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Billet de blog 15 janvier 2014

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Les relations humaines et la relation client (contribution à l’intelligence d’une question qui dure)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Mon cher ami, m’avait-il dit, vous verrez, les Relations humaines connaîtront un développement considérable ; les nerfs des grandes entreprise sont beaucoup trop tendus. »

René Victor Pilhes. L’imprécateur (1974)

Les deux formules sont des slogans que nous ont pondus les idéologues de l’entreprise à différents moments de son histoire. Les relations humaines (au pluriel), que moquait Pilhes en 1974, semblent plus anciennes. La relation client (au singulier, tiens, tiens) est une autre innovation sémantique. Monsieur Jourdain s’étonnait d’apprendre que, lorsqu’il ne s’avisait pas de faire des vers, il faisait de la prose. La ressource humaine salariée, elle, apprend de la bouche de son manager ou d’un quelconque formateur, que, si depuis longtemps elle croyait faire de la relation client, elle avait cependant besoin de s’initier régulièrement aux « dernières découvertes » de la psychologie et de la sémantique. On verra comment ces manières, loin d’apaiser les relations dans le travail, en arrivent à accroître le malaise dans toutes les relations.

Les relations humaines

Génie de la langue française, les deux lettres RH seront conservées plus tard pour ressources humaines. Wikiped écrit : « Bien que d'apparence "semblable", il ne faut pas confondre les relations humaines et les ressources humaines ». En effet, ce sont plutôt deux « moments » dans l’évolution de la gestion du personnel, du « facteur humain ». Dans cette évolution,la France est comme d’habitude à la traîne des Etats-Unis, mais, comme souvent, elle montre pour la rattraper un zèle assez pathétique.

Les relations humaines sont généralement associées à l’école d'Elton Mayo, psychologue d’entreprise, mais dans l’anglais courant, on parle plus crûment d’industrial relations ou d’employer-employee relations. Quant au management stratégique des ressources humaines (human ressources), il est apparu plus tard, comme on verra.

Cette dernière formulation a-t-elle quelque chose à voir avec le livre de Samuel Pisar[1] qui l’emploie, lui, au singulier ? Ce n’est pas prouvé. Mais il semble évident que la problématique avait déjà été exposée magistralement par Joseph Staline : « L’homme, notre capital le plus précieux ». Il s’agit en effet d’industrialiser l’usage ou l’utilisation des ressources humaines salariées, comme Staline en son temps voulut industrialiser l’agriculture avec les dégâts que l’on sait.

Le discours managérial est singulier, surtout en France. Il croit suivre une mode venue d’Amérique comme le twist ou le twitter. Il fait référence à Peter Drucker et fait sa révérence à Tom Peters (le « théoricien» du chaos management.). Il tique un peu quand on lui fait remarquer que les innovations qu’il propose dans les comportements en rappellent souvent d’autres en usage dans certaines sectes de décervelage. Mais il hausse carrément les épaules quand on lui suggère de rendre hommage à d’illustres devanciers comme Goebbels, Staline ou Mao.

Ainsi cette façon de se féliciter et de s’auto congratuler. Léonid Brejnev le disait déjà en 1976 devant une assemblée de bureaucrates dociles : « Ca vous fait certainement plaisir d’applaudir, et moi, cela me fait plaisir d’entendre vos applaudissements. »

Il est vrai que « le management à la française » a beaucoup emprunté à la langue de John Wayne : process, killer, cost-killer, et staff. Mais il faut reconnaître que ce même « management à la française » a su innover et remplacer ce dernier « staff » par un mot bien français : collaborateur.

Comme on sait, ce mot a longtemps été assez innocent dans le sens : « Celui, celle qui travaille de concert avec un ou plusieurs autres à une œuvre commune. »

C’est sans doute ce sens que lui donnaient les gestionnaires des ressources humaines quand ils ont décidé de l’utiliser en place des termes précédemment utilisés : salariés, employés, personnels, voire ressources humaines… Sans doute voulaient-ils souligner ainsi une caractéristique du « management participatif »[2] qui revient à la mode régulièrement quand le temps le permet.

Mais ils semblaient avoir alors négligé le sens que l’histoire récente de leur pays a donné à ce mot. On dira que c’est faire preuve de mauvais esprit d’entreprise que de faire allusion à la politique préconisée par Philippe Pétain. Mais on trouve les lignes qui suivent dans un manuel de management :

« Le changement managérial ne se heurte en général pas à un mur homogène de résistances. Quelle que soit l’importance de celles-ci, il se trouve toujours des acteurs pour soutenir le changement et l’appuyer. Ils ont parfois leurs raisons propres, tactiques ou politiques, qui s’opposent à celles des résistants[3]

On pourrait en conclure que les relations humaines en entreprise sont de deux ordres : la collaboration et la résistance.


La relation client

La relation d’une entreprise avec ses clients peut aussi bien être envisagée sous ces deux aspects : la collaboration et la résistance. La relation client (Customer Relationship) est parfois violente et on demande d’ailleurs souvent au vendeur d’être agressif. Mais il ne faut pas perdre de vue que le vendeur, le « commercial », n’est que le délégué salarié du marchand.

Toute « relation commerciale » fait l’objet d’un contrat et ce contrat peut être verbal. On l’apprend dans des petits cours d’initiation au droit commercial et l’exemple le plus fameux est celui de l’achat d’une baguette de pain. Le « relation client », c’est alors le sourire de la boulangère qui vous accueille et sa question avant de vous encaisser : « Et avec ça ? »

C’est ce sourire et ce « Et avec ça ? » que des psychologues et des sémiologues ont étudiés, analysés, disséqués, afin de fournir, à une armée de « formateurs » et d’ « experts », des transparents par milliers et des « modules » de relation client. Tout cela parce que parfois vous ne pouvez pas encaisser la boulangère ou qu’elle fait des efforts visibles pour vous encaisser car elle est très professionnelle.

Dans une grande entreprise qui pratique le « management », chacun a pu subir, comme salarié, ce type de « modules » et de « formations » qui reviennent régulièrement, comme la grippe ou les modes vestimentaires, dans les équipes de vente, de « service client » et d’après-vente. Chacun a pu aussi les subir, comme client, comme consommateur, en appelant une plateforme de vente, de « service client » ou d’après-vente. Ou même comme client potentiel à qui des « téléprolétaires pro-actifs »  veulent placer des fenêtres «durables » ou des portails d’accès sur le village mondial. On ne sait ce qui est le plus pénible : respecter fidèlement des scripts qui ont été « pensés » par des « experts » qui n’ont jamais exercé ces métiers (ou qui, s’ils l’ont fait, se sont empressés d’en changer) ; ou subir des réponses toutes faites, formatées, qui se rapprochent souvent du foutage de gueule.

Ces scripts ont en commun de suivre des modes managériales (qui changent avec les « écoles d’experts » : il faut bien faire marcher ce commerce-là, aussi) et de faire la chasse aux mots noirs. Les mots noirs sont généralement distribués sur la colonne de gauche, les mots bleus sur celle de droite, sur le « mode » :

Ne dites pas

Dites

Un instant

Je vous prie de bien vouloir patienter

Vous êtes toujours là ?

Je vous remercie d’avoir patienté

Non.

Je comprends, mais…

Aveugle

Non voyant

Bavure

Dommage collatéral

Orphelinat

Etablissement d’enfants de parents non vivants[4]

Problème

Ce dernier mot pose vraiment problème. Peut-on d’ailleurs le qualifier de noir ? Ce n’est pas très « politiquement correct ». Inconvénient, contretemps, dysfonctionnement peuvent paraître plus savants, mais ces mots ont quand même des gueules de synonymes. On pourrait dire comme dans la chanson qu’ « on déplore un tout petit rien ».[5]

S’obstiner à ne vouloir pas employer le mot problème part sans doute d’une bonne intention. Mais le problème persiste et même crève les yeux. Celui à qui l’on s’adresse, qui a voulu soumettre un problème, c’est-à-dire le client, risque d’en venir à penser que, refuser d’employer le mot, c’est vouloir nier que la chose existe.

Pourtant, comme le dit un expert : « DANS NOTRE ÉCONOMIE DE MARCHÉqui peut ignorer le client ? Personne. Désormais, le client est partout. Il est très exigeant. Il a beaucoup de besoins. On court après lui et on apprend à bien le connaître. Sans lui point de salut !  » [6]

Il nous apprend en outre qu’en 2010, Auchan a décidé « rien moins que de ''réenchanter'' l’hypermarché pour « améliorer le pouvoir d’achat et la qualité de vie du plus grand nombre de clients ». Et le distributeur met le paquet pour progresser par l’écoute client. Il lance une démarche « La voix des clients », dispense de la formation « Si j’étais client » et pratique des « parcours clients » (2). And last but no least, il publie un manifeste « Vivons mieux. Vivons moins cher. » Où il est question de « s’inscrire au cœur de la vie des clients en garantissant à chacun d’eux des principes d’éthique, pour améliorer leur quotidien ». Bref, le client devient le roi des rois pour qui tout est possible même l’impossible. »

De la même façon que les bureaucraties d’inspiration stalinienne prétendaient servir le prolétariat, le management commercial prétend mettre tout en œuvre pour servir le client. On pourrait imaginer qu’à la « dictature du prolétariat » a succédé la « dictature du client ».

Mais dès les années trente du siècle dernier, il n’a pas échappé aux observateurs attentifs que cette prétendue « dictature du prolétariat » était en réalité une dictature du parti et de sa police sur le prolétariat. Certes il est arrivé que ces observateurs soient éliminés physiquement par la police politique, parce que cette fiction d’un prolétariat souverain était nécessaire au maintien au pouvoir de la bureaucratie comme classe.

Mais les sociétés démocratiques où nous vivons, la fiction du client roi est à usage interne. La transparence va de soi et il suffit de lire la presse économique pour ne pas ignorerqueles entrepreneurs ont fait leur cette maxime : "Le concurrent est notre ami et le client est notre ennemi." Parfois même, les ententes vont si loin entre les prétendus concurrents que la justice doit s’en mêler à la demande des consommateurs.

Malaise dans les relations. Epuisement des ressources humaines.

L’idéologie managériale qui règne dans les grandes entreprises n’est pas sans rappeler l’idéologie froide que décrivait Costas Papaioannou, mais il parlait des bureaucraties totalitaires et du type de foi qui y sévissait :

« Cette foi ne comportait la moindre fidélité ; l’enthousiasme de tous s’accommodait fort bien de l’incrédulité de chacun. L’unanimité dans les applaudissements, et plus encore peut-être la communion dans les malédictions, donnaient l’illusion  de la communauté et les apparences de l’unité à la foule de solitaires, de sceptiques et d’indifférents dont la réunion passagère et superficielle forma le premier mouvement dans l’histoire des partis politique qui s’enorgueillît de son « monolythisme ». L’obéissance réclamée était d’autant plus aisément acceptée qu’elle n’impliquait aucune adhésion personnelle réelle : les préposés au «culte de la personnalité » pouvaient dès lors en changer souverainement les signes et faire du « maître vénéré » un simple bouc émissaire. Cette dépersonnalisation des chefs, livrés totalement à l’appareil de propagande qui les lance et les retire de la circulation comme s’ils n’étaient que de vulgaires articles de ménage, révèle la véritable nature du «culte de la personnalité » : par delà ses apparences religieuses, l’idéologie dégénérée ne se distingue qu’à peine du slogan publicitaire.[7]

Bien sûr, certaines de ces lignes peuvent sembler extravagantes, appliquées à la vie en entreprise. Papaioannou décrivait la situation de l’URSS qui avait connu le stalinisme, la terreur généralisée, jusqu’à la terreur dans la classe bureaucratique[8], les aveux dans les procès de Moscou, l’autocritique dans des camps de rééducation ; puis la déstalinisation. Et la terreur dans les grandes entreprises n’a pas encore atteint ce niveau de violence.

Mais, avec le recul, les analyses de Papaioannou sur le fonctionnement des bureaucraties totalitaires s'appliquent au management des ressources humaines dans ces grandes entreprises. On répète des slogans auxquels personne ne croit et on fait semblant d'adhérer à des solutions que de nos jours on appelle des « process ».

C’est sans doute ça le progrès depuis le goulag : les process ont remplacé les procès. Aujourd’hui, on sait que l’excellence-client que l’on affiche, le goût de l’excellence qu’on prêche en entreprise, ont un « coût » [9]: c’est le malaise au travail qui va parfois jusqu’au « burn-out », au « karochi », voire à jusqu’à l’autodestruction parfois flamboyante.

Ce qui distingue principalement cette idéologie froide de l’idéologie managériale contemporaine, c’est le culte de la personnalité. En 1967, Papaioannou décrivait ce qui avait prévalu en URSS jusqu’à la mort du Petit Père des Peuples ; ce qui se poursuivait en Chine avec le Grand Timonier ; et ce qui a perduré quelques années encore avec Hojda en Albanie et Céaucescu en Roumanie ; et qui se poursuit de nos jours en Corée du Nord.

Certes, des entreprises « innovantes » ont pu sacrifier au culte de la personnalité (Bill Gates, Steeve Job). Mais ce qui rapproche les deux idéologies, ce sont surtout les pratiques et les comportements qu’elles entraînent pareillement : la langue bois, la manipulation, la police de la pensée et le déni de réalité.

La langue de bois et la chasse aux mots noirs.

Pour contrôler l’emploi des mots, les « manageurs », « formateurs » et « experts » mettent en avant les expériences d’une psychologie comportementale et statistique. On peut sourire des prétentions « scientifiques ». Mais il préférable de rappeler ici que cette façon d’employer les mots, de prescrire l’usage de certains mots et de proscrire l’usage d’autres mots, est une pratique de tous les pouvoirs qui prétendent dire la vérité.

Cela allait de soi quand les prêtres disaient la parole divine. Le mythe était séculaire. Les Romains savaient s’adapter et finirent par adopter le mythe chrétien. Mais le mythe a fini par se séculariser.La Révolutionanglaise fut la première des révolutions modernes à découper un roi, mais elle resta religieuse et conserva une version du mythe chrétien.La Révolutionfrançaise, qui fut aussi religieuse comme le signale Tocqueville, prétendit fonder un nouveau mythe, républicain, laïc, celui-là : culte de l’Etre Suprême et calendrier révolutionnaire.

Certes, ces gadgets n’ont pas duré, mais le contrôle de l’emploi des mots est devenu au XXème siècle une caractéristique des régimes totalitaires. On a pu parler alors de novlangue et de langue de bois. Et ce sont bien ces façons de faire qui caractérisent aussi l’idéologie managériale.

La manipulation et l’injonction paradoxale

L’injonction paradoxale la plus courue dans le management contemporain, c’est évidemment : « Soyez autonome » ou « Prenez des initiatives en respectant les process ».

Elle n’est pas sans rappeler les principes inculqués pour un être « un bon communiste » : « étudiez la pensée de Marx (ou de Lénine, ou de Mao) et suivez la ligne du Parti ». On connaît la définition qui était donnée du déviationniste : c’est un camarade qui se trompe, qui suit la ligne droite quand le Parti fait un virage à gauche ou à droite.

Aujourd’hui, le discours managérial français baigne dans l’idéologie de l’excellence, et l’excellence client en particulier.

Cette idéologie a été propagée d’abord par Tom Peter dont les publications successives sont tout un programme : Le prix de l'excellence (1983), La passion del'excellence (1985) et Le chaos management.[10]

Dans le premier livre, il n’hésite pas écrire :

« Comme nous allons le voir, la nouvelle conception du management nous mène à un monde aussi ambigu et paradoxal que celui de la science. Mais nous pensons que ses principes sont plus utiles et, en fin de compte, plus pratiques. D'ailleurs, les meilleures entreprises savent, avant tout, manier le paradoxe. »

Deux universitaires français ont publié en 1991 un livre qui semblait une réponse à Tom Peter : Le coût de l’excellence[11].

Ils décrivent ainsi, dans leur chapitre consacré à « la mobilisation psychique », ce « système paradoxant : « La liberté, à IBM, c’est de choisir les types de contraintes auxquels on adhère librement. »

En France, ce type de management a été pratiqué avec enthousiasme à partir des années quatre-vingt dix, en particulier dans les entreprises issues du service public. Les premiers dégâts ont été rendus publics en 2009.

Le « discours » sur la relation clientest le type même de l’injonction paradoxale. Les conditions de réussite n’étant pas réunies par l’organisation (pour des raisons financières, budgétaires, de réduction des coûts et d’écoute), cette organisation fait peser sur les exécutants le poids de l’échec. La manipulation descend la ligne hiérarchique. La perversion du management et la perversité latente de certains managers se nourrissent mutuellement. Pour d’autres managers, celles et ceux que leur conscience travaille, les pratiques perverses et manipulatrices ne vont pas de soi. Ils le vivent plus ou moins mal. Ils vivent en réalité une nouvelle version, furieusement moderne voire post-moderne, du « malaise des cadres » qui faisait les titres des journaux dans les années soixante. Aussi, certains, les moins endurcis, succombent comme la piétaille au burn-out, au karochi et  à l’autodestruction

La police de la pensée

Le terme est emprunté au roman de Georges Orwell[12]. L’auteur s’était inspiré des régimes totalitaires qu’il avait sous les yeux siècle dernier, et dont il avait été un peu la victime en Espagne. Mais, dans une certaine mesure, son témoignage est aussi un livre d’anticipation.

Les partis totalitaires avaient leurs services de propagande et leurs commissaires politiques, ce qu’Orwell réunit sous le terme « police de la pensée ».

Les grandes entreprises contemporaines ont leurs services de communication et leurs directions métiers. Elles ont même recours à des intervenants externes, consultants, expert et formateurs qui viennent prodiguer leurs « conseils » aux managers, petits ou grands, et à la piétaille des exécutants.

On rétorquera que les partis totalitaires et les grandes entreprises n’ont pas les mêmes moyens de coercition ; et que celles-ci n’ont jamais organisé de camps de rééducation ou d’extermination.

Cette remarque est frappée au coin du bon sens. Les grandes entreprises se développent dans un univers démocratique où chaque salarié, fut-il sous-payé, est aussi un citoyen.

Mais l’observateur attentif aura noté au moins deux choses qui, elles aussi, tombent sous le sens.

D’une part, les grandes entreprises mondialisées sous-traitent une partie notable de leur production ou de leurs services. Dans ces usines délocalisées, le contrôle des ressources humaines est confié aux managers locaux et on sait quela Chine, par exemple, a une grande expérience en matière de propagande, de commissaires politiques et de centres de rééducation. Quant aux  « téléconseillers » délocalisés, s’ils se perçoivent comme une classe moyenne naissante, il leur faut renoncer à leurs prénoms pour s’appeler John ou Isabelle.

D’autre part, même dans les sociétés démocratiques, les grandes entreprises établissent des règlements intérieurs. Ces règlements sont quelque peu négociés avec les représentants du personnel, mais il est entendu que l’autorité doit rester à l’autorité patronale. Celle-ci est elle-même soumise aux exigences des actionnaires qui demandent un retour sur investissement. Des plans de rationalisation sont alors mis en œuvre. Ces plans deviennent parfois des plans sociaux. Et, quand les plans sociaux étaient difficilement envisageables en raison du statut des personnels,  il est arrivé que le zèle de certains managers pour parvenir à leurs objectifs malgré tout entraîne parmi les ressources humaines des phénomènes de burn-out, de karochi, d’autodestruction, déjà évoqués.

On oppose un peu légèrement le management autoritaire et le management participatif. Il est vrai que, dans son livre sur le Nouvel Etat Industriel[13], Galbraith père semblait opposer la contrainte et l’adhésion. Mais c’était pour sacrifier à l’air du temps. Il était un trop fin politique pour ignorer que la contrainte et l’adhésion sont deux moyens que tout pouvoir doit pouvoir utiliser à ses fins.

Mais il n’est pas que la police de la pensée pour manier la contrainte et l’adhésion. La police de la réalité la plus courante le fait depuis toujours. On le voit, dans la vie quotidienne comme dans les romans dits policiers, lorsque le suspect se trouve interrogé par deux inspecteurs dont l’un joue sur la contrainte (parfois physique) et l’autre sur la persuasion (le discours du donnant-donnant, du gagnant-gagnant).

Le déni de réalité

Le déni de réalité est, d’une part, la conséquence logique des ces trois pratiques et comportements. La langue bois, la manipulation, la police de la pensée n’ont en effet d’autre but que de travestir la réalité. Mais le déni de réalité devient une « science » à part entière quand une organisation s’y consacre tout entière.

Quand la parole ne suffit pas, que la foi faiblit et que la confiance règne sans vraiment gouverner, il reste les chiffres et la statistique. L’URSS vantait son décollage industriel et les statistiques permettaient d’établir des tableaux avec des courbes de croissance stupéfiantes. Le prolétariat russe était un temps stupéfié avant de se remettre à boire. Mais les impérialistes occidentaux se gaussaient de ces extravagances chiffrées. Et même dans les cellules des partis frères, il était de bon ton d’en sourire entre soi, bien qu’on les défendît publiquement, car il ne fallait pas désespérer Billancourt.

Aujourd’hui, les grandes entreprises mondialisées produisent des chiffres certifiés par des cabinets d’audit et des agences de notation. En interne, des contrôleurs de gestion et une armée d’experts balaient des tableaux excel et produisent des courbes et des camenberts. Des transparents sont présentés à la piétaille pour justifier des décisions déjà prises. Mais la foi dans les chiffres est-elle plus grande chez un contrôleur de gestion que chez un secrétaire du parti dans une usine en URSS ?

Finalement, tous ces balayeurs de tableau ne sont-ils pas de simples techniciens de surface qui ne vont jamais au fond des choses ?

D’ailleurs, on ne le leur demande pas. Chaque directeur d’entité demande à ses contrôleurs de produire des résultats conformes aux buts[14], des chiffres qui satisferont le niveau supérieur et, bien sûr, l’actionnaire (qui attend, comme chacun sait, un retour sur investissement, c’est bien naturel).

Quant à la satisfaction client, elle est affichée, évidemment, comme le but ultime, un peu comme naguère en URSS le Parti prétendait œuvrer au bonheur du prolétariat. Mais, de la même façon que le prolétariat était une fiction, une abstraction élaborée le Bureau Politique, le client est aujourd’hui une fiction, une abstraction élaborée par une direction du marketing. Ce client réel, c’est le salarié rentré chez lui, dérangé par un « téléprolétaire » qui veut lui placer des fenêtres «durables » ou des portails d’accès sur le village mondial ; ou le salarié, « contact-client » dans son entreprise, dérangé sans cesse par un fournisseur parce que ce sont les « process » et qu’on prétend le « cocooner ».

Conclusion provisoire.

La seule nouveauté dans le management, comme idéologie, c’est la façon dont Peter Drucker (un des rares gourous qui ait fait preuve d’un peu de sens historique) a présenté le travail « post-capitaliste ». Cet idéologue, comme bien d’autres, a tenté de réfuter l’idée de lutte des classes. Aussi, dans sa nouvelle société, il distingue les  « travailleurs de savoir » et les « travailleurs des services », et prêche évidemment leur collaboration.[15]

Cette idée est fondée sur une réalité : avec l’alphabétisation généralisée, la connaissance s’est répandue dans les sociétés avancées. Les « travailleurs de savoir », ce sont les ingénieurs et les directeurs (financiers, techniques, RH), mais aussi les gens comme Peter Drucker lui-même qui écrivent des livres, les « formateurs » et les « experts » qui les lisent et les citent dans leurs modules ; les managers de proximité qui en retiennent deux ou trois citations pour meubler leurs réunions d’équipe.

Quant aux « travailleurs des services », c’est l’armée des exécutants qui ont été parfois jusqu’à BAC plus 3 ou 4 pour arriver là et qui peuplent les plateaux de « téléconseillers » de vente, de « service client » ou d’après-vente. Nous venons d’en parler dans ces quelques pages.

L’idée de Peter Drucker, la collaboration harmonieuse parce que bien managée des «travailleurs de savoir » et des « travailleurs des services » a donc un pied dans une réalité : la « croissance » du niveau d’instruction moyen des ressources humaines au XX ème siècle. Mais elle a l’autre pied dans une illusion : la collaboration harmonieuse, « naturelle », du capital et du travail, l’idée du gagnant-gagnant.

Bien sûr, cette illusion est largement partagée. Et des commissaires politiques (experts, consultants, journalistes, politiciens) sont là pour la faire partager. Mais ce type d’illusion peut se perdre en période de crise. Avant que n’éclate et ne se développe la crise financière au début du siècle, une autre crise avait fait irruption et avait même été analysée, dès la fin du siècle dernier, par des sociologues et des médecins du travail : le malaise au travail[16].

La cause principale du malaise est évidemment la perversion des systèmes de « collaboration ».

Mais la perversion, pour prospérer, ne peut se suffire de la perversité de ses agents. Il lui faut aussi et surtout pouvoir compter sur l’état d’esprit de ses victimes, sur leur consentement à souffrir. Ce consentement peut être nommé servitude volontaire, soumission intégrée ou docilité « naturelle ».

Au terme de ces quelques pages qui ne contiennent, en somme, que des banalités de base, nous n’avons pas la prétention de provoquer un mouvement d’indignation spectaculaire. Nous serons satisfaits si quelques victimes consentantes envisagent seulement de résister un peu, de se montrer moins serviles, moins soumises, moins dociles. Et si quelque commissaire politique, prêchant à des ressources humaines la dernière ineptie perverse dont il chargé de faire la publicité, trouve dans l’assistance quelques visages épanouis et ironiques qui lui font un peu honte.

Nous n’avions, en effet, d’autre but, comme d’habitude, que de rendre la honte plus honteuse encore en la livrant à une certaine publicité. Et, comme d’habitude, nous invitons celles et ceux qui partagent nos thèses à les diffuser ; les autres, à les réfuter.


[1]La ressource humaine, Samuel Pisar (1983)

[2] Inspiré par Douglas Murray McGregor (1906-1964), l’auteur des théorie X et Y

[3] François Boneu, Françoise Fettu, Luc Marmonier, Piloter le changement managérial, p 20, Editions Liaisons 1992

[4] Cette formule est empruntée à un film de Jean Pierre Mocky : Divine enfant. Mais peut-être a-t-il trouvé dans la réalité un orphelinat ayant osé afficher une telle enseigne sur sa grille ?

[5] « Tout va très bien, madame la marquise ». Le but recherché d’ailleurs est-il de rechercher un synonyme pour faire sexy ou une de ces figures d’atténuation que sont la litote (exprimer un sentiment puissant sous une forme atténuée. "Va, je ne te hais point !) ou l’euphémisme (: adoucir des vérités cruelles ou déplaisantes. Exemple : "Il nous a quitté (pour il est mort), ou le conflit en Irak (pour la guerre en Irak), voire une figures par substitution comme la périphrase (remplace un mot par une expression de sens équivalent. Exemple : "le manoir liquide" chezLa Fontaine, pour la mer).

[6] Pierre-Antoine GARCIA le vendredi 4 juin 2010 : http://acqualin.blog.nordjob.com/index.php/post/2010/06/04/Le-client-est-roi,-d%E2%80%99accord-mais-on-l%E2%80%99%C3%A9duque-

[7] Kostas Papaioannou : L’idéologie froide (1967)

[8] “Le stalinisme fut le règne de la terreur dans la classe bureaucratique elle-même. Le terrorisme qui fonde le pouvoir de cette classe doit frapper aussi cette classe, car elle ne possède aucune garantie juridique, aucune existence reconnue en tant que classe propriétaire, qu'elle pourrait étendre à chacun de ses membres. » Guy Debord, La société du spectacle (1967).

[9] Voir page 7 les titres de Tom Peter et la réponse de Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac

[10] In Search of excellence (1982) ; A passion for Excellence (1985) ; Thriving on Chaos (1987).

[11] Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac.

[12] 1984, paru en 1948

[13] The new industrial State (1967) Une étude, non pas sur le passé récent de l’URSS, mais l’actualité d’alors des USA.

[14] Parfois les buts affichés ne sont pas les buts réels. Par exemple, pour fermer une unité de production afin d’en délocaliser l’activité, il faut produire de « mauvais chiffres » qui ne seront pas conformes, évidemment, aux buts affichés en comité d’entreprise. C’est cela, le management durable au service de l’actionnaire.

[15] Au-delà du capitalisme (Post-capitalist Society) paru en 1993

[16]:Souffrance en France de Christophe DESJOURS  et Le harcèlement moral de Marie France HIRIGOYEN, tous deux publiés en 1998.

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