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Billet de blog 6 mars 2022

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Pourquoi le choix russe d'un conflit maintenant ?

Je trouve que dans les différentes analyses données du conflit en Ukraine dans les médias, il y a peu de tentatives de rechercher pourquoi est-ce que cela se produit juste maintenant, à un moment donné particulier.

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Il pourrait être intéressant de souligner que c'est après une pandémie sanitaire mondiale de deux ans, aux conséquences économiques dévastatrices, et au moment où elle prend fin - ou tout du moins où sa fin semble approcher. Tous les problèmes mis de côté et accumulés pendant la crise sanitaire ne ressurgissent-ils pas une fois que celle-ci s'étiole, où sa fin visiblement approche ?

 Concernant l'explication de pourquoi le dirigeant de la Russie choisit de déclencher un conflit ayant de violente répercussion maintenant, il serait intéressant, non seulement de s'intéresser à sa psychologie propre (mais bon les explications sur un prétendu problème mental ou une absence de rationnalité sont un peu courte, voire facile, et n'expliquent pas grand chose in fine: ce n'est pas suffisant), mais aussi de décrire exactement la Russie niveau économique et social juste avant le début du conflit, et la situation des forces en présence, des différents groupes d'intérêt qui y cohabitent.

Il serait aussi intéressant de considérer le contexte international dans lequel s'insère au jour d'aujourd'hui la Russie, et où en sont ses principaux interlocuteurs. Poutine en tient forcément compte, agit en fonction.

L'économie n'est plus centrale dans la décision: il sort du type de relations qu'elle fixe avec l'Occident

J'ai lu qu'il s'était isolé pendant ces deux années de crise sanitaire, et n'était désormais quasi uniquement en contact direct qu'avec des interlocuteurs russes des secteurs militaires ou des services de renseignement, et plus avec ceux du monde économique. Son choix de guerre en Ukraine fait justement fi des problèmes économiques.

Son pays n'est pas forcément sorti le plus en difficulté économiquement de ces deux ans de Covid. Il a de grosses réserves financières de disponibles. Mais il a à faire face à une inflation qui s'installe, le durcissement des politiques monétaires des pays développés peut créer un problème de flux de capitaux vers les pays émergents comme lui, et il n'a pas de capacités structurelles, un type de structuration économique pouvant permettre d'évoluer et de résister aux difficultés.

Or les pays développés eux ont de gros problèmes économiques, ils ont beaucoup dépensé pour faire face à la crise sanitaire, pour sauvegarder un maximum de vies chez eux, leur dette a grandement augmenté, et donc ils vont devoir s'attaquer à ces problèmes une fois que le risque Covid s'amenuise. C'est justement ce qui se profilait avant le conflit ukrainien. Peut-être que du point de vu Russe on s'attend à des mesures économiques de l'Occident, qui voudrait retrouver des marges financières, et qu'on ne se sent pas d'y faire face en participant à une économie libérale. Peut-être sent-on en Russie qu'inévitablement l'Occident, vu ses gros problèmes économiques, et vu son état d'esprit, son besoin de confort (d'autant plus chez les populations âgées, avec ce que représente le Président américain actuel), et une attitude prédatrice souvent -il faut bien l'avouer-, va prendre des mesures qui ne seront pas favorables en Russie.

Un choix de sortir de l'économie libérale ?

N'est-ce pas en raison d'une sensation qu'en participant à l'économie libérale, vu la grosse crise qui s'y annonce, on n'y sera pas du tout en bonne position, qu'il est choisi de ne plus tenir compte du tout de ce que veulent les partenaires économiques russes, et qu'ils sont mis de côté par le pouvoir? Avec le choix d'agir dans un autre secteur, celui du conflit militaire, en envoyant ballader des problèmes insolubles de toute façon, en ne tenant plus compte des risques économiques, et donc quel que soit les sanctions économiques?

C'est peut-être un choix de sortir finalement d'un système économique libéral dont on peut ressentir en Russie qu'on ne sortira pas vainqueur à la fin, et qu'il aménera à perdre complétement son identité, fera courir à sa perte, réduira encore son indépendance?

Je rappelle que la participation au système économique libéral en Russie n'est pas si vieux que ça. Il n'a qu'un peu plus de 30 ans. Et des hommes comme Poutine ne sont pas nés, n'ont pas grandi et ne se sont pas formés dans le cadre de ce système. Ils ne considèrent pas forcément qu'il est inévitable, qu'on ne peut vivre qu'en son sein, comme on peut avoir tendance à le penser en Occident. Donc vu de la Russie, sortir du système économique libéral peut représenter une option valable comme une autre, et qui est peut-être faite aujourd'hui.

La cohérence tactique

Face à un Occident régenté par une population vieillissante qui semble avoir des envies infinies, quel que soit les conséquences pour les autres, cela peut sembler hasardeux de se confronter sur le plan économique si ce n'est pas son terrain favori à soi. On pourrait dire qu'en échangeant avec des gens à l'appétit insatiable, avec des "camés de la consommation", on risquerait toujours de se faire phagocyter...

En revanche cette population vieillissante peut sembler moins vaillante niveau force physique. Et au niveau cohésion sociale des sociétés occidentales, la crise sanitaire, avec la priorité donnée aux problèmes d'une partie en fait restreinte de la population, peut avoir augmenter les fissures existantes (on le mesurera lors des prochaines élections en France, mais déjà le vote extrême, de colère, est prévu comme à un niveau jamais vu auparavant). Quelle envie de se battre dans une société peu soudée ? D'autant plus qu'il y a de fortes critiques dans ces sociétés par rapport aux plus anciens ayant généré la crise climatique, et la laissant en héritage aux plus jeunes. Y aura-t-il une profonde motivation pour défendre le système libéral, et les autres membres de sa société peu solidaires ?

Dans ce cadre, faire le choix de ne plus s'opposer à l'Occident sur le terrain économique, mais sur celui de l'affrontement direct, armé, peut être cohérent tactiquement.

Je me permet aussi de rappeler que le système économique libéral produit des problèmes qui sont effectivement insolubles, comme le réchauffement climatique ou le délitement social causé par une montée de l'individualisme. Il ne conduit pas à un modèle de société et de développement durables. Et aujourd'hui de plus en plus les conséquences se dressent devant nous: réchauffement climatique qui va amener des bouleversements environnementaux majeurs dans les décennies à venir; changements de la structuration sociale et sociétés vieillissantes dont le renouvelement et donc la pérénité ne sont plus assurés. Donc remettre en cause ce système et vouloir en sortir n'est pas en soi irrationnel. Souvenons-nous en.

L'impact de la situation de la Chine, et de sa difficulté à sortir de sa stratégie"zéro Covid"?

Dans les interlocuteurs majeurs de la Russie pouvant avoir une influence sur son action, il y a aussi, à l'opposé de l'Occident, la Chine. Celle-ci est aussi dans une situation très délicate aujourd'hui du fait du Covid. Elle, elle n'est pas sur le point d'en sortir, parce qu'elle a choisi une stratégie zéro Covid. Elle est face à un très gros problème parce qu'il faudra bien qu'un jour ou l'autre elle sorte de son isolement, mais c'est très difficile de savoir comment faire. Sa population n'est pas majoritairement vaccinée. Ouvrir les portes, diminuer les mesures de distanciation sociale, d'isolement, c'est le risque que l'épidémie s'y répande comme une traînée de poudre, et déclenche un nombre très très important de décès. Avec un risque de déstabilisation sociale majeur.

Or aujourd'hui il y a un variant très transmissible, Omicron, qui frappe à sa porte, via Hong-Kong. S'y répand le variant; on essaye de le contenir, un peu comme on essayerait d'empêcher la marée montante avec un balai-raclette, dit-on là-bas. Les gens sont confinés de force, dans des conditions terribles. C'est très tendu. Si cela se répand à toute la Chine, cela va aussi être très très tendu, et la société, son fonctionnement, va tanguer.

L'intervention militaire en Ukraine intervient alors que la façon dont cela allait se finir en Chine commençait à être prévisible, pointait son nez. Une façon d'attirer l'attention ailleurs par rapport à ce qui s'y passerait, avec un arrangement entre amis/alliés, entre Chine et Russie?

Ou alors la Russie, via son dirigeant, s'est dit que ce qui allait se passer en Chine allait bousculer complétement les choix de participer à une économie libérale, et que donc il était pertinent d'anticiper et d'en sortir dès maintenant? En effet, si la Chine a choisit la stratégie zéro Covid, n'est-ce pas du fait d'un choix de société où le confort est privilégié, le zéro risque pour les individus étant corrélatif à une société au fonctionnement économique libéral, basé sur l'action de consommateurs individuels? La Russie a-t-elle anticipé que cela n'allait plus être tenable, aussi pour la Chine, à brève échéance, ou tout du moins de façon moins forte? Ou a-t-elle anticipé que celle-ci aussi allait avoir besoin de conflits extérieurs pour qu'on ne pense plus à des problèmes majeurs en son sein, à des tensions sociales internes fortes, et l'a-t-elle précédée?

Tant de précautionisme durant deux ans, balayé d'un revers de main

Autre aspect sur lequel je trouve qu'on ne se penche pas assez aujourd'hui dans les médias, c'est le fait que cette guerre au sortir de la pandémie nous met en face de choix, un positionnement par rapport au risque qui sont complétement inverses à ceux faits depuis deux ans. C'est comme s'il y avait un ré équilibrage.

Pendant deux ans on a fait le choix d'éviter tous les risques, celui de la mort notamment, de les réduire au maximum par des mesures sanitaires drastiques. Aujourd'hui, avec la guerre, on se retrouve dans une attitude face à la vie humaine et à la mort qui en est l'exact opposé. Avec la guerre il y a moult risques de pris, des morts réels en quantité désormais. A une stratégie où tous les risques voulaient être évités, à outrance peut-être, en mettant de côté sans doute beaucoup de problèmes, en poussant leur résolution à plus tard et en se voilant sans doute la face (un peu d'ailleurs comme, sur le plus long terme, la civilisation matérielle, de consommation donne un confort sur le moment mais nourrit une crise environnementale et climatique génératrice de beaucoup plus de problèmes sur le très long terme, et donc conduit à une impasse), succède directement un état inverse, où tous les risques sont pris.

Est-ce un retour de balance, tout ce qui était sous le tapis, non résolu, qui resurgit, un ré équilibrage par rapport à une attitude, des politiques durant la crise sanitaire pas viables sur le long terme?

Les réelles priorités, pour l'avenir

Si on regarde les mesures prises pendant la crise sanitaire, elles paraissent disproportionnées par rapport aux risques qu'il y avait alors, aux vies qu'elles ont permis de sauvegarder, si on compare avec les risques que fait courir une guerre comme celle d'aujourd'hui, ou au risque nucléaire dont on commence à parler. Et encore plus si on compare aux risques climatiques, qui eux ne sont même pas des risques mais des certitudes.

Je pense qu'il faudrait plus voir les choses à l'avenir, et prendre des décisions à l'aune de vrais dangers: ceux qui sont civilisationnels et n'ont pas ceux qui concernent une partie restreinte de la population. Reconsidérer les choses et les priorités, les remettre en perspective en regard d'enjeux de long terme, permettrait de redonner du sens à nos actions et à nos efforts.

Peut-être faudrait-il s'attaquer de façon plus résolue aux problèmes de nos sociétés occidentales, qu'ils soient de cohésion sociale, de durabilité du système économique, de vaillance physique ou bien d'impact sur l'environnement, afin de pouvoir défendre et légitimement revendiquer notre place niveau mondial?

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