Récemment porté par Mediapart, notamment, un débat a surgi sur la doctrine des écologistes qui serait peu claire ou éclatée. Pourtant, des éléments centraux la structurent depuis la naissance du mouvement écologiste : la lutte contre la technocratie et une vision alternative de ce que cette dernière promeut.
Ce qui définit la technocratie n'est pas, comme on le dit souvent, la haute fonction publique lorsqu'elle reste au service de la collectivité, mais l'ensemble des grands appareils industriels et financiers dont les haut-fonctionnaires prennent de plus en plus souvent la direction après avoir « pantouflé », selon le terme en vigueur chez les polytechniciens depuis le 19e siècle, soit glissé vers le secteur privé. Ces grands groupes (surtout ceux du BTP, de l'énergie, du transport international, de la chimie de synthèse, de l'agriculture industrielle, de la santé, de l'armement, du traitement des eaux et des déchets, du numérique et la trame bancaire qui les finance) sont tellement gigantesques, tant par leur actionnariat que par leur chiffre d'affaires et leur emprise planétaire, que ce ne sont plus des familles bourgeoises qui les possèdent mais des myriades d'actionnaires et des institutions, notamment des fonds de pension. Ils programment et fondent leur essor sur les technosciences et la recherche-développement. Les grandes infrastructures qu'ils mettent en place exigent centralisation, expertise et mobilisation de grands moyens bancaires. Divers travaux ont montré qu'ils sont à l'origine de 75% des pollutions et émissions de gaz à effet de serre. Les appareils technocratiques s'épanouissent aussi bien en régime capitaliste que dans les économies centralisant leurs moyens de production et dirigées par un parti unique.
C'est l'opposition à la technocratie qui, au fond, structure l'écologisme – l'écologie politique distinguée de l'écologie comme discipline scientifique – pour plusieurs raisons essentielles. D'une part, la non foi dans la capacité des seules technologies (telles la captation du carbone) à produire du bien-être et à régler les immenses problèmes écologiques repose sur l'expérience et les constats historiques d'échecs des pseudo-solutions préconisées dans le passé. Si la protection de la nature est dans les gènes du mouvement écologiste, il ne peut que s'opposer aux procédés et infrastructures qui la détruisent ou qui portent de nombreux risques, d'où sa contestation de l'électro-nucléaire ou de la fracturation hydraulique. Outre la vision globale anti-productiviste – foncièrement opposée aux logiques technocratiques qui favorisent la croissance économique indifférenciée – menant à plus d'efficience et de sobriété dans l'usage des ressources non renouvelables, l'écologisme préconise un double mouvement de relocalisation maximale de l'économie et de décentralisation des unités de production.
Par exemple, alors que la technocratie, en matière d'ENR, ne jure que par les grands parcs éoliens et les centrales solaires (et ce depuis 60 ans), il favorise les unités de production modestes, décentralisées et autogérées (type petites éoliennes de quartier et de communauté rurale) voire la production éclatée du solaire thermique ou photovoltaïque sur les toitures des particuliers ou des hangars et autres bâtiments ; ce qui n'interdit pas de construire des parcs pour alimenter des besoins industriels ou de transport en commun.
Les autres luttes que les écologistes rejoignent (valorisation des services publics, réduction des inégalités sociales, pouvoir d'achat réel et non contaminant, féminisme, anti-discriminations, etc.) sont de la plus grande importance mais non spécifiques au mouvement écologiste et secondaires par rapport à cette colonne vertébrale qui les fait tenir debout et les différencie de leurs alliés. Au total, l'anti-technocratisme écologiste se distingue des sensibilités environnementales tant des droites qui sont toutes productivistes, que des gauches qui le restent (partis communistes notamment), ainsi que des partis centristes ou socialistes avec lesquels de nombreuses convergences peuvent surgir mais qui continuent de valoriser les solutions surtout techniques, la croissance indifférenciée et les centralisations productives (type fermes-usines).
C'est pour ces différentes raisons que le combat contre le capitalisme – aux effets accélérateurs de destructions – ne saurait suffire aux écologistes et que leur doctrine est au fond assez claire si l'on tient compte de l'histoire du mouvement.
Par Salvador JUAN*
* Salvador JUAN est Professeur émérite de sociologie à l'université de Caen Normandie. Auteur d'une thèse sur l'habitat solaire (en 1985) et co-auteur de livres tels que Le littoral en tensions (PUC, 2019) et La technocratie en France (Le Bord de l'eau, 2015). Derniers ouvrages parus sur ce thème : La transition écologique (Eres, 2011) et Démocratie contre écologie ? (2022, Le Bord de l'eau). Cf. aussi « Technocratie versus écologie », La décroissance n° 191 de juillet 2022, pp, 13-14 ; et « Modes de vie et environnement. Sur la réforme socio-écologique de la consommation », Vertigo, Vol. 21/1, mai 2021, https://journals.openedition.org/vertigo/31808