Le peintre dévorant la femme de Kamel Daoud publié en 2018 s’inscrit dans la collection une nuit au musée portée par la maison d’édition Stock. Le principe : un écrivain passe une nuit complète dans le musée de son choix, et de cette expérience, il tire un livre.
Kamel Daoud choisit de passer la nuit au musée Picasso de Paris. L’auteur écrit page 44 :
« Je suis un « Arabe » invité à passer une nuit dans le musée Picasso à Paris, un octobre au ciel mauvais pour le Méditerranéen que je suis . Une nuit, seul, en enfant gâté mais en témoin d’une confrontation possible, désirée, concoctée. »
Kamel Daoud a donc choisi, préparé, désiré, sa rencontre avec Picasso, l'archétype de l’artiste prédateur.
À ce sujet voir la vidéo humoristique de c’est une autre histoire qui résume le travail de Sophie de Chauveau ( L'autrice a écrit notamment Picasso, le minotaure 2020 éditions Gallimard ).
« Je vais tenter de comprendre comment est né l'ogre Picasso. Ce Minotaure qui dévore ses proies, ses amours comme la peinture. Celui qui occupe tout le temps, partout, toute la place, toutes les places."
Universellement adulé, Picasso éblouit de son génie tant les artistes qu'il côtoie que ses proches, ses amis ou les femmes de sa vie. Mais cette emprise irrésistible est tout aussi dévastatrice »
Chez Kamel Daoud, on retrouve cette figure du Minotaure dans La préface du nègre, aux éditions Barzakh en 2008. Publié en France sous le titre Minotaure 504 en 2011, recueil de nouvelles dans lequel il se pose la question de son identité algérienne.
Le peintre dévorant la femme a été salué et récompensé comme une critique du fondamentalisme religieux. J’y vois pour ma part un hymne à la sexualité cannibale et à l’art comme prédation. Et une introduction logique à Houris, roman de la dévoration et du viol.
Un hymne à la prédation sexuelle et artistique
Première phrase du peintre dévorant la femme : « L’érotisme est un rite de chasseur » ( page 9 )
Deuxième chapitre intitulé « Un satyre qui viendrait de tuer une femme », il reprend ( page 18 « L’érotisme est un rite de chasseur. Sauf qu’il ne tue pas sa proie. Il la séduit, lui parle, joue de la flûte dans un monde de croquis et d’amnésie volontaires, la met en confiance, l’approche avec des traditions exhumées… »
p 29 Je conclus aux premières heures de la nuit sacrée, aux toiles des premiers mois de 1932 : le baiser est la preuve que tout amour est cannibalisme.
p 30 C’est alors que l’amant, pour pouvoir jouir, tue la femme, détruit le château se transforme en monstre, casse la couronne de l’homme et défenestre ses enfants
Chapitre Les couleurs sont ses dents
p 33 Cette nuit d’octobre au musée, à Paris cœur de l’occident, j’ai pressenti, étrangement, comment un homme pouvait manger une femme, réellement, dessiner son crime, le confesser et être admiré pour ce cannibalisme déstabilisant.
p 35 Un pénis géant se pose sur la clavicule, pénétrant la femme de part en part. La jeune fille n’est plus qu’une jugulaire sous cette possession. Oui c’est de l’anthropophagie érotique. J’ai une nuit pour le prouver.
p 37 Comment manger une femme ?
p 39 La manger car c’est ainsi que l’on peut atteindre un corps dans son plus profond : en goûtant la chaleur de son sang. Tous les chasseurs savent que cette tiédeur qui rend fou, embrasse et pousse à se transformer en animal pour traquer sa proie. C’est ce sang tiède qui est le but, la température de la fourrure, le nœud que l’on veut défaire avec les dents.
p 40 Cette femme est traquée avec peur de la perdre, parcourue dans tous les sens possibles. Picasso semble la peindre à la vitesse folle d’une masturbation en cadence, tentant d’accorder un point culminant dans la possession. C’est une appropriation qu’il tente, totale. J’en suis sûr. Il n’y a pas d’érotisme sans folie de possession.
p 60 la morsure du vampire est un supplice partagé entre lui et sa proie. Car le vampire est un prisonnier. Il ne peut vivre sans sucer le sang d'autrui et, ce faisant, il multiplie ses propres reflets en les contaminant, des vampires comme lui, donc sa solitude en extension, son sort de Narcisse qui ne peut jamais assouvir une fois pour toutes sa soif. L'autre, dans ce narcissisme du sang, étant une source de chair, pas d'eau, où il contemple son reflet, son image, démultipliée par la trace de ses dents pointues.
p 66 mais au bout de la chasse cannibale, quel goût a donc la chair humaine ?
p 74 Comment manger une femme ? Je me pose cette question à 3 heures du matin. C'est l'heure où la nuit est sur un faîte dit-on. (...)Pour manger une femme, la première règle, par exemple, est de la distinguer. Transformer l'accident de sa rencontre en une nécessité mécanique.
p 109 J’imagine une fable monstrueuse : celle où chaque appareil photo, chaque prise, flash, selfie, prend avec lui un morceau de banc, ou une torsion de grillage en fer. Petit à petit. Comme des morsures de piranhas.
Une analyse élogieuse de l’œuvre de Picasso.
Kamel Daoud garde ses critiques pour son peuple, la religion musulmane, et l'Algérie. Il est fasciné par Picasso et ne remet jamais en question les méthodes du peintre, ni les relations toxiques qu’il a pu entretenir avec ses muses. Marie Therèse Walter, épouse de Picasso, dont Kamel Daoud parle abondamment s’est suicidée par pendaison, tout comme son premier petit fils Pablito Picasso qui a ingurgité de l’eau de javel le jour de son enterrement.
Kamel Daoud consacre un chapitre entier à Marie Thérèse Walter qu’il renomme dans son roman Marie-Houri ( nom d’un des chapitres du roman p 149).
p 82 à propos de la femme assise dans un fauteuil rouge. C’est la houri idéale : elle change selon la brise, le désir ou la lumière indirecte d’une fenêtre.
p 149 Marie-Thérèse est peinte comme une houri, mais avant la mort. Les houris sont ces femmes, vierges et éternelles, que l’on offre en récompense au croyant, homme de Dieu, dans un Paradis ouvert après le Jugement dernier.
p 153 les houris ne connaissent jamais les menstrues, la grossesse, l’urine, les besoins, ni les pets, ni le crachat. Toutes les maladies existantes chez les femmes terrestres n’existent pas chez les houris . J’en rêve, mon personnage en rêve.
Kamel Daoud développe aussi dans le peintre dévorant la femme, l’histoire de sa propre sexualité et de ses fantasmes qu’il met en perspective avec les tableaux de Picasso… Nous avons déjà vu son fantasme pour les houris, vierges idéales. Le peintre dévorant la femme développe aussi le fantasme du viol, le fantasme de la femme endormie et le fantasme du corps supplicié.
p 84 Le sexe exhibé de l’Occident
"L’Occident est un corps de femme, un désir qui me torture car hors de la portée de mon appropriation, une nudité exposée en milliards de signes et d’images, spectacles et cultures. Une décomposition morale, une recomposition artistique.
Marie-Thérèse Walter, la femme aux mille corps de Picasso est aussi mon histoire jamais vécue, attendue. Je n’ai vu une femme entièrement nue que vers mes vingt-cinq ans. Avant, elle était une histoire éparse : un téton brun à quatorze ans, une cuisse en été lors du retour d’une cousine émigrée en France, la croupe d’une femme dans une publicité (…)
L’obsession de la virginité interdisait l’accès à l’entrecuisse des jeunes filles embrassées, on vivait le sexe comme un monde invisible et pesant
Fantasme du viol
p 36 Épuisant allers et retours entre le sexe et la toile. Comme pour le confirmer, son modèle de l’année 1932 parlait de viols et de peintures ; en alternance de plus en plus désespérée. « Il viole d’abord la femme et puis après on travaille » , confiait Marie-Thérèse.
p 56 Dans le chapitre une toile : femme allongée, nue
Abdellah pourra violer puis peindre, les yeux fermés, l’esprit hypnotisé par ses croyances. Il marchera dans son Paradis en marchant sur mon corps.
Fantasme pour les corps immobilisés et endormis
p 41 Picasso rêve la femme immobile. Elle devient réceptacle, antre, lieu de repos du sperme.
p 43 Le mangeur de chair devait se dire, au plus secret : "On ne mange pas le vivant ? On peut alors manger le dormant. « Statut intermédiaire entre la chair morte et la chaire impossible. Le papillon épinglé permet de peindre les vols. L’immobilisation est donc la seconde condition pour surmonter le vieil interdit du cannibalisme ».
p76 On calcule le moindre des bruits de son propre coeur dans cette taie. On se fige puis on rampe. On avance. En silence. Il faut immobiliser la femme que l’on veut manger. Alors on lui offre des fleurs pour arrêter son temps. Des parfums aussi pour tromper sa vigilance et faire oublier l’odeur de sa propre famine. On lui parle pour la paralyser.
Fantasme pour les corps suppliciés
p 181 Dans le chapitre intitulé le corps supplicié :
Douze dessins, raconte -t-on, où il accomplit une jonction géniale entre l’orgasme et la mise à mort, le corps et sa souffrance.
p 182 Je me poste alors une question iconoclaste : la crucifixion est-elle un érotisme ? Je me vois tenté de répondre par oui.
Conclusion : Le peintre dévorant la femme n’a rien a envié aux pires dark romances écrites sur Wattpadd et fustigées par la presse, et les élites littéraires françaises. Ces romances plébiscitées par les ados font la part belle aux mâles alpha, et aux relations toxiques . Il y est question de viol et de violences physiques et psychologiques. Dans Captive de Sarah Rivens, la plus célèbre des Dark Romance, le héros colle les mains de celle qu'il désire aux plaques chauffantes, il la séquestre, la viole et la torture "par amour". Les jeunes en redemandent. Le peintre dévorant la femme est certes mieux écrit, s’adresse à un public plus élitiste mais il s’inscrit dans la même logique, celle de l'éloge de la masculinité toxique et de la prédation. Ce roman annonce Houris, le roman que l'Académie Goncourt a choisi de récompenser. Pour écrire Houris, Kamel Daoud a pillé le dossier médical et les détails les plus intimes de la vie de Saada Arbane. Houris est un viol de la première à la dernière phrase, une dévoration de la femme par l'écrivain. En signant ce roman-essai sur Picasso, Kamel Daoud nous livre son modus operandi.
Lettre ouverte à l'académie Goncourt