Le 13 novembre, le collectif Collages Féminicides Paris (CFP) a publié sur son compte Instagram une série de photos de collages sur la situation en Israël-Palestine.
Dans les commentaires, plusieurs de leurs abonné·es ont attiré leur attention sur les dénis et relativisations de l’antisémitisme de ces collages. Le collectif CFP a publié sur son compte, quelques jours après, un communiqué d’excuses, rectifiant les erreurs pointées par plusieurs personnes. Nous saluons cette remise en question salutaire, et remercions le collectif ORAAJ pour le travail pédagogique effectué.
Pour poursuivre ce travail, nous avons décidé d’approfondir le sujet. Notre post n’est en rien un call-out ou une vindicte à l’égard de ce groupe, mais plutôt notre pierre à l’édifice en terme d’éducation contre l’antisémitisme. Ces collages s’inscrivent dans un contexte de solitudes juives depuis le 7 octobre, notamment dans des groupes militants de gauche, féministes et queer.
Si nous ne condamnons évidemment pas tout le travail de CFP, leurs collages sur la situation Israël-Palestine nous ont heurté·e·s et interrogé·e·s. La question peut se poser : à quelques jours de la manifestation du 25 novembre contre les violences sexistes et sexuelles, en tant que Juif·ves, sommes-nous en sécurité dans une manifestation féministe ? Comme toute manifestation, qui est, en plus d’être un temps de revendications politiques et d’expression de solidarités, également un espace d’empouvoirement voire de résilience : y avons-nous aussi encore une place digne et sereine ? Devrions-nous cacher, renier nos judéités ou sinon, serons-nous sommé·es de nous justifier ou de prouver quoi que ce soit ?
Nous invitons les organisations et les voix juives et féministes de gauche à s’emparer de ce sujet, ce samedi en manifestation et après.
- Collage « Les palestinien·nes aussi sont des sémites » : le mot « antisémitisme » dévoyé
Ce collage est peut-être celui qui nous a le plus choqué·e·s car il démontre une ignorance totale du mot « antisémitisme ».
L’antisémitisme veut dire racisme antijuif ; il ne veut pas dire « contre le sémitisme » ou « contre les sémites ». Ce mot a été inventé par Wilhem Marr, journaliste allemand antijuif de la fin du XIXe. Il est l’un des théoriciens ayant développé l’idée selon laquelle la soi-disant « race aryenne », germanique ou indo-européenne, était mise en danger par la « race sémite », c’est-à-dire les Juif·ves, qui sont vu·es comme étant pour toujours « de sang mêlé », sans provenance précise. Nous rappelons qu’en France, ces théories se sont matérialisées par la création d’une Ligue Antisémitique, après le succès commercial du livre de Drumont La France juive, mais aussi par un développement intellectuel et militant d’extrême-droite extrêmement fourni.
L’antisémitisme est donc aussi une idéologie, contre les Juif·ves. L’antisémitisme n’est pas uniquement un mot dont on peut décortiquer l’étymologie de façon déconnectée de son sens politique.
Ainsi, les Palestinien·nes ne sont pas des « sémites » parce que « les sémites » en tant que peuple ou race n’existent pas. Certes, il y a des langues sémitiques, en opposition aux langues indo-européennes. Cette classification linguistique ancienne a été reportée vers une classification raciale dans le contexte du développement du racialisme, c’est à dire des théories racistes pseudo-scientifiques du XIXe.
Mais, le mot antisémitisme désigne exclusivement la haine portée contre les Juif·ves, qui sont désigné·es comme des personnes intrinsèquement « étrangères » aux nations dans lesquelles elles résident.
C’est pourquoi ce slogan collé, « les Palestinien·nes sont aussi des sémites », vient à la fois souligner l’ignorance des colleureuses sur ces éléments racialistes nous venant tout droit de l’extrême-droite, mais aussi détourner l’attention de l’explosion de l’antisémitisme ces dernières semaines en France (plus de 1500 actes antisémites depuis le 7 octobre 2023).
En plus de délivrer le mauvais message, ce collage arrive au mauvais moment : le jour d’une marche nationale contre l’antisémitisme, qu’importent les réserves ou critiques légitimes que l’on pouvait formuler à son encontre.
Ainsi, plutôt que de se tenir à côté des Juif·ves de France pour exprimer leur soutien face à l’explosion des actes antisémites et faire front face aux extrême-droites, des militant·e·s des Collages Féminicides Paris ont brouillé le message en collant un slogan qui oppose, comme nous en avons tristement l’habitude, défense du peuple palestinien sur le plan international et défense des Juif·ves de France sur le plan national. La lecture de nos précédents posts pourra démontrer que l’un n’exclut pas l’autre.
Attribuer aux Palestinien·nes le qualificatif racial de « sémite » n’a donc aucun sens et n’est pas pertinent pour affirmer leur droit à l’autodétermination et s’opposer aux bombardements sur des civil·e·s à Gaza.
- Collage « Soutien au peuple juif décolonial » : un soutien conditionné ?
Nous posons la question : qu’est-ce que le « peuple juif décolonial » ? Une personne juive peut avoir des opinions « décoloniales », mais il n’existe pas de « peuple juif décolonial ». D’ailleurs, la notion même de « peuple juif » est questionnée et questionnable. Nous parlons de minorité juive, plus couramment on parle de « communauté », ou « des communautés juives » : plus rarement de peuples, au pluriel.
Mais le collectif des Collages Féminicides Paris a choisi de coller « soutien au peuple juif décolonial », induisant donc que les autres personnes juives dans leur ensemble n’ont pas son soutien. Il est éminemment problématique de conditionner son soutien à une minorité discriminée en fonction de ses opinions, réelles ou supposées.
Des slogans tels que « soutien aux Juif·ves de France » ou » soutien à tous·tes celleux qui subissent l’antisémitisme », auraient été plus à propos.
En effet, la situation des Juifves de France est extrêmement anxiogène en ce moment : beaucoup retirent la mezouza de leur porte, enlèvent leurs noms des boîtes aux lettres, portent des casquettes plutôt que des kippas, demandent à leurs enfants de ne pas dire à l’école qu’ils sont juif·ves, cherchent à anticiper des attaques ou agressions à leur domicile alors que nous ne sommes pas forcément « visibles » dans le sens de visibilité liée à des tenues ou des objets religieux mais pourtant bien connu·es/identifié·es comme personnes juifves dans nos quartiers.
Nous ne connaissons que trop cette situation de peur et de vigilance.
Les Juifves de France doivent être soutenu·es lorsqu’iels subissent des actes racistes, quelles que soient leurs convictions politiques. Les agresseur·euse·s ne demandent pas aux Juifves leurs opinions politiques avant de les agresser, ils/elles attaquent un·e Juif·ve, les Juif·ves en général. Il devrait en être de même pour les allié·es véritablement antiracistes : l’enjeu est de défendre une personne qui subit une discrimination, pas de se poser en arbitre du conflit israélo-palestinien, et de classer les gens·tes en bon·ne·s ou mauvais·e·s Juifves et d’opérer de facto une « chasse aux sionistes » parmi nous. Ces éléments de language et cette réserve quant à la lutte contre l’antisémitisme n’ont que rarement été aussi poussés depuis des décennies. Aucun·e Juif·ve ne mérite de se faire agresser au titre de sa judéité.
Dans son communiqué, le collectif CFP écrit ne pas avoir perçu le fait que ce collage « soutien au peuple juif décolonial » puisse induire l’idée d’un soutien conditionné. Nous n’avons pas toujours conscience des figures du « bon juif » et du « mauvais juif », mais ce sont des tropes antisémites depuis des siècles : à vous et nous de ne pas continuer à transmettre cela.
La même logique de soutien conditionné agit quand il s’agit d’exprimer de l’empathie après les attaques du 7 octobre : les Israélien·ne·s ne méritent-ielles donc aucun soutien ou aucune empathie parce que citoyen·ne·s d’Israël ?
- Un manque de soutien féministe aux victimes des attaques du 7 octobre (TW mention de violences des massacres du 7 octobre)
Les deux précédents collages que nous avons choisi de relever interviennent dans un contexte mentionné précedemment. Sur le compte des Collages Féminicides Paris, il est impossible de trouver la moindre marque de soutien aux femmes, aux enfants, et à toutes les personnes qui ont subi les terribles attaques du 7 octobre, faisant plus de 1200 mort·e·s. Aucun collage non plus concernant les 236 personnes enlevées, dont des femmes et des bébés, et ceci plus d’un mois et demi après les faits.
Nous savons que le travail militant des colleureuses est un travail bénévole, et que trop souvent, les militant·e·s ont des injonctions à réagir.
Toutefois, il est primordial pour nous de souligner auprès des colleureuses et des autres groupes militants féministes que les massacres antisémites du 7 octobre visant hommes, femmes et enfants, se caractérisent aussi par des violences sexuelles et actes de torture visant spécifiquement les femmes : femmes violées jusqu’à leur casser le bassin, femmes enceintes éventrées, femmes décapitées, brûlées, corps de femmes assassinées exhibés devant la foule… Si le qualificatif de « féminicide » pour qualifier les actes du Hamas ne fait pas consensus, même au sein de notre organisation, il n’y a aucun débat sur l’existence des violences ayant spécifiquement visé les femmes lors des massacres.
Nous déplorons de ce fait que les groupes féministes de notre camp politique soient restés si silencieux face à celles-ci.
De nouveau, nous nous retrouvons au milieu des silences d’une partie de la gauche, et de l’instrumentalisation de la droite. Mais nous refusons de nous taire. Parler de ces violences, qui nous traumatisent en tant que femmes et minorités de genre juifves, est indispensable.
Ces actes ignobles ont été filmés, souvent en direct, et mis en ligne sur les réseaux sociaux, envoyés aux familles via les portables des victimes, leur imposant une véritable torture psychologique.
Devant ces atrocités, nous déplorons dans les rangs féministes, une réticence à poser les mots tortures physiques et psychologiques, viol comme arme de guerre, violences sexuelles, victimes, enlèvements.
Oui, il s’agit de crimes contre l’humanité. Non, il ne s’agit pas d’actes de résistance.
Nous voyons ici à l’oeuvre des processus que nous connaissons bien et les colleureuses aussi : la silenciation et la relativisation des violences que subissent les femmes.
Certains silences, dénis et justifications face aux crimes, certains manques de soutien font mal, et surtout quand il surgit dans nos rangs, parmi les militant·es féministes et antiracistes.
Où sont vos « je te crois » pour les Israélien·nes ?
Pourquoi alors cela se produit-il ?
D’une part, la déshumanisation des vies juives est une constante en France ces dernières années. Sans refaire toute la chronologie, les manifestations après le meurtre d’Ilan Halimi ont déplacé peu de non-juifves. Après les attentats du 7 janvier 2015, le fameux « je suis Charlie » a bien vite éclipsé les victimes juives de l’Hypercasher.
D’autre part, depuis le 7 octobre, lorsque qu’une personne attire l’attention sur les violences subies par les personnes israéliennes lors des attaques, elle est immédiatement soupçonnée de nier la souffrance des Palestinien·ne·s.
Nous croyons qu’il est possible de concilier les deux, de voir les souffrances d’où qu’elles viennent.
D’un point de vue féministe, cela semble être le B.A.ba : le soutien à une femme ou minorité de genre victime de violences ne doit jamais être conditionné à une inspection des circonstances de ces violences : sa tenue, l’heure qu’il était, et dans le cas présent, la nationalité des victimes.
Le 14 novembre, nous avons appris la mort de Vivian Silver, tuée le 7 octobre au kibboutz Beeri. Cette femme juive était une militante pour la paix, et comme de nombreux·ses habitant·es des kibboutzim proches de Gaza, elle « accompagnait des Palestinien·nes dans des hôpitaux israéliens afin d’être soigné·es » et « elle luttait pour documenter les abus des forces de sécurité » (voir le post de Tenoua).
Peut-être n’est-il pas réellement question de savoir si Vivian Silver « mérite » ou pas un collage CFP, peut-être est-il tout simplement question de ne pas voir le monde en noir et blanc, de manière binaire. Devant la masse d’informations et d’images, la tentation de la simplification et de l’action réactionnelle est grande. Les instrumentalisations politiques, souvent populistes, sont nombreuses.
Nous appelions dans notre texte du 8 novembre à la nuance et aux discernements de nos allié·es. Nous réitérons notre appel et essayons d’en faire preuve également.
Dans un conflit aussi complexe, une chose reste simple, à nos portées à tous·tes, c’est de manifester du soutien et de l’empathie aux personnes qui ont subi un massacre, quel que soit leur « côté », ainsi qu’aux victimes de l’antisémitisme et tous les racismes dans notre pays et partout dans le monde depuis le début de la guerre.
Le comité féministe queer des JJR