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Billet de blog 29 avr. 2019

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[Archives] De l'abjection au cinéma - et de sa dévoration hollywoodienne

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’est l’histoire d’une pénétration qui a tous les atours du viol. Celle, tant désirée et enfin obtenue, d’une industrie de masse – Hollywood – au sein du dernier espace qui lui résistait – la violence de masse et notre rapport à sa mémoire.

C’est l’histoire d’un film qui, profitant du désert critique de notre société, s’est auréolé de la protection christique de Claude Lanzmann pour effectuer le dernier pas qu’il était demandé à tous, jusque là, de ne pas effectuer : celui de l’individualisation dans la masse, de l’héroïsation dans l’impossible, de la dignification dans le déchet.

Un homme, seul, s’accroche à l’irrépressible besoin d’insensé pour survivre dans les abattoirs de la modernité que furent les camps de concentration nazi. L’intrigue se déroule à Auschwitz, et non à Treblinka où, on le sait, 800 000 personnes furent exterminées en quelques mois, sans la moindre possibilité d’intrigue de leur côté. À Auschwitz, où les camps ne furent pas effacés, où des survivants survécurent, où des écrivains écrivirent, où l’extermination côtoya la concentration et où finalement la libération – celle qui produirait d’autres formes de cadavres de masse – intervint tardivement et marginalement, un reste permit à quelqu’un, quelque part – et ce quelqu’un, quelque part, s’appelle Laslo X – de penser que l’on pouvait encore s’y accrocher. Ce s’y, celui que l’on avait cru définitivement aboli en ces espaces neutralisés, c’est celui de l’intrigue, ou du moins du semblant d’intrigue.

Laslo X sait trop bien à quel point il serait grossier d’en proposer une pleine, entière, d’intrigue, en ces lieux. A quel point ces espaces furent, au mieux, ceux du fragment. Il sait aussi parfaitement l’interdit qu’a représenté l’adoption du point de vue de la victime dans la cinéphilie occidentale. Il sait finalement et cependant qu’il y a une place à prendre. Alors il filme en défragmenteur éhonté, respectant d’apparence ses aînés, ces tombes pharaoniques pleines de sens qu’il s’apprête à profaner, plaçant hors-champ ce qui devrait l’être, embuant le reste qui est l’essentiel pour qu’on le devine sans avoir à voir. Pourquoi nous l’épargner, alors que la fidélité historique, l’objectivité et que sait-on encore figuraient comme crédo dominants dans le cadre de la promotion massive du film ? Peut-être parce qu’il y avait une place à prendre, et que ce film, simulacre parfait, n’avait d’autre sens sens que celui de la prise de la place qui restait à prendre. Qui dit place à prendre dit système prêt à accueillir, pouvoir prêt à gratifier. Hollywood prêt à sanctifier.

Laslo X savait trop bien à quel point il lui faudrait lutter contre l’indécence pour se prendre cette place – faute de quoi sa démarche serait justement condamnée à cette aune, celle de l’indécence, et de place, il n’y aurait alors point à prendre, et de gratification, point à tirer. Il sait qu’on ne gagne droit à aucune place en montrant l’indignité, le cadavre, le déchet. Que l’image devient alors trop contaminante, trop proche de la vérité. Alors il joue des coudes et des codes, et, après avoir construit la première partie de son film comme une mise en abyme de notre condition – de spectateurs – à travers son héros. Ce spectateur, comme nous, se voit toujours préservé (à l’exception d’un ou deux coups ici et là reçus avec légèreté) du sort systématiquement réservé « dans la réalité », dans les camps aux voyeurs de son espèce – à ceux qui, désactivés par le harassement et la mort qui guettait, se contentaient de traîner et de regarder, ayant quitté le domaine de l’action, ceux qu’alors l’on appelait musulmans. Il le fait pour nous montrer sans que l’on ait à voir, pour donner à son œuvre à la fois tous les gages de respectabilité et de véridicité, sachant parfaitement que de reconstitution à laquelle il prétend il n’y eut et il n’y aura jamais, car de camps d’extermination nous n’en trouvâmes jamais tout entiers – soigneusement détruits et cachés qu’ils furent dans le repli nazi. Alors il le fait, dans un souci d’effet de réel particulièrement soigné, nous faisant traverser par une série de tricks scénaristiques et visuels l’ensemble de la machine de mort nazie sans coup férir, ainsi artificiellement reconstituée, dans une incomplétude qui soudain justifie l’absence de mise en visibilité de ce qui, dans l’indécence d’un regard plein, lui aurait la place retiré. Il le fait, en se nourrissant baveusement de toutes les sources, de tous ces fragments que l’on retrouva au sein des camps de concentration, pour les condenser impitoyablement, leur donner une illusion d’unicité, nous écraser par leur soudaine et artificielle condensation, qui pourtant tue l’idée même qu’il voudrait véhiculer, celle d’une subjectivité radicale, nouvelle car fait d’une individualité. À l’image de l’un de ces jeux vidéo contemporains aux univers ouverts, où l’on peut se balader sans danger ni crainte particulière, qui utilisent la caméra subjective pour nous permettre l’immersion la plus parfaite dans leurs mondes et l’identification absolue au héros choisi, M. X nous rend admirateurs privilégiés d’une muséification artificielle, dont il nous a par ailleurs été rabattu des mois durant l’intégrité parfaitement nouvelle, et donc sa valeur, renforçant ainsi notre impression de privilège à l’heure d’y assister.

Mais ce n’est pas tout. Il faut bien entendu, à cette balade et visite guidée, à cette reconstitution en forme de parc d’attraction – simulacre de la ville et du monde, aux montagnes russes emportés –  donner une explication. Un propos qui rendra le film digestible, primable. Qui permettra de subvertir aux réticences que susciterait seule cette reconstitution, et de définitivement prendre place. Laslo X sait trop bien à quel point une héroïsation trop grossière de cette subjectivité qui est la nôtre lui aurait valu l’hallali des pontes – de ces pontes qu’il a si sciemment, si doucereusement recherchés, Libération ayant parfaitement montré à quel point Lanzman et Didi Huberman tinrent une place à part dans les dossiers de presse et la campagne promotionnelle qui a entouré ce film, censé faire « événement dans l’histoire de la représentation » – halali qui l’aurait condamné à n’être qu’un agent du spectaculaire, d’un Hollywood dévorant et dénué de la moindre éthique, de la moindre idée esthétique, à l’image de la Liste de Schindler et d’autres échecs – historiquement parlant – programmés.

Alors Laslo X, qui sait ce qu’il fait, qui sait qu’il lui faut bien, pour être primé et intégré, innover, brode une narration autour d’une quête de l’insensé, présentée comme seule issue possible pour survivre à cette folie collective partagée – tant par les Nazis, pour les raisons que l’on sait, que par les sonderkommandos occupés à résister, « alors qu’ils sont déjà morts », comme cela est rappelé dans le film. Face à la rationalité de l’absurde, celle des camps, Laslo X invoque la poétique de l’insensé, et s’emploie à démontrer la rationalité de l’irrationalité, celle qui vise à redonner une sacralité à la mort dans un contexte où tout n’est plus que déchet. Face aux tentatives de reconstitution et de résistance à la perte de sens qui peuplent les camps, l’auteur du film – ou plutôt dirions-nous, de ce monument d’arrivisme  – prend le parti de cet homme désabusé – cet homme qui, rappelons-le, aurait été en réalité historique un simple musulman, achevé aussitôt son délire commencé, par ses camarades, ses kapos ou ses allemands – qui va survivre de façon parfaitement hollywoodienne au nom de l’absurde, de l’absurde réalité, celle à laquelle tout devrait se résumer, celle de la sacralité, jusqu’à une dernière épopée.

Cet anti-héroïsme, qui s’inverse naturellement sous la caméra de Laslo X, vise à recréer de l’individualité là où elle n’a jamais existé. Et c’est là, en cela, qu’il n’est que viol, et, en l’occurrence, viol du sacré, de ce sacré partagé par tous, survivants et assassinés, qui en réalité durent céder leur vie sans ne jamais avoir eu l’opportunité de se livrer à ces sortes de simagrées.

Il n’existe aucun droit à recréer de l’individualité là où elle n’a jamais existé, là où elle n’a pas pu exister. Nous n’avons pas le droit d’inviter l’individu là où il a été exterminé, comme concept autant que comme réalité. Nous n’avons pas le droit de faire sourire l’enfer face à un enfant confronté. De lui faire accepter un destin, soulagé, qu’il n’aurait jamais dû épouser. Nous n’avons pas le droit au lyrisme, à l’esthétisation et à la fictionnalisation du lieu et de l’événement qui ont représenté l’effondrement et l’achèvement de chacune de ces trois possibilités. Nous n’avons pas le droit d’ainsi le filmer, et nous nous sommes pour cela interdits, tout ce temps, de le récompenser. Nous n’en avons pas le droit, à moins de céder sur ce qui leur permis à eux – victimes que nous ne serons jamais, à la hauteur desquelles nous ne nous hisserons jamais – de garder une once d’humanité: leur droit à ne pas avoir résisté, qui suscite notre devoir d’admettre cette impossibilité.

Cette once d’humanité que ce même Hollywood, qui a récompensé par un Oscar cette pénétration enfin heureuse, enfin unanime, c’est-à-dire universelle, du dernier espace qui lui résistait, celui des camps, commençait à leur retirer il y a soixante ans, sous la férule d’un John Ford alors aux ordres du pouvoir états-unien, prêt à laisser exposer cadavres et musulmans, dans leur chair et cachottés, traînés par un bulldozer vers l’inhumation à laquelle ils n’eurent jamais droit, ces fosses communes à la toute hâte tracée, sur des films bientôt montrés au monde entier – mais qui là encore, y compris dans cette violence abjecte, s’en tint à la dignité minimale du neutre, à celle du désengagement.

L’appropriation d’une vie qui n’est pas sienne, son héroïsation – même absurde, même improductive, même mortifère – par le biais d’une caméra subjective portant sur un destin qui n’a pas existé, qui n’aurait jamais pu exister, au titre d’une soi-disant reconstitution historique « apte à tous les publics », dysneylandisée, est une dernière, une énième, une brûlure de trop pour des victimes qui ont déjà tout traversé.

Celle qui leur retire à jamais, ce droit à la dignité.

Non il n’y eut pas de corps inhumé, sacralisé à Auschwitz. Non, il n’y eut pas de « héros » à Auschwitz. Non, personne ne put voir ce qu’était Auschwitz, dans son intégralité, et en rescaper dans le soulagement et une forme de paix. Et oui, il est temps, soixante-dix ans après, de l’accepter. D’accepter qu’il n’y aura pas de rattrapage, pas de deuxième session, pas de récupération possible sans indignité. Pas de recréation possible d’une forme d’individualité dans ce qui fut le lieu de l’invention de la masse. Car toute recréation d’une quelconque forme d’individualité, d’intrigue, en ces lieux, n’aurait qu’un seul but: nous, à leur détriment,  sauver. Et d’admettre ainsi enfin, à jamais, qu’il y eut, dans ces lieux, un effondrement que nous ne pourrons jamais entièrement concevoir et a fortiori visualiser, car ce fut un effondrement dénué de regards et de visages, car ce fut un effondrement qui, par son incomplétude, empêcha les bourreaux eux-mêmes d’atteindre cette unicité à laquelle ils prétendaient. Cet homme, ce spectateur que M. X a souhaité nous montrer et nous faire incarner, n’ont jamais existé. Car nous ne voulûmes pas, nous ne sûmes pas le faire exister. Car du fait de ce choix, ils ne purent le faire exister. Soixante ans après, nous n’avons pas le droit de réinventer une narration et un sens au sein de la Shoah. Car d’histoires et de sens, nous n’en voulûmes, nous n’en sûmes en faire exister. Et car du fait de ce choix, ils ne purent le faire exister.

Que ce film ait eu un Oscar, rien de plus attendu. Voilà l’esthétique et la narration hollywoodiennes repues dans leur velléité d’universalité, d’intégration et de totalisation. Voilà ce film de niche récompensé pour sa capacité à effectuer une entaille définitive dans ce qui demeurait le dernier espace sacré jusque là préservé, permettant de rendre parfaitement circulaire la domination d’un système sur les autres, et de rendre entière la capacité au discours d’une industrie jusque là, sur ce dernier point, inhibée. Que Laslo X jouisse de sa fortune et de sa position ainsi acquises, rien de plus naturel : la traîtrise paye longtemps, comme nous le découvrîmes il y a soixante ans. Que nous ne nous soyons pas insurgés, que nous l’ayons accepté, que nous l’ayons ingurgité, ce film et cette récompense, cela dit cependant de nous, en tant que société, en tant qu’appareil critique, une chose, certes percevable depuis un temps, mais jamais acquise jusqu’alors en tant qu’évidence définitive : notre vassalisation acculturée, la dissolution définitive d’un socle d’un regard nés de l’après-guerre et qu’il fallut beaucoup de courage pour créer, nourrir, maintenir et conceptualiser, afin d’effacer notre indignité passée, regard que tous les Kapo du monde n’avaient pas su écraser.

Nous voilà cependant aujourd’hui prêts à tout recommencer.

(Initialement publié le 27 février 2017 sur le blog du Monde)

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