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Billet de blog 13 mai 2025

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Voir défiler les étendards de la haine

Chaque année, à Jérusalem, la "marche des drapeaux" transforme la vieille ville en théâtre de violence coloniale, d'humiliation et d'impunité. Derrière les oriflammes bleu et blanc, une jeunesse nourrie de nationalisme religieux brandit la haine comme étendard. Ce 26 mai 2025, mon fils verra défiler pour la 1e fois les symboles d’un colonialisme sans retenue.

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Les imposantes pierres taillées de Bab al-Amoud, la porte de Damas, se parent de tons mordorés alors que le soleil de 15h décline, cédant la place à un après-midi glaçant. Les échoppes ont fermé à midi, les habitants du quartier se pressant pour se barricader chez eux, après quelques dernières emplettes, afin d'éviter d'avoir à ressortir et risquer une rencontre funèbre. "Mort aux Arabes", "Que vos villages brulent" : des slogans qui retentiront quelques heures plus tard, et surtout des heures durant, jusque tard dans la nuit, dans toutes les rues de la vieille ville de Jérusalem occupée.


26 mai 2025. Ce sera ton premier face-à-face avec les étendards de la haine, mon fils, de neuf mois a peine, innocent face aux humiliations à venir infligées par les colons du quartier, aux contrôles incessants de l'armée d'occupation sur les jeunes hommes accédant à la vieille ville, rentrant chez eux, rentrant chez nous, porte de Jaffa. Comme chaque année, alors que les rues déverseront des danses et chants chargés, portés par des jeunes sionistes religieux, âgés de 15 à 20 ans tout au plus, nous prendrons soin de rentrer tôt, de tirer les rideaux sur leurs drapeaux, et nous espérerons que cette année, aucun habitant palestinien, aucun voisin, ne croisera le chemin des marcheurs au prix d'un passage à tabac.


Le plan de partition de 1947 prévoyait un statut international pour Jérusalem[1], afin de garantir l'accès et de visite aux lieux saints aux habitants et étrangers. Ce statut de corpus separatum est encore considéré aujourd'hui par certains Etats dont la France. Pourtant, le nettoyage ethnique commence en 1948, avec le massacre de Deir Yasin, de villages autour de Jérusalem et la conquête de la partie ouest de la ville. Israël y impose sa souveraineté, tandis que la partie est de Jérusalem tombe sous administration jordanienne. Les deux secteurs sont alors séparés par la ligne d'armistice dite "ligne verte" jusqu'à la guerre de 1967. Juin 1967 consacre l'annexion de facto illégale[2] de la partie est de la ville, y compris la vieille ville[3], ce que l'occupant israélien désigne comme la "réunification de Jérusalem". Une loi adoptée par la Knesset en 1980 proclame Jérusalem "capitale complète et unifiée" de l'État d'Israël, donnant un cadre "légal" à cette annexion illégale, également dénoncé par la communauté internationale[4].

Le célèbre cliché de Moshe Dayan et ses soldats israéliens, pris par Gilles Caron le 7 juin 1967, au pied du mur des Lamentations, situé en plein quartier maghrébin (rasé intégralement par Israël quelques jours plus tard), révèle la portée symbolique de cette "réunification". Les nationalistes religieux y voient le rétablissement de l'accès au mur des Lamentations, mais c'est l'ensemble des Israéliens qui célèbrent ce jour comme la consécration de leur souveraineté sur une Jérusalem "unifiée". Ce jour incarne pourtant la normalisation — désormais guère dénoncée comme telle — de l'occupation illégale, de la subjugation des Palestiniens de Jérusalem par une force absolue déployée par un complexe civilo-militaro-judiciaro-étatique menant un nettoyage ethnique systémique et une guerre permanente silencieuse contre la présence palestinienne. Elle est la célébration répétée du projet colonial israélien, qui trouve aussi sa manifestation la plus extrême dans le génocide en cours à Gaza.
Le silence obstiné de la communauté internationale, même en un jour aussi symbolique, même face à cette violence coloniale extrême qui s'abat notamment sur le petit kilomètre carré de la vieille ville, illustre encore une fois l'absence totale de protection des Palestiniens.
La marche est organisée par des groupes sionistes religieux israéliens, notamment l'association Am Kalavi, une organisation de jeunesse religieuse nationaliste, et par le mouvement des colons, qui mobilise des groupes venus de Cisjordanie, appuyés par des partis politiques de droite et d'extrême droite, tels que le Parti sioniste religieux ou Otzma Yehudit. L'événement est financé par la municipalité d'occupation de Jérusalem et le ministère israélien de l'éducation.

La première occurrence de la marche remonte à 1968, un an après l’annexion illégale de Jérusalem-Est par Israël, sous l'impulsion du rabbin Zvi Yehuda Kook. Sa forme actuelle, plus massive — avec des milliers de participants brandissant des drapeaux israéliens — s'est consolidée au fil des décennies, notamment à partir des années 1980-1990, avec l'ascension des groupes religieux nationalistes. Son tracé génère chaque année des polémiques hypocrites, les autorités israéliennes n’ayant jamais cherché à protéger quiconque des violences nationalistes puisque la menace permanente sur les palestiniens est une politique systémique. En 2015, la Haute Cour israélienne rejette d’ailleurs une pétition d'ONG demandant de modifier l'itinéraire de la marche pour contourner le quartier dit musulman de la vieille ville. Les avertissements adressés par la Haute Cour aux participants se livrant à des violences nationalistes ou à des slogans racistes n'ont jamais été suivis de condamnations.

La marche a généré des dynamiques de résistance palestinienne qui ont évolué dans l'histoire. Accrues, visibles (jets de pierre, présence physique de jeunes), elles se concentrent sur des lieux tels que la symbolique porte de Damas à partir de la première Intifada (début des années 2000). 2021 est un tournant dans ces dynamiques, la répression policière massive pour protéger le circuit des colons en vieille ville fait évoluer les modalités de résistance vers une médiatisation accrue des violences sur les réseaux sociaux et le renforcement d'un narratif politique unificateur faisant de Jérusalem une "ligne rouge" (deux roquettes du Hamas lancées vers Jérusalem en mai 2021, en réaction contre l’annonce israélienne du maintien du parcours de la marche) alors que la présence sur le terrain est rendue impossible de par le dispositif policier redoutable. En résulte en vieille ville une impression de siège total, de rues calfeutrées, vidées par un dispositif policier surreprésenté, cloisonnées par des checkpoints militaires et une sensation humiliante de dépossession absolue des lieux.


En tout état de cause, le caractère massif de la marche, éminemment raciste et dominateur dit la volonté de colonisation de peuplement : conquérir et débarrasser les territoires acquis par la force de ses habitants pour les remplacer. Dans un premier temps les retrancher, rendre leur vie impossible - voire leur retirer la vie tout court - puis les pousser au départ pour les remplacer par des colons. Ce n'est malheureusement plus de l'ordre du fantasme et le nettoyage ethnique en cours dans Jérusalem occupée, en Cisjordanie et sous des modalités extrêmes à Gaza est abominablement célébré chaque année. 


L’année dernière, alors qu'Israël faisait pleuvoir ses bombes génocidaires sur Gaza depuis déjà neuf mois, un ami journaliste croisé tôt à la porte de Damas m'a confié avoir assisté à l'agression de ses confrères par un groupe d'adolescents sionistes religieux. Nir Hasson, journaliste pour Haaretz, décrira l’édition 2024 comme la plus violente et odieuse observée en seize ans de couverture : "L'esprit général était celui de la revanche. Le symbole sur les tee-shirts des marcheurs était le poing kahaniste[5] [...] Le ministre le plus populaire était Itamar Ben-Gvir."


Le monde détourne encore et toujours les yeux de cette journée où la puissance, la colonisation, la dépossession, le racisme et l'annihilation d'un peuple tout entier sont érigées en valeurs, brandies en étendards par une jeunesse abreuvée de discours coloniaux, de haine, et de soif de revanche. J'ignore, mon fils, si "le monde dort", comme l'écrit la formidable Francesca Albanese à propos de l'insensée silenciation du génocide en cours. Mais toi, tes yeux nouvellement nés sur le monde sont grands ouverts, et ne rencontrent que "cécité volontaire" et attentisme chez les dirigeants qui, pourtant, détiennent tous les leviers pour mettre en œuvre le cadre juridique des sanctions contre Israël. Alors, ce 26 mai, nous n’irons pas au parc et derrière nos rideaux tirés, nos écrans continueront de dérouler les funestes images en provenance de Gaza, du génocide le plus médiatisé sous les yeux clos d’un monde complice.

[1] La résolution 181 des Nations Unies, résolution adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies en 1947, appelle à la partition de la Palestine en deux États, un arabe et un juif, avec la ville de Jérusalem comme corpus separatum (latin : « entité séparée ») devant être gouvernée par un régime international spécial.

[2] L’annexion de facto de la ville par Israël est condamnée par la résolution 252 du 21 mai 1968 du Conseil de sécurité.

[3] Israël s’empare aussi en juin 1967 des terres palestiniennes, syriennes et égyptiennes en Cisjordanie, sur le plateau du Golan et dans le Sinaï.

[4] La résolution 476 du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée le 30 juin 1980 déclare nulle et non avenue la décision d'Israël de modifier le statut de Jérusalem. La résolution 478 du Conseil de sécurité des Nations unies adoptée le 20 août 1980 fait suite au non-respect par Israël de la résolution 476 et demande à Israël de mettre fin à l'occupation de Jérusalem. Elle demande aussi de mettre fin aux modifications du caractère juridique et géographique de la ville.

[5] Cf https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/18/en-israel-le-retour-des-kahanistes-a-la-knesset_6077167_3210.html

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