Lawfare : le droit comme continuation de la guerre par d’autres moyens ?
Que ce soit au Brésil ou en France, plusieurs opposants politiques accusent désormais les autorités en place de recourir au lawfare à leur encontre, de se servir de la justice pour les faire taire. Une telle accusation, fondée ou non, vise à persuader, sans nécessairement convaincre, en s’adressant à l’opinion par-delà le prétoire. Les personnalités en cause cherchent moins à contester les faits qui leur sont reprochés, ou la responsabilité qui pourrait être la leur, qu’à disqualifier les procédures judiciaires engagées à leur encontre. C’est finalement ripoliner la traditionnelle défense de rupture que les avocats Marcel Willard puis Jacques Vergès avaient popularisée. Il n’empêche, recourir à l’expression lawfare peut sembler inapproprié. Ce néologisme anglais, issu de la contraction entre law (droit, loi) et warfare (guerre, combat), renvoie en effet d’abord à la scène internationale, à un théâtre où le recours aux normes, instruments et procédures créés relève presque par essence du pouvoir et de décisions politiques. Les positions étatiques à l’égard du droit international sont toujours le produit de calculs, de stratégies comme l’avait déjà si bien montré Guy de Lacharrière dans son essai sur la politique juridique extérieure.
Le lawfare vise d’ailleurs plus précisément ce jeu du droit et de la politique dans les affaires stratégiques et militaires. L’affaire n’est pas nouvelle. Depuis que l'on pratique et pense la guerre, on admet que la victoire ne dépend pas seulement des succès de l'armée mais aussi sinon surtout du soutien du peuple aux opérations engagées. Aron parlait ainsi du poids des « forces morales » dans certaines situations. Clausewitz évoquait aussi la possibilité que le centre de gravité, de puissance et de mouvement d'un Etat, celui « dont tout le reste dépend », puisse être atteint par un choc au sein de la société. Et c’était déjà le sens même des guerres révolutionnaires que de politiser un conflit en situation d’asymétrie afin de contourner le champ de bataille et d’agir sur l’opinion publique. Dans ces conditions, nulle révolution dans le recours au droit comme arme de propagande, comme mesure de référence pour opposer la barbarie de l'adversaire aux mérites de ses propres troupes, pour légitimer ses buts de guerre et déprécier ceux de l'ennemi.
Simplement, le lawfare prend une dimension plus centrale aujourd'hui par la réunion d’au moins trois phénomènes : la judiciarisation des relations internationales, la démocratisation des régimes politiques, et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. De plus en plus de domaines de l'action étatique extérieure sont désormais saisis par le droit, « normalisés ». La responsabilité de l’Etat ou de ses ressortissants peut même parfois être engagée devant des juridictions internationales pour un manquement à des régimes qui gouvernent ses opérations extérieures (droit humanitaire mais aussi droit de l'homme ou droit du recours à la force). Et les citoyens d’une démocratie, habitués au règlement pacifique de leurs différends et au déclin de la violence, désormais plus facilement et librement informés des opérations menées par leur gouvernement, peuvent alors faire pression pour que toute action extérieure s’inscrive dans le jus ad bellum ou le jus in bello promus. Il est alors tentant pour les acteurs non démocratiques de compenser une éventuelle infériorité sur le font militaire par une supériorité dans la résistance au front judiciaire - et politique. On entend ainsi frapper le talon d'Achille des démocraties interventionnistes: la réticence de leurs opinions publiques aux guerres longues, sales et lointaines.
Précisément, recourir au lawfare – en tout cas tel que défini initialement par son inventeur contemporain, le Général américain Charles Dunlap, c’est exploiter les valeurs de l’adversaire dans le cadre d’un conflit armé. C’est, par exemple, se protéger des frappes des Etats en cause par une sorte d’abus des règles du droit humanitaire (recours aux boucliers humains, dissimulation dans des écoles, des hôpitaux, etc.), c’est également exploiter les violations réelles ou alléguées à leurs obligations juridiques en alertant médias, ONG et juridictions compétentes (comme la Cour pénale internationale).
Après, en l'absence de définition qui fasse autorité, il n’est pas interdit bien sûr d’avoir une vision plus large de ce que recouvre le lawfare, de qualifier ainsi la volonté de toute partie à un conflit de se servir du droit international à des fins stratégiques, d’invoquer la violation d’une norme opposable à un adversaire moins pour obtenir réparation que pour fragiliser un discours et renforcer ainsi sa propre position dans une situation de tensions. Par exemple, serait alors du lawfare la mobilisation par un Etat belligérant d’instruments juridiques auxquels il est partie et qui pourraient permettre d’amener un pair devant le juge – alors que le différend ne porte par réellement sur l’application ou l’interprétation de ces accords. Des manquements à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discriminations raciales ont ainsi été opportunément invoqués par la Géorgie contre la Russie à la faveur du conflit de 2008. Il en va de même pour l’Iran à l’égard des Etats-Unis avec le récent recours au Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955. Mais il n’en demeure pas moins que le concept de lawfare renvoie aux moyens employés par des acteurs des relations internationales dans le cadre d’une guerre ou d’une compétition de puissance dans un système qui reste principalement « anarchique ». Dans ces conditions, le concept déjà élastique de lawfare ne devrait donc pas, sous peine d’être définitivement vidé de tout sens, être employé pour dénoncer toute prétendue ingérence du politique dans la fabrique de la règle et l’exercice de la justice nationale dans le cadre d’Etats démocratiques.
Julian Fernandez, Pr. à l’Université Paris 2, Directeur du Centre Thucydide