JULES NENON

Abonné·e de Mediapart

5 Billets

0 Édition

Billet de blog 31 août 2014

JULES NENON

Abonné·e de Mediapart

L’invraisemblable basculement pro-Assad de François Bayrou

JULES NENON

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La vie politique française nous offre des exemples récurrents de tête-à-queue spectaculaires qui sont autant de sources de perte de confiance de la part de nos concitoyens dans la parole de leurs élites politiques. Ils sont souvent le fait d’hommes et de femmes qui, basculant d’une situation d’opposant à celle de gouvernant, infléchissent sensiblement leurs postures intransigeantes de la veille. Il est plus rare qu’un homme ou une femme politique change radicalement d’analyse en l’espace de 2-3 ans alors qu’il a conservé pendant cette période sa (confortable) position d’opposant. L’évolution de la position de François Bayrou sur le conflit syrien constitue à cet égard un cas d’école intéressant qui mérite d’être analysé.

En juillet 2011, 4 mois après le début de la révolution syrienne, se tenait à Paris à l’invitation de Bernard-Henry Lévy une vaste soirée « SOS Syrie » à laquelle était invité François Bayrou. Ne pouvant y assister, il avait fait parvenir pour cet événement une vidéo[1] dans laquelle il qualifie le soulèvement syrien débuté à Deraa « d’aspiration à la liberté, à la justice et à la démocratie ». Il y dénonce la répression orchestré par un « pouvoir dictatorial, tortionnaire, tyrannique et meurtrier » et rappelle que sa vision du régime syrien ne date pas d’hier et qu’il avait dénoncé à l’été 2008 la compromission du gouvernement français qui avait choisi « d’honorer la Révolution Française devant un homme qui est un dictateur et un tortionnaire ». Ce discours de François Bayrou en juillet 2011 était d’ailleurs en cohérence avec le soutien qu’il avait apporté à la participation française à l’intervention militaire en Libye pour interrompre l’assaut des troupes du colonel Kadhafi sur Benghazi.

 En février 2012, alors que la révolution syrienne est entrée dans une phase de militarisation progressive et que le régime de Bashar al-Assad se livre à des bombardements violents sur le quartier de Bab Amr à Homs, François Bayrou publie un communiqué suite au décès des journalistes Marie Colvin et Rémi Ochlik. Il y « condamne fermement le mépris du pouvoir syrien à l'égard des libertés les plus élémentaires ». « De toute évidence, ajoute-t-il, ce régime vacillant souhaite continuer à massacrer dans l'ombre. Plus que jamais, il nous faut défendre les contre-pouvoirs essentiels à la survie des démocraties », avant d’appeler l’UE à « poursuivre ses efforts en direction de la Russie et de la Chine qui bloquent le projet de résolution de Conseil de Sécurité ». En l’espace dehuit mois et, nonobstant la militarisation du conflit, c’est manifestement la constance qui prévaut dans l’analyse de François Bayrou tant sur la nature du régime que sur la nécessité d’une action internationale (dans le cadre de l’ONU) pour mettre un terme aux exactions commises contre le peuple syrien.

En mars 2013, alors que le conflit a déjà fait selon l’ONU plus de 80.000 morts et que la survie du régime est déjà très largement dépendante du soutien militaire russo-iranien, des bataillons du Hezbollah et des brigades chiites irakiennes, le président Hollande fait part de son intention d’autoriser les livraisons d’armes aux rebelles syriens.

François Bayrou se prononce alors contre de telles livraison d’armes en arguant (i) du risque de surenchère dans la livraison d’armes entre l’Occident d’une part et la Russie et l’Iran d’autre part et (ii) des incertitudes sur les destinataires finaux de ces livraisons d’armes dans un contexte d’éclatement de l’opposition syrienne (« Il y a des gens très bien dans l’opposition syrienne, mais il y a aussi des fondamentalistes ».) Le premier argument confine à un pacifisme un peu béat qui n’est pas sans rappeler la position des démocraties européennes pendant la guerre d’Espagne. Le second est, dans son principe, plus audible à la lumière du précédent libyen et de l’émergence en Syrie de mouvements djihadistes : il conduira d’ailleurs le Président Hollande à rétropédaler partiellement le 28 mars 2013 en affirmant que « il n’y aura pas de livraison d’armes tant que l’opposition ne contrôlera pas la situation ». La remarque de François Bayrou traduit néanmoins un début d’inflexion dans le regard qu’il porte sur la Révolution syrienne.

Mais l’indice le plus marquant du basculement de la position de François Bayrou sur le dossier syrien intervient en août 2013, lorsqu’après les bombardements chimiques sur la Ghouta et alors que le gouvernement français est en pointe dans la préparation de frappes militaires en Syrie, François Bayrou envoie une lettre ouverte au Président de la République et intervient massivement dans les médias pour s’opposer à cette ingérence occidentale dans la guerre civile syrienne. Il est intéressant de se pencher sur les arguments employés alors par François Bayrou :

  • Une telle intervention s’effectuerait sans mandat des Nations Unies. La France perd tout crédit pour s’opposer ainsi à des actions unilatérales de la part de tel ou tel autre pays.
  • La responsabilité du bombardement chimique est incertaine : « J’ai la preuve qu’il n’y a pas de preuves » affirmera-t-il dans de nombreux médias.
  • C’est une opération qui vise à « mettre à genoux un régime (à bien des égards, détestable) et donner la victoire à ses adversaires [qui sont] des forces fondamentalistes engagés dans une entreprise globale d’instauration de l’islamisme politique. »
  • Les victimes de cette intervention seront « les communautés minoritaires en Syrie, chiites et chrétiens d’Orient » et « le Liban dans l’existence et l’équilibre duquel nous avons une responsabilité historique et où des forces françaises sont engagées – et exposées – dans le cadre de la Finul ».

Admettons que les deux premiers arguments soient imputables à une vision idéalisée des relations internationales et à un légitime souci de prudence à chaud par rapport au risque de manipulation. Mais les troisième et quatrième arguments sont porteurs d’inflexions sémantiques colossales :

  • Le régime « dictatorial, tortionnaire, tyrannique et meurtrier » de Bashar al-Assad n’est plus que « à bien des égards détestable », ce qui revient à une formidable banalisation des exactions commises par le régime, au moment-même où celles-ci atteignent un point paroxystique avec le gazage des populations de la Ghouta.
  • Loin d’aspirer à la démocratie, à la justice et à liberté, les rebelles syriens sont devenus les agents d’une entreprise globale d’instauration de l’islamisme politique !
  • La question principale n’est plus celle de savoir si « un chef d’état écrase son peuple », si « l’horreur continue de se déployer en Syrie ». Non, l’argument-massue qui doit s’imposer au gouvernement français réside dans l’analyse du risque que ferait courir aux minorités chiites et chrétiennes de Syrie la chute du régime assadien.

 On ne peut alors que noter l’étroite convergence entre les arguments déployés par l’ancien candidat Modem à l’élection présidentielle et ceux mis en avant à la même époque par le régime syrien et ses alliés.

Et il est vrai que François Bayrou a manifestement développé certaines affinités avec d’ardents défenseurs du régime assadien. On le découvre notamment lors de l’interview[2] donnée à un jeune « journaliste » franco-libanais[3] de la chaîne pro-Assad Sama TV, le 21 décembre 2013. François Bayrou, qui est l’un des trois seuls hommes politiques français (avec Marine Le Pen et Alain Marsaud) à avoir consenti une interview à cette chaîne, y explique notamment que « les événements de Syrie sont des événements qui ne constituent pas ou qui ne ressemblent pas exactement à ce qui s’est passé dans d’autres pays arabes et que l’on a appelé le Printemps Arabe ». Il qualifie l’opposition syrienne d’opposition « entre guillemets syrienne », avant de nuancer son propos en indiquant qu’il y a selon lui « plusieurs oppositions syriennes ». Enfin, il rappelle qu’il a reçu le patriarche syriaque et que « le sort des Chrétiens est pour nous tous un motif d’inquiétude profond ».

Le 24 août 2014, nous avons donc assisté au micro de RTL à l’ultime expression de cette lente dérive pro-Assad de François Bayrou. En réponse à une interpellation d’Eric Revel qui lui rappelait que « le régime de Bashar al-Assad en Syrie fait prospérer et nourrit l’Etat Islamique », François Bayrou a eu cette réponse aussi improbable qu’accablante : « Je discute avec beaucoup d’experts, je connais beaucoup de responsables, notamment spirituels des chrétiens d’Orient ou d’autres minorités et notamment des minorités musulmanes qui se sentent menacées par la prolifération de cette barbarie, il n’y en a pas un seul pour défendre la thèse que vous articulez. ». Avant d’ajouter comme un message annonciateur des offres de service « anti-terroriste » du Ministre des Affaires Etrangères syrien, Walid Mouallem, à la communauté internationale : « Tous pensent que Bashar al-Assad, ce n’est pas formidable, ce n’est pas recommandable mais que démolir les dernières choses qui tiennent, c’est donner toutes latitudes aux pires dérives dans cette région ».

 * * * * *

Confronté à ce tête-à-queue politique et à l’énoncé de telles contre-vérités, on est d’abord tenté d’inviter François Bayrou à consulter divers politologues, islamologues ou spécialistes des relations internationales. On s’imagine lui souffler à l’oreille quelques noms d’experts éminents comme François Burgat, Jean-Pierre Filiu ou Ziad Majed, ou simplement celui de son nouveau champion pour l’élection de 2017 et ancien ministre des Affaires Etrangères, Alain Juppé !

Mais la vraie question est de comprendre ce qui a motivé ce renversement radical d’analyse. François Bayrou l’imputerait probablement à l’évolution de la situation sur le terrain en Syrie ainsi qu’au retour d’expérience libyen. Mais manifestement, ces éléments n’ont conduit ni François Hollande, ni Nicolas Sarkozy, ni Laurent Fabius, ni Alain Juppé à effectuer une telle volte-face. En dépit de l’alternance politique et de l’affaiblissement militaire des rebelles modérés, la position diplomatique française est restée constante ; elle trouve notamment sa traduction dans l’affirmation récente de Laurent Fabius : « On ne peut pas seulement proposer aux populations le choix entre la dictature et le terrorisme. » Un homme politique comme François Bayrou qui a placé ses campagnes présidentielles successives sous la bannière de l’humanisme, érigé en « projet de société » ne devrait qu’adhérer à une telle ligne diplomatique. Comment le chantre de l’humanisme en politique a-t-il pu tomber si bas qu’il en vient à privilégier le maintien au pouvoir d’un régime qui bombarde ses civils avec des barils de TNT, gaze ses populations et met en place une véritable industrie du meurtre de masse (dossier César) qui n’est pas sans rappeler les crimes nazis ? Nous en sommes naturellement réduits à des hypothèses et en esquissons une ci-après (elle n’est pas exclusive d’autres pistes).

François Bayrou est un chrétien assumé, ayant développé des liens intenses avec les communautés chrétiennes d’Orient. Il est aujourd’hui l’homme politique français le plus en pointe dans la médiatisation de la cause des Chrétiens d’Orient, menacés par les avancées et la barbarie de l’Etat Islamique. C’est une cause légitime pour laquelle son engagement ne saurait être critiqué. Mais cette sensibilité l’a manifestement conduit à porter une attention exclusive et sans nuance à la vision du conflit syrien portée par les responsables religieux de cette communauté. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les premiers indices publics d’un basculement de la position de François Bayrou remontent au mois de mars 2013, concomitamment à la visite en France de Mgr Ignace Joseph III Younan, patriarche des syriaques-catholiques et de Mgr Elias Tabé, archevêque de Damas. Ces leaders religieux syriens étaient des alliés fidèles du régime assadien avant le début de la Révolution syrienne et le sont restés au cours des 3 années de conflit. Ainsi, Mgr Ignace Joseph III Younan affirmait-il dès le début de la Révolution que « le Printemps Arabe aboutirait au chaos et à la guerre civile ». Il réaffirmait le 10/08/2014 « son soutien au rôle efficace joué par les armées syrienne et libanaise dans l’affrontement des groupes terroristes armés et la préservation de la sécurité et de la stabilité ».

Lors de sa campagne de 2012, François Bayrou, revendiquant sa foi, demandait à ne pas être considéré au travers d’une étiquette confessionnelle. Ce refus de tout essentialisme est l’uin des piliers de notre République et nous devons constamment le brandir en étendard, mais cela impose à chacun d’entre nous (et particulièrement aux hommes et aux femmes qui aspirent à diriger ce pays) des devoirs : le premier d’entre-eux est de demeurer capable de porter un regard critique sur les opinions émises par celles et ceux issus de sa propre communauté familiale, professionnelle, religieuse ou ethnique. Hélas, le cheminement politique de François Bayrou sur le conflit syrien semble s’apparenter à la lente dérive d’un homme dont les convictions chrétiennes – hautement respectables – l’ont rendu perméable à des influences politiques émanant de leaders religieux ayant de longue date pactisé avec un dictateur sanguinaire et criminel. C’est un triste parcours que celui d’un homme dont l’aveuglement communautaire semble l’avoir conduit à oublier que l’humanisme est avant tout un universalisme et que la légitime défense de communautés minoritaires ne justifiera jamais l’assassinat aveugle de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants (issus d’ailleurs de toutes les communautés).

A titre de post-scriptum, il nous semble que le parcours de François Bayrou est probablement révélateur d’un phénomène plus large : le travail de lobbying pro-Assad mené en Europe et en Amérique par les églises chrétiennes d’Orient. A l’image de François Bayrou, il ne serait guère surprenant d’observer dans les semaines et les mois qui viennent de nombreux responsables politiques liés aux mouvements chrétiens (on pense notamment aux relais politiques de la Manif pour Tous à l’UMP et à l’UDI) devenir les porte-paroles officieux de Bashar al-Assad en France et les partisans de la réintégration de son régime dans le concert des nations.


[1] Cette vidéo est disponible au lien suivant : http://reunion.orange.fr/loisirs/videos-reunion/actu-et-politique/sos-syrie-intervention-de-francois-bayrou-la-regle-du-jeu.html.

[2] Interview accessible par le lien suivant : http://www.cercledesvolontaires.fr/2013/12/21/syrie-proche-orient-interview-de-francois-bayrou-pour-la-chaine-sama-channel/

[3] Et par ailleurs membre d’une liste UDI aux élections municipales 2014 à Vierzon

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.