de premier plan des grands partis européens ont donné avec lucidité une explication qui était pourtant évidente depuis longtemps. La responsabilité de la montée de l’extrême droite est à chercher dans les politiques qui ont été menées (ou pas menées). Ils ont aussi exprimé une idée pourtant classique mais qui n’était plus centrale dans leur discours, celle de la nécessité d’une réponse sociale aux inégalités, à l’injustice fiscale, aux précarisations. Certaines analyses incluaient le fait que les réponses attendues ne pouvaient se limiter à construire une égalité des chances dont les effets se verraient lorsque les jeunes, mieux éduqués aujourd’hui, auraient demain de meilleurs atouts pour l’entrée dans leur vie active. Si « dire n’est pas agir », au moins a-t-on entendu un diagnostic réaliste.

Concernant l’urgence climatique et la préservation d’un environnement qui ne soit plus destructeur, les attentes des populations, et pas seulement des jeunes, s’expriment partout massivement. Le cadre européen est à l’évidence plus adéquat que le cadre national pour apporter les réponses aux défis posés. Le cadre mondial le serait davantage encore mais il n’est pas opérationnel en termes de politiques et de financements coordonnés.

Pendant la campagne électorale, on a pu constater comment les partis européens dominants ont traduit en propositions la nature politique de l’écologie. Du coup, il faut prendre au sérieux leurs approches et ce qu’elles disent de leur vision générale. En particulier, des propositions phares de leurs programmes pensent l’action publique comme un soutien aux investissements écologiques considérés comme reposant largement sur les personnes. Cela prendrait donc la forme d’aides (remboursables) pour l’isolement du logement ou d’un accompagnement dans l’évolution des comportements personnels pour arrêter les gaspillages alimentaires et faire du tri sélectif. Les changements du modèle de production, de distribution, de socialisation dans la consommation n’ont pas de place majeure dans leurs approches et leurs propositions.

On en reste donc à des mesures basées sur le modèle « pollueur-payeur » de la taxe carbone sur les carburants, remis en cause par le récent mouvement sociétal en France sans que cela ne percole encore dans les programmes des partis dominants.

L’UE aux défis de ses diversités et de son unité

Développé comme un espace d’intégration économique construit par les quatre libertés de circulation (biens, services, capitaux, personnes), le projet européen n’a pas mis en place à la même échelle géographique de contreparties en matière de protections sociales. Pourtant, toute démocratie repose sur le lien entre les richesses produites et leur redistribution dans l’espace partagé.

Dans les espaces nationaux, les institutions démocratiques se sont construites en articulant les régulations économiques et les protections sociales. Ces espaces nationaux ne sont pas systématiquement caractérisés par une homogénéité ethnique, religieuse, culturelle, linguistique. Leur homogénéité est plutôt l’exception.

Aujourd’hui le défi à la construction européenne est là : construire un avenir commun démocratique alors que les hétérogénéités sont fortes, voire croissantes sous certains aspects. Comment les richesses produites dans l’espace économique unifié peuvent permettre de répondre aux attentes de sécurités et de protections sociales, climatiques, culturelles ? Comment réduire donc les inégalités pour renforcer ce qui doit être mis en commun ?

Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne (BCE), ne répondait pas à une autre question lors d’une récente intervention de substance sur l’avenir de l’Union européenne, en affirmant : « […] Nous devons apporter une réponse à la perception d’un manque d’équité entre les pays et entre les classes sociales. […] »

Alors que ce défi est majeur, certaines offres politiques dominantes ont choisi de mettre en avant d’autres enjeux, comme l’a montré l’adresse d’Emmanuel Macron aux Européens et la réponse que lui a faite Annegret Kramp-Karrenbauer (« AKK »), présidente de la CDU allemande. Tous deux inscrivent leurs propositions dans une même matrice : les ennemis, les dangers, les problèmes à résoudre (dont de « déloyales » concurrences) viennent de l’extérieur. Ils n’axent pas leurs propositions sur les inégalités et l’insuffisance des redistributions internes.

Le Président français affirme ainsi : « Ce projet européen continue à nous protéger aujourd’hui : quel pays peut agir seul face aux stratégies agressives de grandes puissances ? Qui peut prétendre être souverain, seul, face aux géants du numérique ? Comment résisterions-nous aux crises du capitalisme financier sans l’euro, qui est une force pour toute l’Union ? »

Avec AKK, on reste pantois lorsque la responsable de la CDU affirme que l’action climatique en Europe ne sera possible « que si nous parvenons à prendre en compte les aspects économiques et sociaux de telle sorte que l'emploi et la puissance économique soient préservés et que s'ouvrent de nouvelles perspectives de développement ».

La question de la redistribution au niveau européen est d’ailleurs directement rejetée par AKK, qui écrit « la communautarisation des dettes, l'européanisation des systèmes de protection sociale et du salaire minimum seraient la mauvaise voie » et donne sa « proposition » alternative, manifestement dilatoire, d’avoir « une stratégie de promotion de la convergence, qui associe habilement les démarches nationales et européenne ».

Crépuscule pour l’UE ou effectivité des droits ?

Si c’est bien Mario Draghi qui a le bon diagnostic des questions à résoudre dans l’Union européenne (manque d’équité entre pays et entre classes sociales), alors réduire les défis aux menaces venant de l’extérieur de l’UE conduit tout droit à une fin d’un projet européen qui puisse être un projet partagé.

Pendant la campagne des élections de mai 2019, les forces politiques dominantes n’ont pas apporté de réponses pour que l’avenir européen repose sur trois piliers qui lui donneraient alors une possible stabilité sociétale : produire les richesses dans le cadre européen unifié avec des règles respectueuses de la préservation du climat ; assurer les protections sociales pour toutes et tous par une redistribution construite à l’échelle de ce même espace européen ; mettre en œuvre une démocratie qui réponde à la diversité des attentes et besoins des gens.

L’absence de réponse globale permet aux extrêmes droites et droites extrêmes de mettre en avant leur modèle fondé sur une négation de l’égalité dans l’accès aux droits pour toutes celles et tous ceux qui vivent sur le territoire. Avec eux, pourrait donc se rejouer dans l’espace européen le fait d’opposer des droits réservés aux seuls nationaux à une conception universelle de l’accès aux droits. C’est déjà ce qui est en jeu là où ces forces pèsent sur le champ des pouvoirs nationaux. Ce serait le cas à une toute autre échelle si ces forces continuaient à se renforcer.

Certains ont avancé dans la campagne qu’il y aurait un autre choix : soit un changement des traités européens ; soit, en l’absence de changement des traités, malgré des richesses alors plus limitées, un repli national qui offrirait un meilleur cadre pour construire les redistributions sociales. Il est loin d’être certain qu’un tel choix soit réellement ouvert. Il n’est pas davantage évident qu’il offre une alternative souhaitable.

L’horizon qui se profile à l’issue des élections qui viennent de se tenir pourrait bien se réduire à une autre alternative : soit une Union européenne de tous les droits pour toutes et tous ; soit un crépuscule qui n’annoncerait rien de bon pour celles et ceux qui y vivent.

(1) Voir www.ldh-france.org/mobilisation-du-collectif-pouruneeuropesolidaire.

Version en français : www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2019/07/HL186-Monde-1.-UE-un-nouveau-logiciel-est-nécessaire.pdf
Version en anglais : www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2019/07/EU-new-software-is-needed.pdf

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